C’est une communauté qui défend une méthode au nom étrange : la zététique. Partisan·es d’un mouvement néorationaliste qui prend depuis les années 2010 une place grandissante dans la vulgarisation scientifique en ligne (lire l’encadré ci-dessous), les zététicien·nes se veulent aujourd’hui les chevalier·es zélé·es de la lutte contre la désinformation et les mauvais usages de la raison.
En avril 2022, à l’occasion du festival toulousain des Rencontres de l’esprit critique (REC), les dissensions éclatent de manière particulièrement vive : le type d’« humour » pratiqué lors de cet événement annuel, rendez-vous incontournable pour la zététique autant que manifestation destinée à un public familial, est révélateur des dérives du mouvement.
Parmi les invité·es de l’édition figurent plusieurs de ses youtubeurs les plus populaires, comme La tronche en biais (également connu sous le délicat acronyme « La TeB »), Hygiène mentale, Penseur sauvage ou Mr Sam, suivis par des centaines de milliers de personnes – ou des dizaines de milliers, pour les plus petites chaînes. Mais ce sont deux spectacles imaginés par une autre figure du milieu, Clément Freze, qui cristallisent les critiques. Un quiz, d’abord, où les participant·es se voient distribuer, sur le mode du second degré et sous couvert de dénoncer le racisme, un mug avec la tête d’Hitler et un autre indiquant « Je ne suis pas raciste, mon café est noir ». Le lendemain, au cours de la cérémonie des Richard (nommée en référence à Richard Boutry, ancien journaliste très suivi dans les sphères complotistes) sont décernés les prix des plus grandes désinformations de l’année. La remise des prix est rythmée par une prestation scénique de Clément Freze constituée de saillies sur les Juifs, et par une autre, du youtubeur Arnaud Thiry, plus connu sous le pseudonyme d’Astronogeek (950 000 abonné·es), qui dénonce à l’envi la « cancel culture » et le « wokisme » et qui a tenu en 2020 des propos typiques de la culture du viol2Sur Twitter, il avait déclaré qu’il lui arrivait régulièrement de « faire l’amour à [s]a moitié » dans son sommeil, en ajoutant : « Paraît que c’est du viol et je m’en bats les couilles. ».
Ce soir-là, il apparaît grimé en patient, d’abord contraint par une camisole – pour symboliser la prétendue censure dont il ferait l’objet –, puis sédaté ; il revient perturber la cérémonie à chaque occurrence du mot « Twitter », provoquant l’hilarité générale. Malgré l’indignation de nombreux internautes sur le caractère psychophobe, antisémite et raciste de ce type d’humour, les têtes d’affiche de ce raout du milieu de la zététique sur YouTube campent sur leurs positions : La TeB salue l’« ambiance “geek” bienveillante » des Rencontres, tandis qu’un autre vidéaste, Penseur sauvage, dénonce un « état d’esprit totalitaire » parmi les personnes ayant dénoncé les blagues. Seul le youtubeur Hygiène mentale déclare que celles sur « les Juifs qui aiment l’argent » l’ont mis « mal à l’aise », et déplore « les dérives lamentables de certains acteurs du mouvement zététique ».
« Ce qui s’est passé durant cet événement est très illustratif des dynamiques qu’il y a dans le milieu, où des hommes blancs, principalement, utilisent la zététique comme terrain de jeux pour écraser et dominer, bien plus qu’ils ne l’utilisent pour se remettre en question et faire preuve d’esprit critique à bon escient », développe une internaute, connue sous le pseudonyme Ce n’est qu’une théorie.
De l’indépendance de la science à la guerre d’ego
« Art du doute » qui entend donner à chacun·e des outils d’autodéfense intellectuelle pour lutter contre les croyances fausses, la zététique est héritière d’un mouvement rationaliste né à gauche dans l’entre-deux-guerres.
Face aux nationalismes émergents, il s’agissait alors de défendre l’indépendance de la science vis-à-vis du politique, et de revendiquer, « dans un esprit progressiste, l’idéal d’un terrain commun sur lequel on puisse débattre, explique Guilhem Corot, doctorant en philosophie des sciences. Le problème de cet idéal, c’est qu’il n’a tout simplement pas résisté à l’histoire. Pire encore, il peut servir à empêcher la critique des manières dont les sciences s’imbriquent avec le politique. »
Dans les années 1980, le physicien Henri Broch reprend le flambeau rationaliste pour contrer l’attraction qu’exercent selon lui les phénomènes paranormaux sur le grand public : il fonde alors la méthode zététique en mobilisant l’analyse des biais cognitifs, ces mécanismes de pensée qui induisent des jugements trompeurs.
