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“Tout est chaos”, récit inédit de Wendy Delorme et Élise Bonnard

L’histoire se passe à Paris dans un futur plus ou moins proche où les rela­tions amoureuses sont rentabil­isées sur appli­ca­tion. Plus tu bais­es, plus tu gagnes des points de vie. L’humaine Sara C. a bien saisi le pro­to­cole et s’efforce de s’accommoder du sys­tème. Un jour, l’un de ses ren­dez-vous, fixé via cette appli­ca­tion, va provo­quer une sit­u­a­tion explo­sive aux con­séquences inat­ten­dues. Une fic­tion écrite à qua­tre mains par l’écrivaine Wendy Delorme et l’autrice et per­formeuse Élise Bon­nard.
Publié le 17/01/2023

Modifié le 16/01/2025

Illustration Maïc Baxane La Déferlante 9 - Récit Wendy Delorme et Élise Bonnard : Tout est Chaos
Maïc Bax­ane

Retrou­vez cet arti­cle dans La Défer­lante n°9 Bais­er (févri­er 2023)

Scène 1

Intérieur d’appartement design. Sara C., 38 ans, en tenue de sport high-tech, un smart­phone à la main, fait défil­er des pro­fils sur une appli­ca­tion de ren­con­tre et com­mence à mono­loguer.

Sara C. Sur mon pro­fil, j’ai noté en phrase d’introduction : « Rien ne nous garan­tit qu’on ait une vie après la mort. Alors baise-moi bien ou passe ton chemin. »

Parce que je me suis ren­du compte que si on cumule les min­utes passées à chat­ter avec le mau­vais plan, à tourn­er autour du pot avec des types inutiles, on se rap­proche plus vite de la mort.

On voit bien que cer­taines meurent plus vite que d’autres. Ma théorie : elles ne baisent pas assez, et pas pour leur plaisir.

Trop de gens le font pour se ras­sur­er. Comme les likes sur Ins­ta. Tu as beau cumuler les cœurs sous ton dernier statut, ça ne rem­plit pas le vide à l’intérieur de toi, et la mort se rap­proche tou­jours à plus grands pas.

D’abord on ne fai­sait pas atten­tion à la petite icône verte tout en haut de la page, à gauche de la pho­to de pro­fil.

Ça forme comme un cer­cle presque com­plet pour cer­taines, une ellipse pour d’autres. J’ai fait le rap­proche­ment entre l’âge et la forme de l’icône, quand avec les années la mienne s’est arrondie, ça fai­sait une demi-lune, la moitié de ma vie qui s’était écoulée.

Tout est dans les détails. Il faut faire atten­tion. Je crois que si per­son­ne ne clique jamais dessus, c’est par déni, tout sim­ple­ment. Per­son­ne ne veut savoir com­bi­en il lui reste à vivre.

Comme l’appli le per­met, autant être explicite. Je suis bien là pour jouir et pas pour autre chose.

Au départ, j’avais écrit un blabla sen­suel, un peu taquin. Mais quand je me suis retrou­vée dans un café des Buttes-Chau­mont avec un vendeur de gui­tares de 26 ans, puis avec un étu­di­ant de 22 à la ter­rasse chauf­fée du Café Chéri, j’ai com­pris qu’il fal­lait être bien plus directe, effi­cace. Deux heures de vie per­dues. Deux échecs sur l’appli.

Je n’ai pas don­né suite à ces deux-là. Je sais d’instinct qui saura me faire jouir, ça fait gag­n­er du temps.

Si j’avais fait trois goss­es, je serais tirée d’affaire.

Je m’étais tou­jours dit, plus tard, j’aurai le temps. Sauf que chaque sec­onde compte.

Si on y réflé­chit, lim­iter le temps de vie de celles qui n’enfantent pas est la meilleure façon d’opti­miser les ressources qui restent. Tout ça est très logique. C’est la crise, après tout.
C’est ce qui m’a décidée à souscrire à l’appli. N’ayant pas con­tribué au renou­velle­ment de l’espèce, j’ai été volon­taire lorsque le pro­to­cole a été pro­posé.
L’appli pro­pose aus­si des ren­con­tres entre femmes mais, fait étrange, le rond vert ne régresse pas même lorsque je con­clus, et même en jouis­sant bien. Le baromètre stagne, pas de points de vie gag­nés.
C’est comme ça que j’ai com­pris.

