Visibiliser la transphobie, une urgence journalistique

Les tran­si­den­ti­tés sont au cœur des guerres cultu­relles, mais sont mal ou peu traitées dans les médias, à quelques excep­tions près. Dans cette chronique, la jour­na­liste trans Coline Folliot appelle les rédac­tions à s’outiller pour mieux traiter un sujet devenu central.

par

Publié le 28/07/2025

Modifié le 11/09/2025

Coline Folliot, copré­si­dente de l’Association des jour­na­listes les­biennes, gays, bi·es, trans et inter­sexes (AJL). Illustration : Lucile Gautier

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

Est-ce que je n’en ferais pas un peu trop ? Quand j’entre mon nom dans un moteur de recherche, il en ressort que j’écris vraiment beaucoup sur les tran­si­den­ti­tés et la transphobie. 

Mais j’écris ce texte en mai 2025. Le massacre des Gazaoui·es s’intensifie encore, la guerre en Ukraine dure depuis trois ans, la crise cli­ma­tique s’emballe chaque année un peu plus, la montée des extrêmes droites en Europe semble inexo­rable, et Donald Trump déroule son programme ultra­réac­tion­naire. À côté de ces dossiers, les attaques antitrans peuvent sembler secon­daires, même à la jour­na­liste trans que je suis.

Cet argument – tant entendu qu’on finit malgré nous par l’intégrer – n’est pas seulement une violence intime, c’est aussi une erreur jour­na­lis­tique. Car, en l’acceptant, on passe à côté du rôle central qu’a joué la rhé­to­rique antitrans dans la victoire de Donald Trump. Pendant toute sa campagne, il en a usé, repro­chant à la démocrate Kamala Harris et à son colistier, Tim Walz, d’être des « woke » défendant les personnes trans – quand bien même les tran­si­den­ti­tés étaient loin d’être au cœur de leur campagne. Et de nombreux édi­to­ria­listes ont suivi cette ligne.

Pour le président états-unien comme pour les trans­phobes du monde entier, la dés­in­for­ma­tion est une arme de choix. Au nom d’un pseudo « bon sens » fal­la­cieux, elles et ils nient les recherches en sciences sociales, en biologie ou en médecine, pour prétendre qu’une prise en charge médicale, voire sociale, des mineur·es trans serait dan­ge­reuse, que les ados tran­si­tion­ne­raient mas­si­ve­ment sous l’influence des réseaux sociaux, que les athlètes femmes trans mena­ce­raient le sport féminin, qu’elles enva­hi­raient les espaces en non-mixité… Peu importe le réel, les tran­si­den­ti­tés sont devenues consti­tu­tives d’une panique morale per­met­tant de défendre, en réaction, un modèle de société auto­ri­taire, patriar­cal et, le plus souvent, raciste.

Journalistiquement, le sujet n’est pas de savoir si tel tweet de J. K. Rowling1La roman­cière bri­tan­nique, autrice de Harry Potter, finance des col­lec­tifs antitrans et prend régu­liè­re­ment la parole sur les réseaux sociaux pour s’attaquer aux femmes trans. Lire aussi l’entrée « terf » de notre glossaire sur tpp.revueladeferlante.orgest trans­phobe ou sim­ple­ment « polémique », mais comment cette trans­pho­bie est devenue le point de ral­lie­ment des discours d’extrême droite ou com­plo­tistes pour élargir leur audience et s’attaquer aux droits des personnes mino­ri­sées. Aux États-Unis, cela sert à renforcer des poli­tiques racistes et anti­avortement. En Russie, les personnes queers sont traitées en ennemies de la nation. En France, les héritier·es de La Manif pour tous (comme Ypomoni ou l’Observatoire La Petite Sirène) concentrent leurs attaques sur les personnes trans, en ins­tru­men­ta­li­sant la pro­tec­tion de l’enfance. Et com­mencent à entraîner la droite, l’extrême droite, et jusqu’à Emmanuel Macron, qui avait jugé habile, pendant la campagne des légis­la­tives de 2024, de qualifier d’« ubuesque » la pro­po­si­tion de déju­di­cia­ri­ser le chan­ge­ment d’état civil pour les personnes trans.


