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Vandana Shiva, icône écoféministe

Autrice et con­féren­cière à suc­cès, Van­dana Shi­va est une icône mon­di­ale, fon­da­trice d’un écofémin­isme décolo­nial. À 70 ans, elle pub­lie son auto­bi­ogra­phie. Ren­con­tre à New Del­hi et dans la ferme de semences paysannes qu’elle a fondée au nord de l’Inde.
Publié le 28/07/2023

Modifié le 16/01/2025

Vandana Shiva : objectif terre
Van­dana Shi­va à Man­toue (Ital­ie) en sep­tem­bre 2022, à l’occasion du Fes­ti­valet­ter­atu­ra, une man­i­fes­ta­tion cul­turelle con­sacrée aux livres. OPALE.PHOTO / ISABELLA DE MADDALENA

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°11 Habiter, paru en août 2023. Con­sul­tez le som­maire.

Dans la douce chaleur de ce mois de jan­vi­er, je l’attends, assise sur un muret à l’extérieur de la ferme Nav­danya (« neuf graines », en hin­di). Un 4x4 noir se gare devant les bâti­ments de brique rouge, Van­dana Shi­va en sort, envelop­pée d’un sari noir et d’un châle fon­cé.

Elle avance vers moi d’un pas décidé. Deux jours avant, à la fin de notre entre­vue dans son bureau de New Del­hi, nous nous étions don­né ren­dez-vous ici, dans ce lieu qu’elle a créé il y a plus de trente ans pour cul­tiv­er et dis­tribuer les semences paysannes men­acées par les brevets de l’agro-industrie. « Le soleil est plus doux qu’à Del­hi! », me lance-t-elle avant de me con­tourn­er et de rejoin­dre l’accueil où l’attend une réu­nion. Je ne la rever­rai pas.Il faut tra­vers­er un long verg­er de man­guiers avant d’arriver à l’entrée de ce domaine de 28 hectares comp­tant une ving­taine de salarié·es. La ferme-ONG est située à six heures de train de la cap­i­tale, dans la cam­pagne qui envi­ronne Dehradun, grosse bour­gade de l’Uttarakhand dans le nord de l’Inde, d’où est orig­i­naire Van­dana Shi­va.

La ferme accueille régulière­ment des volon­taires inter­na­tionaux qui paient leur gîte et leur cou­vert. Ils et elles don­nent un coup de main aux champs le matin avant d’assister, l’après-midi, à un cycle de cours sur l’agroécologie et l’écoféminisme, sur place à l’université de la Terre, la Bija Vidyapeeth (lit­térale­ment, « l’école de la graine »). Sur les murs extérieurs de la salle de con­férences, des dizaines de pho­tos sou­venirs – la moitié représen­tent le prince Charles en vis­ite sur les lieux. « J’ai hâte de par­ler à Van­dana ! », me con­fie un volon­taire cana­di­en aux cheveux longs, adepte de médi­ta­tion. Il sera tout aus­si déçu que moi : la cheffe de file de la lutte anti OGM est une femme occupée. Les livres, les con­férences publiques et les réu­nions au som­met aux­quelles elle par­ticipe ryth­ment son exis­tence et lui pro­curent un revenu qui per­met en par­tie de faire tourn­er la ferme. À 70 ans, elle vient de pub­li­er son auto­bi­ogra­phie : Ter­ra Viva, traduite ou en cours de tra­duc­tion dans le monde entier. « Un jour elle donne un dis­cours fémin­iste à l’ONU, le mois suiv­ant elle se rend à un rassem­ble­ment alter­mon­di­al­iste, et entre-temps elle échange avec des paysannes indi­ennes », souligne Marin Schaffn­er, édi­teur et tra­duc­teur en français de Ter­ra Viva.