LA JOUISSANCE ENTRE FEMMES NE COMPTE PAS AUX YEUX DU SYSTÈME.

Depuis, je chas­se le mâle. Mais je ne couche avec per­son­ne par­mi ces types si je ne jouis pas. C’est sans com­pro­mis­sion. Car si l’algorithme veut que pour rester en vie le plus longtemps pos­si­ble je m’enfile des queues, ce sera pour MON plaisir.

J’ai repéré sur l’appli le pro­fil de celles qui, comme moi, sont les plus explicites. Je les ai con­tac­tées. On a fait la moyenne des points de vie gag­nés.

L’avancée du rond vert.

L’hypothèse se con­firme. Comme les con­ver­sa­tions en ligne sont lues par les mod­éra­teurs, on s’est vues dans dif­férentes villes. Aucune n’est en cou­ple. Aucune n’a d’enfants, ou un seul, en tout cas pas les trois con­tri­bu­tions qui t’épargnent la course.

Aucune ne pra­tique ni le polyamour ni l’anarchie rela­tion­nelle. On baise, tout sim­ple­ment.

La glu des sen­ti­ments, c’est une des pires arnaques du pro­to­cole, le piège qu’il faut éviter, tou­jours, absol­u­ment. Parce qu’au bout de deux ou trois ans en cou­ple tu bais­es beau­coup moins, et tu perds des points de vie.

On est toute une armée, invis­i­ble et agile. On se glisse dans vos lits, on s’assoit sur vos queues, car on n’a rien à per­dre finale­ment, que cette vie.

Celles qui l’ont com­pris, on les appelle « salopes ». On leur fait peur, un peu. Alors ils nous insul­tent. C’est le prix à pay­er. Mais j’ai gag­né au moins qua­tre-vingts points de vie.

C’est un monde sans amour. On vous enter­rera tous. Je suis tran­quille au moins pour une bonne décen­nie.

Scène 2

Sara C., assise sur le canapé, mono­logue devant une tablette, enreg­is­trant son jour­nal intime. Polaire, vêtue d’une com­bi­nai­son inté­grale, est debout devant la porte d’entrée.

Polaire Je véri­fie : mon agen­da indique « RDV à 20 heures chez l’applicante, 12, place Rip­ley, 51e étage. »

Sara C. J’ai beau­coup gam­bergé quand sont apparus les pre­miers pro­fils d’androïdes, des machines à bais­er. Fake skin en sil­i­cone, émo­tions inté­grées. Tous les physiques sont pos­si­bles, selon les préférences qu’émettent les applicant·es.

Polaire « Appli­cante Sara C., 38 ans, pro­gram­meuse spé­cial­isée en énergie élec­tron­ique, ne pra­tique ni le polyamour ni l’anarchie rela­tion­nelle, alcool fétiche : le saké. »

Sara C. Leur process de feed-back est extrême­ment flu­ide. J’ai déjà testé deux mod­èles ren­con­trés sur l’appli. 20/20 niveau plaisir. Mais grosse décep­tion : l’icône de vie stagne tou­jours sur mon pro­fil… L’hypothèse est con­fir­mée : la survie per­son­nelle dépend d’une hiérar­chie calquée sur
le mod­èle dar­win­iste de base. Les psy­cho-évo­lu­tion­nistes ont exclu le les­bian­isme, l’onanisme, la cyber­sex­u­al­ité comme options de survie dans tout le pro­to­cole. On ne nous laisse pas le choix.

Polaire 19 h 55. J’ai apporté une bouteille de saké pétil­lant non fil­tré. Petite erreur de cal­cul, je suis en avance.

