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TROUVER SA VOIX

À Lille, une ortho­phon­iste accom­pa­gne des per­son­nes trans dans la recherche de leur iden­tité vocale. Un tra­vail col­lab­o­ratif qui peut dur­er plusieurs années et ques­tionne les liens entre voix et genre.
Publié le 21/06/2023

Modifié le 16/01/2025

Aimée Thiri­on

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°5. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.

Il est 8 h 20 et nous sommes trois à atten­dre devant la porte d’un immeu­ble HLM du quarti­er pop­u­laire de Moulins, à Lille. Une pho­tographe, une jour­nal­iste et une per­son­ne dont le vis­age est en par­tie caché sous une écharpe.

Une longue queue de cheveux noirs dépasse de son blou­son. Elle nous salue du regard et s’en va patien­ter à l’écart. Quelques min­utes plus tard, nous la retrou­vons dans le bureau de l’orthophoniste Juli­ette Defever. La jeune femme ne veut pas en dire trop sur elle : elle s’appelle Flavie¹ et ter­mine une for­ma­tion en infor­ma­tique. Elle nous con­fie : « Quand je vous ai vues devant la porte, je ne savais pas si vous étiez les jour­nal­istes ou bien des habi­tantes du quarti­er, alors je n’ai pas osé vous par­ler pour ne pas me dévoil­er. » Pour les femmes trans, la dis­so­nance entre l’apparence physique et la voix est sou­vent un frein aux inter­ac­tions sociales les plus banales. « Quand je passe des coups de fil pour des ren­dez-vous liés à ma tran­si­tion, je ne sais jamais quoi faire, racon­te Flavie. Ce que je voudrais, c’est avoir des out­ils pour cal­i­br­er ma voix comme je veux et avoir un cis­pass­ing dans toutes les sit­u­a­tions où c’est néces­saire. »

Étirer les cordes vocales

De 8 h 30 à 17 h 30, ce jour-là, l’orthophoniste enchaîne, sans pause, les séances d’éducation vocale. Les per­son­nes trans qu’elle accueille ont par­fois atten­du plusieurs mois avant un pre­mier ren­dez-vous : les ortho­phon­istes spécialisé·es dans l’accompagnement des tran­si­tions de genre se comptent, en France, sur les doigts des deux mains.

10 heures. D’une voix appliquée, Mia, 24 ans, étu­di­ante en école d’ingénieur infor­ma­tique, repro­duit des notes et des into­na­tions. Sur la table en bois du cab­i­net, une appli du télé­phone de Juli­ette capte les sons et les traduit en courbes élancées qui per­me­t­tent à la jeune femme de visu­alis­er sa voix : « Bon-jou­u­u­u­ur », « En-coooore », « Bon-soi­i­i­ir ». L’orthophoniste encour­age : « Il faut, te redress­er, bien pren­dre de l’air et que ça s’ouvre au niveau de tes côtes. La pos­ture est hyper impor­tante dans la voix. Si tu ne doutes pas de toi, les gens ne douteront pas de toi ! » La plu­part des séances com­men­cent par un échauf­fe­ment de l’appareil phona­toire. « Est-ce que tu peux me faire un “ha” ? Il résonne où, ton “ha” ? » Mia mon­tre sa gorge. « Alors on va le faire mon­ter un peu au-dessus. On va chang­er d’étage. » Ce qui fait le genre de la voix, c’est notam­ment l’endroit du corps où les sons vien­nent réson­ner. Dans la poitrine pour la plu­part des hommes ; dans la tête pour une majorité de femmes.

Avec ces exer­ci­ces, Juli­ette Defever entraîne aus­si à étir­er les cordes vocales pour per­me­t­tre aux femmes trans de par­ler avec une voix plus aiguë. « La voix est aus­si une don­née cul­turelle. Selon les pays et les normes sociales, les voix de femmes sont plus ou moins hautes. Avoir une voix aiguë pour un homme, c’est toléré dans cer­tains pays, mais pas chez nous². » La mor­pholo­gie joue aus­si sur la manière de par­ler : « Les femmes ont générale­ment de plus petits organes res­pi­ra­toires, ce qui les con­traint à repren­dre de l’air plus fréquem­ment, du coup, elles mar­quent davan­tage de paus­es dans leur dic­tion. »


« La voix est une don­née cul­turelle. Selon les pays et les normes sociales, les voix de femmes sont plus ou moins hautes. »