Mémoires ter­restres, une auto­bi­ogra­phie mon­di­ale

Neuf chapitres pour résumer soix­ante-dix ans de vie et cinquante ans de mil­i­tan­tisme au ser­vice de la Terre : telle est l’ambition de l’autobiographie de Van­dana Shi­va. Pub­lié en Inde en avril 2022 chez Women Unlim­it­ed sous le titre Ter­ra Viva, My Life in Bio­di­ver­si­ty of Move­ments, le livre sor­ti­ra en librairie en France le 6 octo­bre sous le titre Mémoires Ter­restres (traduit par Marin Schaf­fer, coédi­tion Wild­pro­ject et Rue de l’Échiquier). La mil­i­tante écofémin­iste y fait le réc­it de son enfance, développe ses sujets de prédilec­tion, compte ses vic­toires et rend hom­mage à celles et ceux aujourd’hui décédé·es qui l’ont influ­encée : les femmes du mou­ve­ment Chip­ko, la fémin­iste indi­enne Kam­la Bhasin, l’écologiste Ted­dy Gold­smith (dont l’altercation avec le dirigeant de la Banque mon­di­ale est une anec­dote réjouis­sante du livre), la mil­i­tante kényane Wan­gari Maathai. Le livre, qui se con­clut sur l’évocation du « chaos cli­ma­tique » et de l’épidémie du Covid-19, fustige la « désas­treuse entre­prise » de la manip­u­la­tion du vivant. L’ensemble manque par­fois d’émotion et de nuance, mais com­pose une fresque com­plète de ses engage­ments.

À New Del­hi, dans le vestibule de son bureau où nous étions assis­es côte à côte deux jours aupar­a­vant, je lui ai demandé : « Si vous fer­mez les yeux et que vous imag­inez la nature autour de vous, que voyez-vous ? » Van­dana Shi­va m’a regardée fix­e­ment. « Une forêt », a‑t-elle répon­du. Et c’est comme si, dans le court silence qui a suivi, le bureau s’était changé en clair­ière. Pour elle, depuis tou­jours, tout part de la forêt. Née en 1952 à Dehradun, au pied de l’Himalaya, dans un milieu éduqué et de haute caste, elle a décou­vert les forêts de sa région natale grâce aux longues march­es qu’elle fai­sait avec son père. Sa mère était inspec­trice des écoles et s’est mise à cul­tiv­er la terre sur le tard. Après une édu­ca­tion en étab­lisse­ment catholique, l’étudiante obtient une licence de physique, intè­gre briève­ment le pres­tigieux cen­tre de recherche atom­ique Bhab­ha de Bom­bay avant d’abandonner la physique nucléaire pour suiv­re un doc­tor­at en philoso­phie des sci­ences au Cana­da.

À 22 ans, alors qu’elle est étu­di­ante en thèse, elle prof­ite de con­gés pour revenir en Inde et s’engager aux côtés de vil­la­geois­es mobil­isées con­tre l’exploitation com­mer­ciale des forêts, au Garhw­al dans l’Uttarakhand. Le mou­ve­ment Chip­ko (« étreinte » en hin­di), célèbre pour ses actions d’enlacement des arbres, a été un tour­nant dans la vie de Van­dana Shi­va, comme elle le racon­te dans son auto­bi­ogra­phie et dans plusieurs de ses livres. C’est auprès de ses « sœurs de lutte » qu’elle rem­porte en 1981 sa pre­mière vic­toire d’activiste : un mora­toire de quinze ans sur l’abattage des arbres sur une super­fi­cie de plus de 1000 kilo­mètres car­rés.


La par­tic­u­lar­ité de sa pen­sée écofémin­iste repose essen­tielle­ment sur l’articulation qu’elle opère entre fémin­isme et colo­nial­isme, ain­si que sur sa con­nais­sance con­crète du monde agri­cole indi­en.