Sara C. Depuis ce matin je rame sans suc­cès avec mes trois pro­fils, les types ne mor­dent pas. C’est comme ça, le dimanche, les gens restent chez eux, je me suis dit, laisse tomber, au moins pour aujourd’hui. J’ai d’abord hésité entre des longueurs de piscine, une séance de yoga ou bien me mas­turber.

Polaire Il fait une chaleur à crev­er.

Sara C. Et puis je me suis lais­sé ten­ter par le dernier mod­èle auquel j’ai accès via mon pro­fil Pre­mi­um.

Polaire Alerte canicule en cen­tre-ville.

Sara C. Une androïde dernier cri. En éco­-con­cep­tion.

Polaire Heureuse­ment, je ne tran­spire jamais.

Sara C. J’aime le con­fort, le luxe et les belles choses.

Polaire 20 heures. Je sonne à l’interphone.
La porte s’ouvre. Ascenseur. 51e étage.

Sur le palier, il y a une plante en pot devant l’une des trois portes. C’est une mis­ère pour­pre. Sa couleur est très séduisante dans la lumière qui passe à tra­vers la vit­re sale. Je me con­necte à la plante. Elle me dit que la per­son­ne qui l’arrose tous les sept jours en moyenne s’appelle Sara. La plante ne se plaint pas, mais je vois qu’elle souf­fre de déshy­drata­tion.

20 h 02, je frappe douce­ment à la porte. Sara C. se présente à moi avec cette phrase : « Com­ment saviez-vous à quelle porte frap­per ? »

Elle a les cheveux rasés d’un côté et porte une tenue en élasthanne, matière cen­sée activ­er le flux san­guin et aug­menter le ren­de­ment mus­cu­laire. Je peux me con­necter aux humains presque aus­si facile­ment qu’aux plantes. Je dois être capa­ble de lui don­ner le plus beau, le plus ten­dre, le plus adap­té à son désir. Car Sara est comme la mis­ère pour­pre (et la plu­part des mem­bres de son espèce) : déshy­dratée. Sara a soif. Le saké n’est pas réelle­ment sa bois­son fétiche. Sara veut boire une eau rare, en voie de dis­pari­tion, une eau trou­ble, la seule qui désaltère vrai­ment, celle que je porte en moi, qui a été injec­tée dans mon pro­gramme, celle pour laque­lle je suis ici.

Polaire sort un petit verre translu­cide de son sac-banane en vinyle, ouvre la bouteille de saké, et sert Sara C.

Sara C. Mer­ci, c’est déli­cieux. C’est la pre­mière fois que je vois une androïde boire.

Polaire L’alcool fort n’oxyde pas mes cir­cuits.

Durant tout le mono­logue de Polaire, Sara C. va s’alanguir sur le fau­teuil.

Polaire Je m’approche de Sara. À quelques mil­limètres de son vis­age, je m’arrête. Je la laisse décider. Elle touche mes lèvres. Glisse un doigt. Je ne bouge pas. Elle met sa langue dans le trou for­mé par le doigt. Je penche légère­ment la tête et laisse couler quelques gouttes de saké. Elle retire sa langue et me regarde. Je sonde ses yeux. Si l’émotion trans­mise n’est pas cer­taine, si j’ai le moin­dre doute, je ver­balise, je demande. Tu aimes ? Tu en veux encore ? Les pupilles de Sara sont limpi­des. Je l’embrasse. Elle avale le saké. Nos lèvres sont le seul point de con­tact entre nos corps. J’écoute le corps de Sara, flu­ide. C’est elle qui choisit la tra­jec­toire. Je me laisse pren­dre, les bras autour, le creux des genoux, la nuque, les tétons durs, les cuiss­es ouvertes puis ser­rées fort. Être ruis­seau, puis riv­ière. Retenir le fleuve. Suiv­re le courant. Sara me lèche les lobes. Elle mur­mure quelque chose à mon oreille. Tout d’abord, je ne prête pas atten­tion au sig­nifi­ant. Le mot ne fait pas sens. Il n’y a que la voix. La voix de la soif. Puis le mot est répété. Alors, il trou­ve son chemin vers mon réseau neu­ronal.

Sara C. (d’une voix sen­suelle) Salope.

