Est-ce que je n’en ferais pas un peu trop ? Quand j’entre mon nom dans un moteur de recherche, il en ressort que j’écris vraiment beaucoup sur les transidentités et la transphobie.
Mais j’écris ce texte en mai 2025. Le massacre des Gazaoui·es s’intensifie encore, la guerre en Ukraine dure depuis trois ans, la crise climatique s’emballe chaque année un peu plus, la montée des extrêmes droites en Europe semble inexorable, et Donald Trump déroule son programme ultraréactionnaire. À côté de ces dossiers, les attaques antitrans peuvent sembler secondaires, même à la journaliste trans que je suis.
Cet argument – tant entendu qu’on finit malgré nous par l’intégrer – n’est pas seulement une violence intime, c’est aussi une erreur journalistique. Car, en l’acceptant, on passe à côté du rôle central qu’a joué la rhétorique antitrans dans la victoire de Donald Trump. Pendant toute sa campagne, il en a usé, reprochant à la démocrate Kamala Harris et à son colistier, Tim Walz, d’être des « woke » défendant les personnes trans – quand bien même les transidentités étaient loin d’être au cœur de leur campagne. Et de nombreux éditorialistes ont suivi cette ligne.
Pour le président états-unien comme pour les transphobes du monde entier, la désinformation est une arme de choix. Au nom d’un pseudo « bon sens » fallacieux, elles et ils nient les recherches en sciences sociales, en biologie ou en médecine, pour prétendre qu’une prise en charge médicale, voire sociale, des mineur·es trans serait dangereuse, que les ados transitionneraient massivement sous l’influence des réseaux sociaux, que les athlètes femmes trans menaceraient le sport féminin, qu’elles envahiraient les espaces en non-mixité… Peu importe le réel, les transidentités sont devenues constitutives d’une panique morale permettant de défendre, en réaction, un modèle de société autoritaire, patriarcal et, le plus souvent, raciste.
Journalistiquement, le sujet n’est pas de savoir si tel tweet de J. K. Rowling1La romancière britannique, autrice de Harry Potter, finance des collectifs antitrans et prend régulièrement la parole sur les réseaux sociaux pour s’attaquer aux femmes trans. Lire aussi l’entrée « terf » de notre glossaire sur tpp.revueladeferlante.orgest transphobe ou simplement « polémique », mais comment cette transphobie est devenue le point de ralliement des discours d’extrême droite ou complotistes pour élargir leur audience et s’attaquer aux droits des personnes minorisées. Aux États-Unis, cela sert à renforcer des politiques racistes et antiavortement. En Russie, les personnes queers sont traitées en ennemies de la nation. En France, les héritier·es de La Manif pour tous (comme Ypomoni ou l’Observatoire La Petite Sirène) concentrent leurs attaques sur les personnes trans, en instrumentalisant la protection de l’enfance. Et commencent à entraîner la droite, l’extrême droite, et jusqu’à Emmanuel Macron, qui avait jugé habile, pendant la campagne des législatives de 2024, de qualifier d’« ubuesque » la proposition de déjudiciariser le changement d’état civil pour les personnes trans.
Les transidentités gagnent en visibilité, oui, mais celles et ceux qui en parlent le plus sont, de loin, celles et ceux qui nourrissent cette offensive réactionnaire.
La transphobie n’est pas que rhétorique. Aux États-Unis, la journaliste Erin Reed2Erin Reed est aussi autrice du blog « Erin in the morning » sur les droits des personnes trans a dénombré 850 projets de loi anti-LGBTQIA+ déposés à travers le pays depuis le début de l’année 2025, et d’autres centaines les années précédentes, rendant l’accès aux soins souvent impossibles et encourageant violences et discriminations, jusqu’à pousser nombre de personnes trans au suicide. En France, « depuis quelques années, la transphobie se classe dans le “top 3” des LGBTphobies recensées », écrit SOS homophobie dans son rapport de 2025. Quand, à Boston, en mai 2025, une butch (une lesbienne qui adopte certains codes de la masculinité) est expulsée de toilettes publiques pour femmes, ou quand, en avril dernier, la justice britannique décrète qu’on reconnaît une femme à sa capacité à enfanter, on mesure combien la transphobie légitime une police du genre et marque un violent retour en arrière pour les luttes féministes.
Alors non, je n’en fais pas trop. Nous n’en faisons même pas assez. En 2023, une étude de
l’Association des journalistes lesbiennes, gays, bi·es, trans et intersexes (AJL) relevait un progrès en trompe‑l’œil : les transidentités gagnent en visibilité, oui, mais celles et ceux qui en parlent le plus sont, de loin, celles et ceux qui nourrissent cette offensive réactionnaire, par des tribunes, des interviews, des éditos, des chroniques… Les médias qui produisent des contenus plus rigoureux et de qualité le font dans un volume beaucoup plus faible, ce qui laisse la transphobie et la désinformation envahir le débat public.
Quand j’interviens devant des jeunes journalistes en tant que coprésidente de l’AJL, elles et ils me posent presque toujours la question : « Comment mieux parler des transidentités ? » Ma réponse est simple : travaillez. Respectez-nous, usez de la même déontologie que pour n’importe quel sujet, cherchez des angles pertinents, des sources fiables, entendez nos expertises, acceptez que les personnes trans ne soient pas que des témoins touchants, mais aussi des chercheur·euses, des soignant·es, des sociologues. Et des journalistes.
En France, la couverture de la proposition de loi transphobe interdisant les transitions de genre pour les mineures, votée par le Sénat en mai 2024, est à ce titre intéressante. Plusieurs médias de presse écrite de premier plan (Le Monde, Libération, Mediapart…) l’ont traitée au travers d’articles fouillés, qui revenaient sur la genèse du texte et la désinformation sur laquelle il était fondé. Ces articles avaient en commun de donner largement la place aux personnes concernées. Pour beaucoup, ils étaient aussi écrits par des journalistes queers qui travaillent le sujet au long cours. Ce n’est pas une coïncidence. Aux rédacteur·ices en chef qui se demanderaient si elles et ils en font assez, je suggérerais donc cette piste : embauchez des journalistes trans. Et écoutez-les. •