La même année, elle mène une enquête reten­tis­sante qui mon­tre que les plan­ta­tions d’eucalyptus des envi­rons de Ban­ga­lore, ville mérid­ionale indi­enne, encour­agées par la Banque mon­di­ale pour l’industrie du papi­er, sont un désas­tre envi­ron­nemen­tal. Dans la foulée, elle signe une autre étude qui pré­cip­ite la fer­me­ture d’une mine de cal­caire située dans le nord du pays. En 1982, elle fonde la Research Foun­da­tion for Sci­ence, Tech­nol­o­gy and Nat­ur­al ressource pol­i­cy, qu’elle surnomme « l’institut de la con­tre-exper­tise » : un organ­isme de recherche indépen­dant dédié au développe­ment de méth­odes d’agriculture durable en parte­nar­i­at étroit avec les com­mu­nautés locales. En 1984, elle pub­lie The Vio­lence of the Green Rev­o­lu­tion (non traduit en français), pre­mière enquête cri­tique de la mod­erni­sa­tion accélérée de l’agriculture indi­enne au nom de la lutte con­tre la faim (1) . Dès lors, elle choisit de s’engager pour le com­bat des femmes mar­gin­al­isées par le développe­ment économique de la société indi­enne, et intè­gre le cer­cle fer­mé de celles et ceux qui ont l’oreille des min­istres.

Autonomie alimentaire

Lors d’une con­férence sur la biotech­nolo­gie à Genève, en 1987, elle décou­vre que les entre­pris­es qui ont aspergé de glyphosate les champs de mono­cul­ture du nord de l’Inde ain­si que quelques autres géants de la biotech­nolo­gie – qu’elle surnomme les « car­tels du poi­son » – s’apprêtent à intro­duire partout dans le monde des organ­ismes géné­tique­ment mod­i­fiés (OGM) et à en brevet­er les semences. Dans l’avion qui la ramène chez elle, Van­dana Shi­va se rap­pelle avoir été saisie par l’urgence. « C’est l’anxiété qui a tou­jours nour­ri mes actions », affirme-t-elle. Face à ce qui lui appa­raît comme une nou­velle guerre de coloni­sa­tion biotech­nologique motivée par le seul prof­it, elle éla­bore une riposte qui peut se résumer en trois points : pro­téger les semences des intérêts agrotech­nologiques afin de soutenir la cul­ture paysanne locale ; dévelop­per une théorie décolo­niale, écol­o­giste et fémin­iste ; et enfin, men­er un lob­by­ing intense, local et inter­na­tion­al pour faire évoluer les lég­is­la­tions dans le domaine agri­cole.

Grâce à un héritage mater­nel, Van­dana achète en 1987 un bout de terre appau­vrie par la cul­ture de l’eucalyptus dans sa région d’origine. C’est là qu’elle implantera Nav­danya, sa ferme écore­spon­s­able avant l’heure. Elle décide de « rem­plac­er la mono­cul­ture de l’eucalyptus par une cen­taine de var­iétés d’arbres qui s’épanouissent sur la ferme », explique Jatin, mon jeune guide lors de la vis­ite des lieux. Fuyant la vie con­sumériste de Cal­cut­ta, il a été embauché ici il y a trois mois et se forme à la poly­cul­ture, la per­ma­cul­ture et le labour sans tracteur.

Dans cette région dom­inée par la cul­ture du riz bas­mati, l’ambition de la ferme a tou­jours été de dévelop­per des var­iétés anci­ennes de céréales et de légu­mineuses aux pro­priétés résilientes. Depuis des décen­nies, Van­dana Shi­va bataille pour faire enten­dre que l’autonomie ali­men­taire et la cul­ture vivrière sont les clés d’un sys­tème où tout le monde mange à sa faim. « On fait pouss­er cent cinquante var­iétés de blé », explique encore Jatin en mon­trant les petites par­celles cul­tivées. Durant la sai­son esti­vale, elles lais­seront place aux 375 var­iétés de riz de la ferme.

Au bout du domaine, le jeune homme pousse la porte d’une petite mai­son-musée. On se déchausse. Ici, le sol est lavé à la bouse de vache fraîche. Les var­iétés sont con­servées dans des dizaines de boîtes de métal éti­quetées – les dernières ont été envoyées d’Arizona.