Juli­ette Defever, ortho­phon­iste


Le tra­vail, ici, con­siste à recon­stituer un par­ler cohérent avec l’identité de genre ressen­tie. « Il faut imag­in­er la voix comme une radio avec cinq bou­tons vari­a­teurs qui vont agir sur les paramètres pour per­me­t­tre son iden­ti­fi­ca­tion : la hau­teur de la voix, l’articulation, le tim­bre, l’intonation et le rythme. » Juli­ette Defever soulève les mains de son bureau et recourbe ses doigts comme si elle tour­nait une molette. « Ces cinq bou­tons, on va les régler ensem­ble, en fonc­tion de la manière dont la per­son­ne a envie de se faire enten­dre. »

Ici, les hommes trans sont rares, car les injec­tions de testostérone effec­tuées dans le cadre de la tran­si­tion hor­monale agis­sent sur l’épaisseur des cordes vocales et ren­dent mécanique­ment la voix plus grave. Pour les femmes, tout repose en revanche sur un tra­vail d’éducation vocale de longue haleine qui peut dur­er de quelques mois à quelques années. Cette prise en charge s’inscrit dans une logique de soin mise en place par la Mai­son dis­per­sée de san­té³ du quarti­er de Moulins à Lille, dans laque­lle la per­son­ne accom­pa­g­née – on ne par­le pas de « malades » ni de « patient·es » ici – est codé­ci­sion­naire.

« J’hésite encore sur la voix que je vais utiliser »

Midi. Anna pénètre dans la pièce d’un pas leste et dans un même mou­ve­ment se débar­rasse de son grand man­teau noir et blanc. « Tu aurais pu me dire qu’il y avait des jour­nal­istes, Juli­ette ! J’aurais fait un effort pour me maquiller et met­tre autre chose qu’un vieux jean et un T‑shirt de métalleux ! » L’orthophoniste rigole : « Tu es la seule que je n’ai pas pu join­dre. Alors c’était bien les vacances à Malte ? »

La trente­naire fréquente le cab­i­net d’orthophonie depuis avril 2021 mais a entamé sa tran­si­tion dix-huit mois aupar­a­vant. « Je suis psy­chi­a­tre et sex­o­logue, et quand j’ai com­mencé les hor­mones, je tra­vail­lais dans un ser­vice pub­lic et j’étais encore au plac­ard donc je ne me suis pas attaquée à ce qui aurait pu être trop remar­quable : les poils et la voix. » Depuis, elle a démis­sion­né et se con­sacre à une thèse en san­té publique. « J’ai finale­ment été voir un général­iste de la Mai­son de san­té qui m’a pro­posé des séances d’orthophonie et, au bout de trois mois, pre­scrit des hor­mones⁴. » Dans quelques semaines, la jeune femme doit inter­venir au Con­grès français de psy­chi­a­trie : « J’hésite encore sur la voix que je vais utilis­er. Sans doute une voix androg­y­ne, plus proche de ma voix de con­fort. J’aime beau­coup jouer avec mon apparence. »

Même après la fin de leurs séances d’orthophonie, cer­taines femmes trans con­tin­u­ent à faire cohab­iter plusieurs voix dans leur quo­ti­di­en : une voix « d’invisibilité », comme Juli­ette Defever l’appelle, qui cor­re­spond en tous points au genre dans lequel elles se recon­nais­sent, et qu’elles emploient le plus sou­vent dans leurs inter­ac­tions avec des admin­is­tra­tions, des commerçant·es ou au télé­phone. Et une voix « de con­fort », qui se situe quelques tons en dessous, demande moins de con­cen­tra­tion et peut s’employer dans un envi­ron­nement « safe », avec des ami·es par exem­ple. « Je reçois de plus en plus de jeunes gens qui s’affirment en dehors des normes binaires, pour­suit l’orthophoniste. Ils et elles brouil­lent les codes, s’en amusent. Ça m’a per­mis d’évoluer dans ma pos­ture de thérapeute. Je ne cherche plus à tout prix dans mon tra­vail à faire acquérir une voix qui ren­tre dans le moule des stéréo­types de genre. »