À partir des années 2010, avec YouTube, la zététique connaît un nouvel essor en s’incarnant dans une génération de youtubeurs tels que Thomas Durand. Prise dans les dynamiques communautaires propres aux réseaux sociaux, des logiques mercantiles, et un décrochage certain par rapport à la politisation des enjeux scientifiques, elle est parcourue par des conflits
qui ne tiennent plus de la controverse intellectuelle, mais bien du cyberharcèlement.
Blagues douteuses et cyberharcèlement
Ce n’est qu’une théorie fait partie du collectif Zet-éthique métacritique (ZEM), fondé en 2015, qui déplore le manque d’inclusivité de la zététique et dénonce l’ambiance de boys’ club qui y règne. En 2021, ZEM dénonçait l’existence d’un groupe Facebook aujourd’hui désactivé, Waterclo-zet, dont la charte avait pour mots d’ordre « Anarchie, drama, boobs et mauvais goût ». Les blagues sexistes et transphobes et les propos d’extrême droite y allaient bon train, selon des captures d’écran que La Déferlante a pu consulter.
Quatre ans plus tard, les polémiques sont toujours aussi vives. Récemment, deux chercheuses, Marie Peltier et Stephanie Lamy, ont décidé d’aller en justice à la suite d’une vidéo de Thomas Durand, animateur de la TeB, postée à l’été 2023, où leur expertise était remise en cause. Elles ont en commun de travailler non pas tant sur le débunking des récits complotistes que sur leurs conditions d’apparition et de mise en circulation. Selon elles, c’est leur positionnement ouvertement féministe et leur dénonciation régulière des dynamiques sexistes en vigueur au sein des milieux de lutte contre la désinformation qui leur ont valu les attaques du fameux zététicien. Lequel a, à son tour, porté plainte contre elles, estimant qu’elles se livrent à une « instrumentalisation idéologique ».
Cette atmosphère oppressive a sans doute à voir avec la composition sociale du mouvement. L’idéal-type du vidéaste zététicien, tel que le décrit Florian Dauphin, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Picardie-Jules-Verne, est un homme blanc, âgé de 25 à 40 ans, qui a fait des études supérieures. Le public des vidéos est lui-même constitué à 85 % d’hommes, selon les chiffres agrégés par le sociologue à partir des déclarations d’une dizaine de youtubeurs avec lesquels il s’est entretenu. Même profil à forte dominante masculine sur le groupe Facebook Zététique, qui réunissait plus de 30 000 utilisateur·ices3 avant de suspendre ses activités, en novembre 2024.
L’idéal-type du vidéaste zététicien est un homme blanc, âgé de 25 à 40 ans, qui a suivi des études supérieures.
Dans le podcast Scepticisme scientifique, une ancienne membre décrit cet espace numérique comme « une niche d’hommes blancs CSP+ » : « Sous couvert de neutralité et d’objectivité, [il y a] énormément de sexisme et de misogynie. C’est encore plus visible sur les sujets concernant les femmes. […] Ils allaient m’apprendre à moi ce que c’était les règles et l’accouchement parce qu’ils avaient lu trois études sur le sujet », raconte-t-elle3Écouter l’épisode « Nécessité d’un groupe zet non mixte (témoignages de femmes) », Scepticisme scientifique, 28 novembre 2021..
En 2020, elle avait rejoint le groupe Facebook Zététique, scepticisme et féminisme (désormais à l’arrêt), qui avait été pensé comme un espace en non-mixité, réservé aux femmes et aux personnes trans : l’initiative avait aussitôt été moquée par la création de pages parodiques intitulées Zététique et naz.is.me bienveillant, Zététique scepticisme et testostérone, ou encore Zététique, clowns et dogmatismes.
