Wikipédia, au cœur de la bataille informationnelle

Gratuite, par­ti­ci­pa­tive, trans­pa­rente et démo­cra­tique, l’encyclopédie en ligne fondée en 2001 est récemment devenue la bête noire des réac­tion­naires, qui sou­haitent contrôler les infor­ma­tions circulant à leur sujet. 

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Publié le 28/07/2025

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs au musée Photo Élysée à Lausanne, en Suisse, le 31 mai 2025, dans le cadre de l’exposition du pho­to­graphe Tyler Mitchell. Crédit photo : Ariane Mawaffo

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en août 2025. Consultez le sommaire.

L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ? 

C’est la thèse d’Ed Martin, procureur fédéral par intérim du District de Columbia, aux États-Unis. Dans un courrier daté d’avril 2025 et adressé à la Wikimedia Foundation, l’organisation à but non lucratif chargée de la gestion admi­nis­tra­tive de l’encyclopédie numérique, le magistrat accuse Wikipédia de « permet[tre] la mani­pu­la­tion de l’information […] y compris la réécri­ture d’événements his­to­riques majeurs et de bio­gra­phies de diri­geants amé­ri­cains actuels et passés, ainsi que de sujets touchant à la sécurité nationale et aux intérêts des États-Unis ». Tout cela, affirme-t-il, « sous couvert de fournir du contenu infor­ma­tif ».

L’affaire commence fin 2023, selon un schéma « classique de Wikipédia », souligne Marie-Noëlle Doutreix, maîtresse de confé­rences en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion à l’université Lumière-Lyon-II et autrice de Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes col­la­bo­ra­tives d’un média en ligne (Presses Sorbonne Nouvelle, 2020) : « Une per­son­na­li­té fait savoir qu’elle n’apprécie pas ce qui figure dans “sa” bio­gra­phie, estimant être plus à même de l’écrire qu’un·e contributeur·ice anonyme1La plus célèbre de ces polé­miques est lancée par l’écrivain Philip Roth en 2012. Par voie de presse, il s’insurge que la notice reprenne à son compte l’analyse du critique lit­té­raire Charles Taylor, pour qui le héros de son roman La Tache s’inspire d’une per­son­na­li­té réelle.. » Mais cette fois, la contes­ta­tion provient d’Elon Musk, patron de X et de Tesla, qui fera son entrée à la Maison-Blanche quelques mois plus tard. À l’époque, il soutient déjà acti­ve­ment la deuxième campagne de Donald Trump et s’agace que Wikipédia parasite son sto­ry­tel­ling, en le pré­sen­tant notamment comme « premier action­naire » de la société Tesla, plutôt que comme son fondateur. Sur X, il attaque : « Je leur donnerai un milliard de dollars s’ils changent leur nom en Dickipedia » (en anglais, « dick » signifie, entre autres, « connard »).

En décembre 2024, Elon Musk demande aux inter­nautes d’« arrêter de faire des dons » au site qu’il surnomme « Wokipedia », dont c’est l’unique source de finan­ce­ment. En janvier 2025, alors que sa fiche Wikipédia mentionne désormais qu’il a effectué un geste « vu comme un salut nazi ou romain par certain·es » lors de l’investiture de Donald Trump, il tweete : « Puisque la pro­pa­gande des médias tra­di­tion­nels est consi­dé­rée comme une source “valide”, Wikipédia devient sim­ple­ment et natu­rel­le­ment une extension de leur pro­pa­gande ! » Plus qu’une histoire d’ego, cette affaire, qui relève d’une guerre entre deux visions de l’information, se joue à l’échelle mondiale.

Les foudres du magazine Le Point 

En France, le 10 février 2025, une nouvelle section est ajoutée à la page Wikipédia consacrée à l’hebdomadaire Le Point. Elle indique que le titre, pos­ses­sion du mil­liar­daire François Pinault, « ouvre ses colonnes à un certain nombre d’éditorialistes sulfureux, proches de la mouvance com­plo­tiste ». L’auteur de ces lignes, un certain FredD, contri­bu­teur de l’encyclopédie depuis dix-huit ans, mentionne ses sources, confor­mé­ment aux règles de Wikipédia2Les articles doivent « se référer à des savoirs connus et reconnus », issus de dic­tion­naires, d’encyclopédies, de livres ou d’articles de presse « de qualité ». .Cet ajout déclenche les foudres du Point qui informe le contri­bu­teur d’une enquête à son sujet, dans laquelle son identité sera révélée. Quelques mois aupa­ra­vant, l’hebdomadaire publiait un article intitulé «Wikipédia, plongée dans la fabrique d’une mani­pu­la­tion», dans lequel le jour­na­liste Erwan Seznec regret­tait que l’encyclopédie ait rétro­gra­dé l’hebdo parmi les sources peu fiables. Cette fois, la menace est per­son­nelle. Wikimédia France publie une lettre ouverte pour défendre l’encyclopédie en ligne, signée par plus de 1 000 utilisateurs·ices et Le Point renonce à publier son enquête. Reste un constat: Wikipédia est déci­dé­ment sous pression.