Drona, le bras droit de Van­dana Shi­va à la ferme me reçoit. Il est « directeur des pro­grammes et de la com­mu­ni­ca­tion » et pilote désor­mais l’entreprise qui com­mer­cialise les pro­duits Nav­danya. Sweat à capuche sur le dos, ce fils d’un ex-min­istre bhoutanais défend le bilan de l’ONG avec fierté : 2,7 mil­lions de paysan·nes ont été formé·es par Nav­danya. L’organisation pos­sède désor­mais 150 ban­ques de semences pour 4000 var­iétés de riz, 250 de blé, 11 d’orge, 14 de mil­let, 10 d’avoine, 7 de moutarde. « Nous souhaitons que l’Inde devi­enne un pays 100 % bio d’ici à 2047, pour le cen­te­naire de l’indépendance », m’annonce Drona. Pour­tant, tout autour de cette petite oasis qu’est Nav­danya, les champs sont arrosés de pes­ti­cides. « À chaque agricul­teur qui déclare qu’il n’a pas besoin de pro­duit chim­ique, il y a de l’espoir », m’assurait pour­tant à New Dehli Van­dana Shi­va, con­fi­ante. Et, avec ses grands yeux plan­tés dans les miens, elle décré­tait qu’il est ain­si pos­si­ble de « déplac­er
des mon­tagnes ».

Écoféminisme décolonial

Théorici­enne et autrice pro­lifique, Van­dana Shi­va a défi­ni sa pro­pre pen­sée au fil de plusieurs ouvrages, à com­mencer par l’un de ses livres majeurs : Restons vivantes. La par­tic­u­lar­ité de sa pen­sée écofémin­iste repose essen­tielle­ment sur l’articulation qu’elle opère entre fémin­isme et colo­nial­isme ain­si que sur sa con­nais­sance con­crète du monde agri­cole indi­en. Son con­cept phare, le « patri­ar­cat cap­i­tal­iste », désigne un sys­tème d’organisation économique reposant sur des con­nais­sances imposées par le colo­nial­isme et gou­verné par une soif de pro­duc­tivisme et d’accaparement, dans lequel la dom­i­na­tion et l’exploitation subies par les femmes et par la nature sont du même ordre. Dans un même mou­ve­ment, la logique « mas­culin­iste », en imposant une divi­sion gen­rée entre le tra­vail pro­duc­tif et le tra­vail repro­duc­tif, a délégitimé, mar­gin­al­isé et exploité économique­ment les femmes. « Ce qui est magis­tral dans l’œuvre de Shi­va, c’est son analyse ant­i­cap­i­tal­iste, à la hau­teur des grands réc­its de Marx ou Fed­eri­ci , qu’elle sort du monde intel­lectuel et des joutes uni­ver­si­taires pour l’utiliser dans son mil­i­tan­tisme de ter­rain », souligne la soci­o­logue écofémin­iste Geneviève Pru­vost.


« Je ne dis pas que c’est dans nos gènes de porter de l’eau ! Je dis que les iné­gal­ités de genre ont créé un con­texte qui fait que ce sont les femmes qui por­tent l’eau. Et donc elles savent quand il n’y en a plus ou quand elle est pol­luée. »

Van­dana Shi­va


Face à la remise en ques­tion de l’agriculture tra­di­tion­nelle et à la destruc­tion du vivant par les firmes occi­den­tales, Van­dana Shi­va plaide pour une agri­cul­ture durable qui remette les paysannes au cen­tre du sys­tème de pro­duc­tion. L’originalité de son pro­pos réside égale­ment dans les références appuyées à la cul­ture hin­doue qui le nour­ris­sent. Au cœur de sa pen­sée : la « shak­ti », principe « féminin » créa­teur du cos­mos qui exalte la puis­sance créa­trice fémi­nine et les liens entre les femmes et la nature. « Les femmes sont celles qui pren­nent soin de nos vies, ce sont elles qui four­nissent la nour­ri­t­ure, ce sont elles qui vont chercher l’eau», souligne-t-elle lors de notre entre­tien. Con­tre les accu­sa­tions d’essentialisme que je lui oppose, elle s’exclame : « Je ne dis pas que c’est dans nos gènes de porter de l’eau! Je dis que les iné­gal­ités de genre ont créé un con­texte qui fait que ce sont les femmes qui por­tent l’eau. Et donc elles savent quand il n’y en a plus ou quand elle est pol­luée. » Autrement dit, leur con­di­tion, sou­vent non choisie, en fait des expertes. Et pour Van­dana Shi­va, ces savoirs ver­nac­u­laires, trans­mis de généra­tion en généra­tion, ont autant de valeur, sinon plus, que le savoir agronomique mod­erne et occi­den­tal. En met­tant en avant ces savoirs ances­traux, Van­dana Shi­va a, de fait, forte­ment con­tribué à redonner de la puis­sance à des modes de pen­sée non occi­den­taux.