Fabrique du soupçon
Interrogé·es sur ces différents épisodes, les acteur·ices du milieu sont divisé·es quant à leur interprétation. « Il y a des gens mal déconstruits partout. Si la zététique rend les gens fachos, il faut le prouver. Je ne vois pas d’où vient cette idée, je ne la comprends pas », estime par exemple Thomas Durand, l’un des deux animateurs de La TeB. Pour le collectif ZEM, au contraire, ces polémiques mettent en lumière un problème structurel au sein du mouvement, à savoir l’incapacité à repérer et à déconstruire les dominations politiques. « C’est un milieu avec beaucoup de gens de gauche, mais assez naïfs politiquement, qui ne sont pas très bien armés pour se défendre contre les infiltrations réactionnaires », décrypte l’un de ses membres, connu sous le pseudonyme de Gaël Violet.
Une forme de naïveté dont Henri Broch, le fondateur de la zététique (lire l’encadré ci-dessus), est un assez bon exemple : communiste revendiqué, il a longtemps fréquenté Paul-Éric Blanrue, fondateur en 1993 du Cercle zététique et proche des sphères négationnistes. C’est que l’extension à l’infini des outils critiques peut dériver en fabrique du soupçon généralisé, et donc en révisionnisme historique. Aujourd’hui, c’est un petit collectif créé en 2020, le Cercle Cobalt, qui utilise la zététique pour soutenir une pensée d’extrême droite. Les articles publiés sur son blog établissent un lien entre le QI et la richesse ou accréditent l’existence biologique de races humaines. « La zététique n’a pas attiré que des curieux qui voulaient se remettre en question, mais aussi des gens qui voulaient profiter de l’aura de la science et appréciaient le fait de faire autorité et de dominer par les sciences. Elle leur offre la boîte à outils parfaite pour dire : “Moi je suis rationnel et toi tu l’es pas” », analyse Ce n’est qu’une théorie.
Si les zététicien·nes condamnent en général ce type d’instrumentalisation par l’extrême droite, elles et ils sont peu nombreux·ses à prendre au sérieux les dérives réactionnaires de certaines de leurs figures scientifiques de référence, tels le biologiste Richard Dawkins ou le psychologue Steven Pinker, tous deux longuement interviewés, entre autres, par La TeB. Représentants du New Atheism (nouvel athéisme), un mouvement anticlérical né dans les milieux anglophones et porté principalement par des chercheurs en sciences dites « dures », ces intellectuels disqualifient toute croyance religieuse au nom de la raison. Mais ces dernières années, on les a vus aussi multiplier les propos transphobes (pour Dawkins) ou sexistes (pour Pinker, qui voit dans les inégalités femmes-hommes des causes biologiques).
Pourquoi un tel confusionnisme politique ? Cela est sans doute lié au scientisme qui sert d’aiguillon au mouvement. « C’est une doctrine qui fait de la science le seul savoir socialement et politiquement admissible. Elle présente la science comme une boîte noire, quelque chose qui est, par nature, vrai. La science a toujours raison et les non-scientifiques ont toujours tort », explique le sociologue Cyrille Bodin. « Le consensus en didactique des sciences consiste au contraire à dire qu’il faut enseigner aux enfants le fonctionnement des sciences, faites par des humains, avec des biais, des taches aveugles, des imperfections, pour avoir un regard critique et aiguisé, développe Gwen Pallares, maîtresse de conférences en didactique des sciences et membre de ZEM. Qu’on comprenne que les sciences sont imparfaites mais pas à jeter à la poubelle. » Et qu’elles ne sont pas indépendantes du politique, aussi bien dans leur production que dans leurs implications.
La chercheuse estime cette posture scientiste difficilement conciliable avec les sciences sociales, tout comme Cyrille Bodin ou Florian Dauphin, lequel ajoute : « Les sciences sociales s’intéressent à des individus qui pensent, qui agissent, qui ont des discours et des justifications sur ce qu’ils pensent. Elles sont quelque part incompatibles avec cette conception lapidaire et binaire du rationnel/irrationnel, science/non-science, vrai/faux. »
Lorsqu’elles et ils ne s’opposent pas frontalement aux sciences sociales en les accusant d’être politisées ou idéologisées, les zététicien·nes peuvent mobiliser des outils qui remettent en cause leur fiabilité par rapport à la physique ou à la biologie. Ainsi le concept de pyramide des preuves est-il brandi régulièrement : différents niveaux de solidité des démonstrations scientifiques sont établis, allant du simple témoignage aux méta-analyses – c’est-à-dire des études qui consistent à agréger les résultats statistiques de tous les articles scientifiques sur un sujet donné. Mais ce modèle, calqué sur la recherche biomédicale, est peu pertinent pour les études en sciences sociales, notamment dans leur dimension qualitative.