Déconstruire les normes de genre

Il y a une dizaine d’années, Juli­ette Defever était encore une ortho­phon­iste « clas­sique » qui pre­nait en charge prin­ci­pale­ment des défauts de lan­gage et des patholo­gies de la voix. Au début des années 2010, la mai­son de san­té où elle tra­vaille décide d’ouvrir plus large­ment ses portes aux per­son­nes en tran­si­tion de genre. L’orthophoniste, qui vient alors tout juste de fêter ses 30 ans, est sol­lic­itée pour inté­gr­er cette équipe spé­cial­isée. « J’étais ter­ror­isée parce que je ne savais pas du tout ce que j’allais faire. À l’école d’orthophonie, on nous avait par­lé trois min­utes des per­son­nes trans. J’ai été très hon­nête au début avec ces per­son­nes : je leur ai expliqué que je n’avais jamais fait ce type de prise en charge et qu’on allait avancer ensem­ble. » Forte de cette expéri­ence de pio­nnière, la thérapeute enseigne aujourd’hui sa pra­tique au sein de l’école d’orthophonie de Lille : « Trois heures de cours sur une for­ma­tion de cinq ans. C’est peu, mais c’est déjà ça. Il y a beau­coup d’écoles où il n’y a rien du tout. »

Se con­sid­ère-t-elle comme une soignante mil­i­tante ? « Si faire du mil­i­tan­tisme c’est édu­quer les gens autour de soi au respect de l’autre, alors oui je le suis. Si c’est être aux côtés des per­son­nes trans, afin de les accom­pa­g­n­er dans leur chem­ine­ment, alors oui je le suis. Je préviens sou­vent mes étudiant·es : tra­vailler avec des per­son­nes trans vous force à vous inter­roger sur votre genre. Moi, je me suis longtemps con­for­mée à ce qu’on attendait de moi en tant que femme : ren­con­tr­er un homme, me mari­er jeune, avoir des enfants. Au con­tact des per­son­nes trans, j’ai com­pris que ça ne me cor­re­spondait pas com­plète­ment, j’ai fini par divorcer. Je reste une femme blanche, hétéro, cis­genre, c’est pas très rock’n’roll, mais au moins j’ai décon­stru­it quelque chose ! »

15 h 30. Mathilde passe la porte, nous salue timide­ment et s’installe devant la table qui sert aux con­sul­ta­tions. La prise en charge ortho­phonique de cette jeune femme, étu­di­ante en mas­ter d’histoire antique, a débuté il y a 18 mois. L’orthophoniste pro­pose que notre con­ver­sa­tion fasse office d’exercice grandeur nature. Alors, d’une voix par­faite­ment maîtrisée, Mathilde se lance : « Ce tra­vail vocal m’a apporté autant sinon plus que de chang­er ma garde-robe. Avant, l’image que je ren­voy­ais ne cor­re­spondait pas à l’image de femme que j’avais de moi-même. Dès que j’ouvrais la bouche, les gens m’appelaient mon­sieur ». Juli­ette l’interroge : « Tu crois que tu te serais lancée dans ce tra­vail si on vivait dans une société plus ouverte d’esprit sur la ques­tion du genre ? » L’étudiante mar­que une courte pause avant de répon­dre : « Je pense que oui. Je le fais d’abord pour moi parce que je veux être une femme et me sen­tir con­forme à ce genre que je ressens. Moi aus­si, j’ai sans doute des représen­ta­tions binaires. » •

Reportage réal­isé le 9 novem­bre 2021 par Mar­i­on Pil­las, coré­dac­trice en chef de La Défer­lante.

1. Cer­tains prénoms ont été mod­i­fiés

2. Selon des expéri­ences effec­tuées à l’université de Stock­holm, les femmes alle­man­des ont des voix plus aiguës que les femmes améri­caines, qui, elles-mêmes, par­lent plus haut que les Français­es. Les dif­férences de fréquences entre voix dites mas­cu­lines et féminines sont égale­ment plus ou moins mar­quées selon les régions du monde. Lire Aron Arnold, « Voix et tran­si­d­en­tités : chang­er de voix pour chang­er de genre ? », Lan­gage et société, 2015.

3. Inau­guré en 1986, en pleine épidémie de sida, ce lieu de soin s’est spé­cial­isé dans l’accueil des per­son­nes mar­gin­al­isées. Son équipe tra­vaille selon un principe d’expertise partagée, inté­grant notam­ment les asso­ci­a­tions com­mu­nau­taires ou les groupes d’usagères et usagers.

4. En France, les per­son­nes trans sont le plus sou­vent suiv­ies par des médecins hos­pi­tal­iers dont la pra­tique est d’attendre plusieurs mois, voire plusieurs années, pour pre­scrire des hor­mones.

Marion Pillas

Après un détour par la production de documentaires, elle est revenue au journalisme avec La Déferlante. Elle en est cofondatrice et corédactrice en chef. Depuis Lille, elle supervise la newsletter, les partenariats et les événements. Voir tous ses articles

Parler : les voix de l’émancipation

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°5. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.


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