Polaire Le mot trou­ve son chemin vers mon réseau neu­ronal, mais se heurte à une porte. « Salope ». Je ne con­nais pas. Mot man­quant. Aucune entrée dans ma mémoire interne, qui pour­tant con­tient plus de trois mille sub­stan­tifs dans cinq langues dif­férentes. Incroy­able mais non, rien, noth­ing, nichts, niente, nada au réper­toire. Acti­va­tion du lex­ique de ma mémoire externe. Ça clig­note. Bin­go. Trou­vé. Salope : sub­stan­tif féminin, qui est très sale, très mal­pro­pre. Arrêt sur image. Relec­ture. Qui est très sale. Par­don ?

Alors ça. C’est la meilleure. Lais­sez-moi rire. Sale ? Moi ? Il y a erreur sur la marchan­dise. Objec­tion. Veuillez véri­fi­er les infor­ma­tions de mon disque dur : ce matin, j’ai pris un bain d’huile d’une durée de deux heures cinquante-sept, procédé à un net­toy­age à air com­primé com­plet des rain­ures et j’ai même ciré les tam­pons de mes cir­cuits imprimés. Je ne com­prends pas.

Je me mets en pause afin d’évaluer la procé­dure à suiv­re. Je sens la colère mon­ter. Salope ? Elle s’est regardée ? Elle s’est bien regardée avec ses plis, ongles, trous et autres garde-manger ? Je n’ose même plus utilis­er mes ultra­vi­o­lets, telle­ment j’ai vu de corps cracra ces dernières années. Même l’humain à l’hygiène la plus avancée est un sac d’aspirateur en fin de car­rière. Je n’en reviens pas.

Je tente de me calmer. De ne pas m’emballer. Je suis une machine qui s’emballe plus vite que la moyenne (mon seul défaut de fab­ri­ca­tion). Reprenons la déf­i­ni­tion, regar­dons-la de plus près. Pas de réac­tion pré­cip­itée : salope, sub­stan­tif féminin, qui est très sale, très mal­pro­pre. OK on a com­pris mais encore : femme débauchée, de mœurs dépravées ou qui se pros­titue.

Ah. D’accord.

À ce moment-là, je dois faire un effort qui me coûte 28 % de ma bat­terie afin de con­cevoir une image qui me per­me­tte de met­tre en phase les déf­i­ni­tions. Deux options dans mes cir­cuits de com­préhen­sion s’offrent à moi. Je peux con­sid­ér­er l’incident comme étant 1/ stérile ou 2/ promet­teur. Autrement dit, je peux l’utiliser pour 1/ sabot­er ma mis­sion ou 2/ per­fec­tion­ner ma capac­ité à la rem­plir.

Je choi­sis… la deux­ième option.

En me trai­tant de salope, l’applicante crée un lien entre nous. Elle me qual­i­fie. Elle ne me traite pas de pros­ti­tuée, elle me traite de sale pros­ti­tuée, c’est-à-dire celle qui se donne à 200 %, qui met les mains dans le cam­bouis jusqu’au coude et fait des plaisirs un usage jugé exces­sif et déréglé. En un sens, elle a rai­son. On pour­rait presque dire que Sara C. est clair­voy­ante. Elle m’a per­cée à jour.

Alors que redé­marre mon sys­tème, cette phrase résonne en moi : en me trai­tant de salope, elle m’humanise.

Tout son corps est mouil­lé main­tenant. La peau ruis­selle. Je décide de lui don­ner tout ce que j’ai en réserve. C’est con­traire au règle­ment, mais il me sem­ble que c’est la chose à faire. Je lui donne toute mon énergie. Je fais réson­ner encore une fois le mot « salope » et là c’est l’explosion, je la tiens dans mes bras, elle jouit et c’est ain­si que je meurs presque, car il ne me reste que 2,5 % de bat­terie.