Un prisme naturaliste
La TeB fait partie des chaînes mainstream de zététique épinglées de façon récurrente par des collectifs comme ZEM pour leur traitement des sciences sociales. Alexandre Varin, qui préside l’association finançant La TeB, souligne que nombre de chercheur·euses en sciences sociales justement y sont mis·es en avant ; mais il ne précise pas que ces invité·es sont souvent celles et ceux très critiques à l’égard de leur discipline, à l’image du sociologue Gérald Bronner, coauteur de Le Danger sociologique, ou encore de Bernard Lahire, ponte de la sociologie dont les derniers ouvrages prônent le rapprochement avec les sciences naturelles.
Le prisme naturaliste est en effet récurrent sur la chaîne : on le retrouve à l’œuvre dans une interview de 2016 de Peggy Sastre, autrice de La domination masculine n’existe pas, invitée pour parler féminisme. Elle fait alors la promotion de la psychologie évolutionniste, « évopsy », approche très largement controversée qui tend à naturaliser, en les ramenant à des déterminismes biologiques, les rapports de domination entre groupes sociaux. Si Vled Tapas, coanimateur de La TeB, dit aujourd’hui avoir « honte » de cette émission, qui n’est plus en ligne, Thomas Durand ne discrédite pas complètement les arguments mis en avant par Peggy Sastre : « Notre rôle, c’est de s’intéresser à ce qui est vrai et ce qui est faux. Est-ce qu’il y a des déterminismes génétiques ou des déterminismes biologiques, plus largement, qui font que les garçons vont avoir des comportements plus violents que les filles ? Oui, il y en a sans doute. Et les ignorer ne résoudra rien. Au contraire, le savoir permet de changer notre manière d’éduquer les enfants, de leur donner des modèles. »
« En se posant en juge du vrai et du faux, les fact checkeurs réinstaurent le rapport de domination et la binarité qui sont à la source du complotisme. »
Marie Peltier, chercheuse
Outre cette vision scientiste qui tend à donner la primauté aux sciences dites naturelles, ce sont plus généralement les outils mobilisés par la zététique que certain·es tenant·es des sciences sociales considèrent comme inopérants et peu valides scientifiquement. Elle s’appuie notamment sur le repérage des biais cognitifs pour juger de la qualité d’une argumentation : l’effet « cerceau » consiste à admettre au départ ce que l’on veut prouver, l’effet « puits » à enchaîner les affirmations creuses et imprécises, etc. Selon Gwen Pallares, cela conduit à définir par l’absence de biais, donc par la négative, ce qu’est une bonne argumentation. Une vision là encore éloignée du consensus en didactique des sciences. « C’est une théorie intéressante mais largement lacunaire, complète Florian Dauphin. Dès lors que vous pensez que les choses ne sont qu’une question de biais, vous ne comprenez pas les conditions sociales qui amènent les gens à penser ainsi. »
Pour la chercheuse Marie Peltier, c’est même contre-productif : « Le complotisme est un problème de défiance. Or, en se posant en juge du vrai et du faux, les fact checkeurs réinstaurent le rapport de domination et la binarité qui en sont à la source. »
Alors que garder de la zététique ? D’abord, l’idéal émancipateur et démocratique qui la nourrissait originellement : « Dans les fondements, il y avait une volonté très explicite de science populaire », souligne Gaël Violet. Ensuite, la diversité des courants existant au sein du mouvement, du collectif ZEM aux têtes d’affiche telles que La TeB. Doctorant en philosophie des sciences, Guilhem Corot invite à s’appuyer sur l’épistémologie du point de vue pour permettre une meilleure appropriation des sciences par le public.
Selon ce cadre théorique forgé par les féministes, la construction d’objets scientifiques a partie liée avec la position sociale de celui ou celle qui les produit, et s’ancre dans des relations de pouvoir et des imaginaires sociohistoriques : « Il faut accepter l’idée qu’on ne peut pas être neutre et que, donc, le mieux qu’on puisse faire, c’est d’essayer d’expliciter le type de normes, de responsabilités sociales qui nous animent, les choix de recherche qui ont été faits et leurs limites », résume le philosophe. Une piste parmi d’autres pour se prémunir du risque, toujours d’actualité, qu’au nom de la science et de la raison soient perpétués des systèmes de domination. •