Les tran­si­den­ti­tés gagnent en visi­bi­li­té, oui, mais celles et ceux qui en parlent le plus sont, de loin, celles et ceux qui nour­rissent cette offensive réactionnaire.


La trans­pho­bie n’est pas que rhé­to­rique. Aux États-Unis, la jour­na­liste Erin Reed2Erin Reed est aussi autrice du blog « Erin in the morning » sur les droits des personnes trans a dénombré 850 projets de loi anti-LGBTQIA+ déposés à travers le pays depuis le début de l’année 2025, et d’autres centaines les années pré­cé­dentes, rendant l’accès aux soins souvent impos­sibles et encou­ra­geant violences et dis­cri­mi­na­tions, jusqu’à pousser nombre de personnes trans au suicide. En France, « depuis quelques années, la trans­pho­bie se classe dans le “top 3” des LGBTphobies recensées », écrit SOS homo­pho­bie dans son rapport de 2025. Quand, à Boston, en mai 2025, une butch (une lesbienne qui adopte certains codes de la mas­cu­li­ni­té) est expulsée de toilettes publiques pour femmes, ou quand, en avril dernier, la justice bri­tan­nique décrète qu’on reconnaît une femme à sa capacité à enfanter, on mesure combien la trans­pho­bie légitime une police du genre et marque un violent retour en arrière pour les luttes féministes.

Alors non, je n’en fais pas trop. Nous n’en faisons même pas assez. En 2023, une étude de
l’Association des jour­na­listes les­biennes, gays, bi·es, trans et inter­sexes (AJL) relevait un progrès en trompe‑l’œil : les tran­si­den­ti­tés gagnent en visi­bi­li­té, oui, mais celles et ceux qui en parlent le plus sont, de loin, celles et ceux qui nour­rissent cette offensive réac­tion­naire, par des tribunes, des inter­views, des éditos, des chro­niques… Les médias qui pro­duisent des contenus plus rigoureux et de qualité le font dans un volume beaucoup plus faible, ce qui laisse la trans­pho­bie et la dés­in­for­ma­tion envahir le débat public.

Quand j’interviens devant des jeunes jour­na­listes en tant que copré­si­dente de l’AJL, elles et ils me posent presque toujours la question : « Comment mieux parler des tran­si­den­ti­tés ? » Ma réponse est simple : tra­vaillez. Respectez-nous, usez de la même déon­to­lo­gie que pour n’importe quel sujet, cherchez des angles per­ti­nents, des sources fiables, entendez nos exper­tises, acceptez que les personnes trans ne soient pas que des témoins touchants, mais aussi des chercheur·euses, des soignant·es, des socio­logues. Et des journalistes.

En France, la cou­ver­ture de la pro­po­si­tion de loi trans­phobe inter­di­sant les tran­si­tions de genre pour les mineures, votée par le Sénat en mai 2024, est à ce titre inté­res­sante. Plusieurs médias de presse écrite de premier plan (Le Monde, Libération, Mediapart…) l’ont traitée au travers d’articles fouillés, qui reve­naient sur la genèse du texte et la dés­in­for­ma­tion sur laquelle il était fondé. Ces articles avaient en commun de donner largement la place aux personnes concer­nées. Pour beaucoup, ils étaient aussi écrits par des jour­na­listes queers qui tra­vaillent le sujet au long cours. Ce n’est pas une coïn­ci­dence. Aux rédacteur·ices en chef qui se deman­de­raient si elles et ils en font assez, je sug­gé­re­rais donc cette piste : embauchez des jour­na­listes trans. Et écoutez-les. •

  • 1
    La roman­cière bri­tan­nique, autrice de Harry Potter, finance des col­lec­tifs antitrans et prend régu­liè­re­ment la parole sur les réseaux sociaux pour s’attaquer aux femmes trans. Lire aussi l’entrée « terf » de notre glossaire sur tpp.revueladeferlante.org
  • 2
    Erin Reed est aussi autrice du blog « Erin in the morning » sur les droits des personnes trans

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.