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en pré­sen­tiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes pho­to­graphes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo

En 2013, la branche fran­co­phone de l’encyclopédie avait déjà subi des pressions du ren­sei­gne­ment intérieur français pour faire retirer des infor­ma­tions pré­ten­du­ment classées secret-défense sur la station de télé­com­mu­ni­ca­tion militaire de Pierre-sur-Haute (Puy-de-Dôme). « Il s’agissait d’une gaffe des services secrets, alors qu’aujourd’hui, ceux qui attaquent Wikipédia savent très bien ce qu’ils font », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France créée en 2005. Quant aux menaces à l’échelle inter­na­tio­nale, « elles venaient jusqu’ici d’Arabie saoudite, de Turquie, de Russie ou de Chine. Certainement pas d’une démo­cra­tie occi­den­tale comme les États-Unis ». Elles n’étaient pas non plus d’une telle intensité. Aujourd’hui, chaque tentative d’intimidation est relayée par des milliers de comptes sur les réseaux sociaux, dont certains extrê­me­ment influents. Pour Capucine-Marin Dubroca-Voisin, « le contexte de montée globale de l’extrême droite donne des ailes aux réac­tion­naires ».

Impossible à contrôler

Avant de se rallier à Donald Trump et à l’extrême droite, Elon Musk disait pourtant beaucoup de bien de Wikipédia, tout comme ses confrères et consœurs de la tech. « Les Gafam sont très heureux que le libre3Le « libre » désigne
une sous-culture pro­mou­vant la liberté de diffuser et de modifier des contenus culturels, artis­tiques, éducatifs ou scien­ti­fiques par le biais d’Internet ou, plus rarement, des médias.
existe et inves­tissent même dedans », rappelle la cher­cheuse Marie-Noëlle Doutreix. Car la masse des contenus gratuits produits et diffusés par ce mouvement permet à Apple, Meta et autres Amazon « d’entraîner leurs algo­rithmes, leurs assis­tants vocaux, ou encore l’intelligence arti­fi­cielle ». En juillet 2025, Wikipédia reven­di­quait 65 millions d’articles en ligne rédigés dans 341 langues.


Le revi­re­ment du mil­liar­daire de la tech s’explique dou­ble­ment. Tout d’abord, Wikipédia se révèle impos­sible à contrôler par une entre­prise, aussi puissante soit-elle. Wikimedia Foundation a été pensée comme « un mouvement social », dont l’unique mission est « d’apporter un contenu éducatif gratuit à l’ensemble du monde » – en clair, elle n’est pas à vendre et obéit à une logique non capi­ta­liste et d’intérêt public. Quant aux mil­liar­daires ou leurs amis chefs d’État, ils peuvent, comme n’importe quel citoyen·ne, modifier, corriger ou créer des articles. Mais leurs contri­bu­tions seront ensuite évaluées et poten­tiel­le­ment amendées, en toute trans­pa­rence, par une com­mu­nau­té qui regroupe 265 000 personnes dans le monde. « Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus le plus abouti qui existe, résume Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en pré­sen­tiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes pho­to­graphes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo


Et cette logique de trans­pa­rence et de véri­fi­ca­tion va à l’encontre de la tendance actuelle qui voit le risque de fake news s’aggraver sur les pla­te­formes. En janvier 2025 Mark Zuckerberg annonçait la fermeture par le groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) de son programme de fact checking aux États-Unis, au prétexte que « les fact-checkers [seraient] trop orientés ». Même tendance sur X, qui a rendu payante la cer­ti­fi­ca­tion des comptes, rendant difficile la dis­tinc­tion entre les sources fiables (médias, ONG, admi­nis­tra­tions…) et les autres. Quant aux intel­li­gences arti­fi­cielles géné­ra­tives, elles assènent des infor­ma­tions avec une confiance digne des meilleur·es expert·es, quand bien même elles sont tota­le­ment fausses.

Une plateforme pas si progressiste

Face à cette offensive réac­tion­naire, l’encyclopédie est plus que jamais en danger, estime la Wikimedia Foundation. Le risque n’est pas tant qu’elle dis­pa­raisse, mais plutôt que la pro­duc­tion de contenus ralen­tisse. Or, cette capacité à sans cesse s’enrichir – qui repose sur le travail de bénévoles – est pré­ci­sé­ment la garantie de son sérieux et de sa pertinence.