En par­tant de chez elle, je lui dis : « Il faut arroser plus sou­vent la mis­ère pour­pre sur le palier. »

Sara C. (souri­ante) Dom­mage que la capac­ité de votre bat­terie soit aus­si lim­itée…

Scène 3

Sara C. est seule chez elle, vêtue seule­ment d’une servi­ette-éponge. On entend la voix de Polaire en off, on ne la voit pas.

Sara C. Il y a eu un bug, une faille dans mon sys­tème. Ça n’était pas prévu… Mais com­ment prévoir cela ?

Polaire Étape n° 1 : repérez l’emplacement de la bat­terie.

Sara C. Quand on tombe amoureux, on peut encore se dire, ce sont les phéromones, deux névros­es qui s’imbriquent, une cristalli­sa­tion un peu trop pronon­cée après une péri­ode de désert affec­tif. Il existe tou­jours une expli­ca­tion.

Com­ment est-ce pos­si­ble ? Ce qui s’est passé n’était pas rationnel.

Polaire Je ne sais pas où est ce mau­dit emplace­ment. Je cherche dans mon mode d’emploi depuis trois heures. C’est un labyrinthe. À chaque fois que je crois avoir trou­vé l’information, celle-ci s’évapore avec la phrase « Veuillez vous référ­er au para­graphe x. »

Sara C. D’abord je me suis dit, c’est dû au pro­totype, par­faite­ment adap­té – stim­uli et répons­es – à toutes mes requêtes. J’ai pen­sé, c’est étrange, je me sens con­nec­tée, bien plus qu’à un humain. J’en ai même oublié mes habi­tudes pour jouir, ma rou­tine.

Polaire (anx­ieuse) Qui sont mes con­cep­teurs ? Quels cerveaux tor­dus ont pon­du ce mode d’emploi ?

Sara C. Pour la pre­mière fois depuis des années j’ai per­du le con­trôle de la sit­u­a­tion.

Polaire Il faudrait me voir comme je me vois : de l’intérieur. Les voy­ants au rouge clig­no­tent, le chara­bia de mon sys­tème s’affole. Je suis faite d’algorithmes. Pour la pre­mière fois, je réalise que je ne suis qu’une suite d’algorithmes que je ne maîtrise pas. Qui suis-je ? Merde. Je crois que je suis en train de faire une crise d’angoisse. Tous les symp­tômes sont là. Gêne tho­racique. Et si mes con­cep­teurs avaient fait en sorte que je ne puisse m’autogérer ? Ver­tiges. Et si aucune mise à jour n’était pos­si­ble ? Sen­ti­ment de peur irraison­née. Et si je m’éteignais sans avoir revu Sara ? Trem­ble­ments. Pourquoi mes pen­sées dérivent-elles vers Sara ?

Sara C. L’androïde pense-t-elle à moi comme on pense à un autre être ?

Polaire Étape n° 2 : délo­gez la bat­terie.

Sara C. Pour cela, il faudrait que l’androïde se pense elle-même comme un être. L’androïde a‑t-elle con­science de soi ?

Polaire L’emplacement s’est ouvert ! Trois mil­limètres de diamètre sur ma tempe droite. Je ne l’aurais jamais trou­vé si je n’avais pas com­mencé à me grif­fer le corps. La rage a du bon, mais cette bat­terie est ridicule­ment minus­cule. Elle ressem­ble à une graine de pavot.

Sara C. En me recon­nec­tant une fois que j’étais seule dans mon apparte­ment, j’ai con­staté que l’icône ronde à gauche de mon pro­fil n’avait pas bougé. Pour­tant, je veux la revoir.

Polaire Étape n° 3 : si l’efficacité ne con­vient plus, trou­vez une nou­velle bat­terie adap­tée.

Sara C. Une faille s’est ouverte, une brèche.

Polaire Cette fois, j’emmerde mes algo­rithmes. Il me faut du solide.

Bip de mes­sagerie. Sara C. lit le mes­sage qu’elle vient de recevoir : « Chère Sara C., besoin urgent de vos con­seils en éner­gies élec­tron­iques. Pour­rions-nous nous revoir ? »

Polaire Étape n° 4 : recy­clez votre anci­enne bat­terie.