Ses références à la « puis­sance créa­trice fémi­nine » sont peu audi­bles chez les intel­lectuelles français­es héri­tières d’un fémin­isme matéri­al­iste qui tourne le dos aux reli­gions et au con­cept de nature. Cepen­dant, estime la philosophe Émi­lie Hache dans sa pré­face à l’anthologie de textes écofémin­istes Reclaim (Cam­bourakis, 2016), « elle est moins en train d’idéaliser la société indi­enne pré­colo­niale (ou de souhaiter un chimérique “retour à”) que de reclaim –revendi­quer et réin­ven­ter – d’autres façons de vivre con­tre la dévas­ta­tion du monde par le cap­i­tal­isme post­colo­nial ». Pour sa part, la mil­i­tante écofémin­iste et chercheuse en philoso­phie Myr­i­am Bahaf­fou souligne le décen­trement salu­taire qu’a provo­qué chez elle la pen­sée de Van­dana Shi­va. « Ses références cos­mologiques m’ont autorisée à penser le fémin­isme dans une dimen­sion inédite, c’est-à-dire énergé­tique et spir­ituelle, et ça, ça a changé ma vie, con­fie-t-elle. Cette puis­sance con­tin­ue de me nour­rir aujourd’hui. »

Dans le viseur de Monsanto

C’est dans les années 1990 que Van­dana Shi­va est dev­enue une fig­ure du mou­ve­ment alter­mon­di­al­iste. Elle a organ­isé en 1996 le tout pre­mier rassem­ble­ment anti-mon­di­al­i­sa­tion à Ban­ga­lore, rassem­blant 500000 fermier·es et militant·es. Puis elle a été, avec d’autres, à la tête des man­i­fes­ta­tions mon­stres pour pro­test­er con­tre la poli­tique de l’Organisation mon­di­ale du com­merce (OMC), dans les rues de Seat­tle en 1999. Son activisme s’incarne aus­si sur les bancs des tri­bunaux. Dès 1998, elle attaque en jus­tice Mon­san­to, le numéro 2 mon­di­al des semences agri­coles accu­sant la multi­na­tionale d’avoir fait entr­er de manière illé­gale des OGM en Inde. Elle repousse les brevets améri­cains sur le riz bas­mati en 2001, ceux sur la feuille de mar­gousi­er en 2005, empêche l’introduction de l’aubergine Mon­san­to (2) en 2010. C’est encore elle qui est par­mi d’autres à l’initiative du « tri­bunal citoyen», com­posé d’un col­lec­tif inter­na­tion­al de juristes et d’ONG, pour juger Mon­san­to pour « crimes con­tre l’humanité et éco­cide», à La Haye en 2016.

En rai­son de ces attaques répétées con­tre la firme agro-indus­trielle, l’Indienne est une fig­ure appré­ciée des écol­o­gistes français. Elle a plusieurs fois ren­con­tré l’agriculteur et philosophe Pierre Rab­hi, fig­ure du mou­ve­ment français de l’agroécologie, décédé en 2021. Elle a égale­ment soutenu dans les années 2000 le mou­ve­ment des faucheurs d’OGM mené par José Bové, puis l’association Notre affaire à tous qui lutte pour la jus­tice cli­ma­tique ; elle a aus­si arpen­té la ZAD de Notre-Dame des Lan­des en 2018. Dans sa ligne de mire plus récem­ment : les géants du numérique. Dans son dernier essai, 1 %, Repren­dre le pou­voir face à la toute-puis­sance des rich­es (Rue de l’Échiquier, 2019), elle s’attaque notam­ment à la fon­da­tion Bill & Melin­da Gates à qui elle reproche leur sou­tien aux biotech­nolo­gies et à la géo-ingénierie.