Les campagnes suc­ces­sives de déni­gre­ment empêchent par ailleurs toute critique construc­tive à l’égard d’une pla­te­forme qui n’est pas des plus pro­gres­sistes, contrai­re­ment à ce que martèlent ses détrac­teurs et détrac­trices. Par exemple en 2020, quand la com­mu­nau­té wiki­pé­dienne fran­co­phone est appelée à voter au sujet de l’adoption de l’écriture inclusive, de « la fémi­ni­sa­tion rarement usitée des métiers et fonctions » (autrice, pein­tresse…) ou des « for­mu­la­tions non binaires », ces pro­po­si­tions sont rejetées à une large majorité. « Les articles de Wikipédia sont aussi établis à partir de sources offi­cielles, ajoute Marie-Noëlle Doutreix. Et dans les règles et les recom­man­da­tions aux contributeur·ices, on les invite à hié­rar­chi­ser les points de vue en fonction de leur impor­tance. Wikipédia cherche donc à être proche des discours majo­ri­taires, pas à mettre en avant des points de vue contes­ta­taires ou marginaux. »

Quant aux contributeur·ices, ce sont en grande majorité des hommes et des personnes très diplômées, ce qui crée un nombre important de biais et de lacunes. Dissimulée derrière son pseu­do­nyme AfricanadeCuba, une femme se pré­sen­tant comme africaine-caribéenne et contri­bu­trice depuis 2018, confirme : « Le regard qui domine parmi les bénévoles est masculin, blanc, occi­den­tal. C’est un problème, car une ency­clo­pé­die a pour but de repré­sen­ter le monde le plus justement possible. » En 2018, la wiki­pé­dienne, qui sou­hai­tait « mettre en lumière des per­son­na­li­tés féminines de la diaspora africaine – des acti­vistes, des artistes, des intel­lec­tuelles… », a décidé de créer le projet Noircir Wikipédia. Une idée inspirée par l’initiative Les sans pagEs, lancée en 2016 par la wiki­pé­dienne Natacha Rault, afin de « combler le fossé et les biais de genre sur Wikipédia ». À l’époque, la version fran­co­phone de l’encyclopédie comptait seulement 16,6 % de bio­gra­phies de femmes, contre presque 20 % en juillet 2024. AfricanadeCuba explique : « Sur le même principe, nous orga­ni­sons des ateliers iti­né­rants où nous proposons de créer des fiches pour rendre Wikipédia plus inclusive. » Une façon de « déco­lo­ni­ser l’encyclopédie, en donnant à voir d’autres concepts his­to­riques, socio­lo­giques… que ceux présentés comme uni­ver­sels ». Malgré l’ampleur de la tâche et les menaces de l’extrême droite, AfricanadeCuba se dit déter­mi­née : « Si on nous attaque, cela prouve que ce qu’on fait est très important. » Depuis la prise de fonction de Donald Trump en janvier 2025, son admi­nis­tra­tion a effacé des dizaines de milliers de pages web de sites gou­ver­ne­men­taux consa­crées aux questions d’écologie et de santé, mais aussi de photos de femmes et de personnes afro-descendantes tra­vaillant dans l’armée.


« Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus de véri­fi­ca­tion le plus abouti qui existe. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France

À l’inverse, les fake news influencent comme jamais la vie des démo­cra­ties. En 2022, quatorze expert·es remet­taient à Emmanuel Macron un rapport4Les Lumières à l’ère numérique, sous la direction de Gérald Bronner, 2022 ; dis­po­nible sur vie-publique.fr et au format papier aux Presses uni­ver­si­taires de France. alertant sur « le chaos infor­ma­tion­nel contem­po­rain », créé par « la masse […] inédite dans l’histoire de l’humanité des infor­ma­tions dis­po­nibles » et « le fait que chacun peut verser sa propre repré­sen­ta­tion du monde » – notamment les mou­ve­ments d’extrême droite. « Les wikipédien·nes connaissent bien la “loi de Brandolini”, qui veut que pour réfuter les propos de quelqu’un qui dit n’importe quoi, on mobilise une énergie dix fois supé­rieure à lui », conclut Capucine-Marin Dubroca-Voisin, pour qui « Wikipédia est un outil qui permet de gagner un temps fou, ce qui le rend d’autant plus précieux face à la pro­li­fé­ra­tion des discours de haine. » •

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    La plus célèbre de ces polé­miques est lancée par l’écrivain Philip Roth en 2012. Par voie de presse, il s’insurge que la notice reprenne à son compte l’analyse du critique lit­té­raire Charles Taylor, pour qui le héros de son roman La Tache s’inspire d’une per­son­na­li­té réelle.
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    Les articles doivent « se référer à des savoirs connus et reconnus », issus de dic­tion­naires, d’encyclopédies, de livres ou d’articles de presse « de qualité ».
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    Le « libre » désigne
    une sous-culture pro­mou­vant la liberté de diffuser et de modifier des contenus culturels, artis­tiques, éducatifs ou scien­ti­fiques par le biais d’Internet ou, plus rarement, des médias.
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    Les Lumières à l’ère numérique, sous la direction de Gérald Bronner, 2022 ; dis­po­nible sur vie-publique.fr et au format papier aux Presses uni­ver­si­taires de France.

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