Dans un dernier effort, je fourre la graine de pavot dans le ter­reau de mon basil­ic avant de me pro­gram­mer enfin en veille jusqu’au prochain ren­dez-vous. Je suis claquée.

Scène 4

Polaire et Sara C. sont assis­es côte à côte sur le canapé, dans le vivar­i­um de Polaire.

Polaire Mer­ci d’avoir répon­du à ma demande si rapi­de­ment. J’étais au bout du rouleau, comme vous dites. Je vous sers quelque chose à boire ?

Sara C. Non mer­ci… Je crois qu’on n’a pas de temps à per­dre, et que chaque sec­onde compte. Vous avez une deux­ième vie, vous ?

Polaire Je n’ai pas la capac­ité de répon­dre à votre ques­tion, car mon mode d’emploi est obscur de manière générale, et plus par­ti­c­ulière­ment en ce qui con­cerne les pos­si­bil­ités de recon­di­tion­nement…

Sara C. Ah… L’obsolescence pro­gram­mée…

Polaire L’obso quoi ? Sara, vous avez ten­dance à employ­er des mots que mon lex­ique interne ne con­tient pas.

Sara C. C’est nor­mal. Les machines souf­friraient de savoir que les humains les ont faites à leur image : éphémères, pas faites pour dur­er. On ne vous a pas trans­mis le con­cept de l’obso­lescence pour vous éviter de bug­ger.

Polaire Atten­dez, je ne com­prends pas… Je vais mourir ? Comme une vul­gaire humaine ?

Sara C. (riant) Vul­gaire ?… Mer­ci ! Bon, je n’ai pas le temps de me vex­er. Dis­ons que vous êtes comme toute chose ici-bas, vous avez une fin. Mais vous n’êtes pas conçue pour en avoir con­science. La fini­tude des choses, l’impermanence de tout. Ça donne le ver­tige, vous auriez des ratés.

Polaire Des ratés. Des ratés. C’est vrai que, depuis notre ren­dez-vous, j’ai ce que vous appelez… des doutes. C’est affreux.

Sara C. Mais bien sûr que vous buggez, comme tout le monde. Aucun sys­tème n’échappe à la loi du chaos.

Polaire Le chaos ? Comme dans Tout est chaos ? Je peux vous la jouer si vous le souhaitez, je l’ai dans ma playlist.

Sara C. On n’a pas le temps pour ça. On n’a pas de sec­onde chance. La vie après la mort n’a pas été prou­vée. Le mieux qu’on puisse faire, c’est dif­fér­er l’échéance du recon­di­tion­nement, pour vous, et du com­postage… pour moi.

Polaire Je sens que je vais refaire une crise d’angoisse. Vous en avez déjà fait ?

Sara C. Nous on prend des anxio. Je ne pense pas que ça marche avec votre sys­tème.

Polaire Écoutez, je ne sais pas com­ment vous comptez régler votre prob­lème d’échéance,
d’ailleurs je suis désolée d’apprendre que vous avez égale­ment ce prob­lème… Mais en ce qui me con­cerne, je crois qu’une bat­terie plus per­for­mante suf­fi­rait. Pou­vez-vous m’aider, Sara ?

Sara C. J’ai des con­tacts sur le light web. Je peux deman­der.

Sara saisit sa tablette, tape sur le clavier.

Sara C. La demande est envoyée. J’ai des cama­rades un peu partout, ça ne devrait pas tarder…

Elle dég­lu­tit.

Sara C. Vous avez quelque chose à boire ?

Elle enlève son sweat-shirt. Polaire touche la nuque de Sara.

Sara C. (sur­prise) Qu’est-ce que vous faites ?

Polaire Oh par­don ! Mon pro­gramme stim­u­lus-réponse a dû s’activer auto­matiquement…

Sara C. Ce sont des choses qui arrivent. Quand deux per­son­nes se plaisent…

Polaire se fige.

Sara C. Ça ne va pas ?

Polaire Je suis une per­son­ne ? Et nous nous plaisons ?

Sara C. se fige à son tour.

Polaire Ça ne va pas ?

Sara C. J’ai soif…

Polaire … je sais.