Une personnalité objet de critiques

En Inde, l’activiste a con­seil­lé de nom­breux min­istres de l’Agriculture afin que la loi indi­enne sur les brevets garan­tisse le libre partage des semences. Mais ses tal­ents de lob­by­iste n’ont empêché ni l’arrivée du coton trans­génique en 2002, ni le feu vert don­né fin 2022 à la pro­duc­tion de semences d’une moutarde géné­tique­ment mod­i­fiée, pre­mier OGM des­tiné à l’alimentation humaine autorisé en Inde. Quand le par­ti ultra­na­tion­al­iste hin­dou BJP (Bharatiya Jana­ta Par­ty) a gag­né les élec­tions en 2014 et porté Naren­dra Modi au pou­voir, Shi­va n’est pas dev­enue une opposante poli­tique. Lalitha Kumara­man­galam (3) , ex-secré­taire nationale du BJP, a même été invitée à pronon­cer une con­férence à la ferme Nav­danya, comme me le con­firmera la philosophe spé­cial­iste de l’écoféminisme Jeanne Bur­gart Goutal, qui a séjourné à la ferme en 2018 lorsqu’elle pré­parait son livre Être écofémin­iste. Théories et pra­tiques (L’Échappée, 2020).

Pour­tant, dans un ouvrage non traduit en français, India divid­ed (l’Inde divisée), pub­lié après un pogrom anti-musul­man orchestré en 2002 au Gujarat – alors gou­verné par le futur Pre­mier min­istre d’extrême droite Naren­dra Modi –, la mil­i­tante dénonçait avec vir­u­lence sa « poli­tique de l’exclusion ». Vingt ans plus tard, plus rien ne sub­siste de cette cri­tique dans son auto­bi­ogra­phie. Mais lorsque je dis à Shi­va que ses références à la cul­ture ances­trale peu­vent être perçues comme com­pat­i­bles avec l’idéologie d’extrême droite du gou­verne­ment actuel, elle ne me laisse pas finir : « Je défends une Inde diverse », affir­mant ici sa rup­ture avec le dis­cours de Modi, pétri de haine et de dis­crim­i­na­tion con­tre les minorités. Elle me fait part aus­si de sa « tristesse » face aux dizaines d’intellectuel·les emprisonné·es et poursuivi·es sous de faux chefs d’inculpation.

De retour en France début févri­er, je décou­vre sur le site Euro­pean Sci­en­tist, une let­tre ouverte, signée par cinquante sci­en­tifiques européens s’opposant à la vis­ite de Van­dana Shi­va au lycée de Boston et à l’université inter­na­tionale de Floride. Présen­tée comme une femme inco­hérente, dont les pro­pos ne sont pas seule­ment « fan­tai­sistes » mais « néfastes », elle se voit rap­pel­er la pré­sumée impor­tance de l’agrochimie pour « mod­erniser l’agriculture » et « sauver la pop­u­la­tion de la faim ». Depuis de nom­breuses années, le lob­by agrochim­ique, et par­ti­c­ulière­ment celui lié à Mon­san­to, cherche à lui nuire, s’appuyant notam­ment sur le sou­tien de certain·es sci­en­tifiques. Les jour­nal­istes et organisateur·ices d’événements invi­tant Shi­va subis­sent régulière­ment des attaques virtuelles de « trolls ». Jade Lindgaard, jour­nal­iste chargée des ques­tions écologiques à Medi­a­part, témoigne avoir reçu « des mes­sages très agres­sifs et intim­i­dants », après la mise en ligne d’une inter­view vidéo de Shi­va en 2018. Le site inter­net de la fon­da­tion Nav­danya est quant à lui régulière­ment piraté.

Non-violence et mythification

Face à cette hos­til­ité, Van­dana Shi­va s’est forgé une armure, celle de l’héritière de Gand­hi, fig­ure de l’Indépendance respec­tée des Occi­den­taux. Comme lui, elle défend la célèbre « ahim­sa », qui veut dire «non-vio­lence» et incar­ne un human­isme de bon ton. Bien décidée à mar­quer des points face à ceux qui diri­gent la planète, elle ne s’embarrasse pas tou­jours de com­plex­ité, envoie des punch­lines et des métaphores bien sen­ties qui touchent son pub­lic inter­na­tion­al. Dans le réc­it qu’elle déploie, les dif­férences de caste, de classe ou de région sont gom­mées « pour la cause », favorisant l’image d’une nation indi­enne unie. Une stratégie de com­mu­ni­ca­tion que cri­tique l’historien indi­en Ramachan­dra Guha. Il regrette notam­ment les « représen­ta­tions super­fi­cielles et sen­sa­tion­nelles » de la lutte du mou­ve­ment Chip­ko, dont le réc­it invis­i­bilise la place des militant·es du Par­ti com­mu­niste indi­en et des lead­ers étudiant·es de gauche rad­i­cale. Tout comme l’image mythi­fiée des villageois·es enlaçant des arbres fait pass­er à l’arrière-plan d’autres tac­tiques de résis­tance plus clas­siques.

Gand­hi fai­sait face aux colons pieds nus, avec son châle de coton indi­en et son rou­et pour tiss­er la laine. Chez Van­dana Shi­va, c’est le sari et un bin­di par­ti­c­ulière­ment gros entre les yeux, qu’elle n’omet jamais de porter. Con­sciente de la force sym­bol­ique de ces acces­soires, elle sait aus­si qu’apparaître en cos­tume occi­den­tal et le front nu lors d’une for­ma­tion auprès de paysan·nes indien·nes peut lui don­ner plus de crédit. De son regard hyp­no­tique, Van­dana Shi­va con­clut notre entre­tien en me con­fi­ant à mi-voix : « Je ne fais pas de courbettes devant un politi­cien. Je sais que demain, il ne sera plus là. Les politi­ciens, je ne les prends pas au sérieux. C’est la civil­i­sa­tion que je prends au sérieux. »

Van­dana Shi­va, chronolo­gie d’une écofémin­iste

1952 : Nais­sance à Dehradun, dans le nord de l’Inde.

1974 : Par­ticipe au mou­ve­ment Chip­ko con­tre la déforesta­tion dans l’Himalaya.

1984 : Dénonce l’introduction en Inde de la mono­cul­ture abreuvée de pro­duits chim­iques.

1993 : Le prix Nobel « alter­natif » lui est décerné pour son activisme en faveur des femmes et de l’écologie.

2016 : Organ­ise le tri­bunal inter­na­tion­al citoyen con­tre Mon­san­to à La Haye pour crimes con­tre l’humanité.

2023 : Sor­tie en France de son auto­bi­ogra­phie Mémoires ter­restres.

 

Naiké Desquesnes est mil­i­tante, jour­nal­iste et éditrice. Elle s’intéresse à l’Inde, l’écologie et les sujets fémin­istes. Elle a édité Le livre de la jun­gle insurgée (Édi­tions de la dernière let­tre, 2022) et coécrit Notre corps, Nous-Mêmes (Hors d’atteinte édi­tions, 2020).

 


(1) La « révo­lu­tion verte », impul­sée par Nehru au milieu des années 1960 pour lut­ter con­tre la crise ali­men­taire, est une poli­tique agri­cole fondée sur l’application inten­sive de méth­odes mod­ernes.

(2) Le 14 sep­tem­bre 2016, Mon­san­to est offi­cielle­ment racheté par la société phar­ma­ceu­tique et agrochim­ique alle­mande Bay­er pour 66 mil­liards de dol­lars. À la suite de la fusion des deux com­pag­nies, Bay­er n’a pas souhaité con­serv­er le nom Mon­san­to.

(3) Lalitha Kumara­man­galam a dirigé une ONG pour les droits des femmes avant d’entrer en poli­tique en 2001 en faisant cam­pagne pour le par­ti ultra­na­tion­al­iste hin­dou BJP. En 2019, elle a défendu dans la presse la poli­tique dis­crim­i­na­toire visant les musulman·es au cœur de la nou­velle loi gou­verne­men­tale sur la citoyen­neté.

Naiké Desquesnes

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