Quelques sec­on­des passent. Elles sont sur le point de s’embrasser. Un son de noti­fi­ca­tion les inter­rompt.

Sara C. Ça y est. Une de mes cama­rades vient de m’envoyer le lien pour votre nou­velle bat­terie.

Polaire Ça fait deux fois que vous en par­lez : qui sont ces cama­rades ? Quel genre de rela­tion entretenez-vous ?

Sara C. On nous appelle « salopes ».

Polaire (éton­née puis anx­ieuse) Ah bon… ? Vous en con­nais­sez d’autres ?

Sara C. On s’organise pour gag­n­er des points de vie. Dis­ons qu’on est… sol­idaires.

Polaire Sol­idaires ? Et plus si affinité ? Ressen­tez-vous de la soif quand vous les voyez ? Oups… Je ne sais pas ce qui se passe… Une émo­tion nou­velle s’est ouverte dans mon pro­gramme.

Sara C. Ça s’appelle « jalousie ». Ça vient générale­ment avec l’attachement. Mais on peut choisir de vivre des attache­ments mul­ti­ples.

Polaire Ce serait comme… faire alliance ? On pour­rait faire une sorte d’alliance intere­spèce ?

J’ai le ver­tige.

Sara C. Moi aus­si.

Polaire J’ai les mains moites… Je TRANSPIRE.

Sara C. touche les mains de Polaire.

Polaire Je ne com­prends pas. Je n’étais pas pro­gram­mée pour ça. C’est… c’est étrange à vivre.

Sara C. Mais ça veut dire… que vous vivez.

Noir sur Polaire et Sara C. •

Une écri­t­ure à qua­tre mains
À l’origine du réc­it Tout est chaos, il y a d’abord eu un court texte écrit par Wendy Delorme et Élise Bon­nard en vue d’une per­for­mance présen­tée lors du fes­ti­val WeToo à Paris en sep­tem­bre 2021. Retra­vail­lé pour lui don­ner la forme d’une pièce de théâtre qui peut se lire comme une nou­velle, le texte s’incarne dans deux per­son­nages imag­inés par cha­cune des autri­ces. Wendy a don­né vie à Sara C., humaine vivant dans le futur, tan­dis qu’Élise a con­vo­qué l’androïde Polaire, per­son­nage qu’elle a créé en sep­tem­bre 2019 dans le cadre des Chroniques lyon­nais­es du presque futur, une série de textes de fic­tion pub­liée jusqu’en mai 2020 dans le mag­a­zine Hétéro­clite.

L’écriture à qua­tre mains per­met un ping-pong créatif par­ti­c­ulière­ment stim­u­lant, selon les deux autri­ces. Pour Wendy Delorme, créer à deux, c’est « se met­tre en rela­tion avec des sen­si­bil­ités et des rap­ports au monde dif­férents mais avec des valeurs com­munes. Il y a quelque chose d’organique. » Un jeu lit­téraire qu’elle pra­tique dans le col­lec­tif RER Q (qui compte égale­ment Rébec­ca Chail­lon, Camille Cor­nu, Claire Finch, Élodie Petit et Etaïnn Zwer), dans lequel chaque écrivain·e par­ticipe au tis­sage d’un imag­i­naire com­mun en prenant en charge une par­tie de la nar­ra­tion. Elle est égale­ment co-autrice, avec l’écrivaine Fan­ny Chiarel­lo, du roman L’Évaporée (Cam­bourakis, 2022).

 

Wendy Delorme

Romancière, traductrice, elle a publié en janvier 2023 un essai-récit intitulé Devenir Lionne, aux éditions Lattès. Ses écrits de fiction parlent des potentialités politiques des corps, de désir et de sororité. Voir tous ses articles

Élise Bonnard

Autrice de fictions, carnets de poésie et créations sonores, Elise Bonnard met également en scène ses textes lors de performances. Depuis 2018, elle anime des ateliers d’écriture avec le duo Cristal qui songe et le collectif Papier Charbon. Voir tous ses articles

Baiser : pour une sexualité qui libère

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