Tibo inShape : la politique du muscle

C’est l’histoire d’un influen­ceur plus politique qu’il ne veut bien l’admettre. En quelques années, Thibaud Delapart, dit « Tibo InShape », s’est imposé en ligne par ses conseils fitness, son business de produits dérivés, mais aussi par son patrio­tisme et de nom­breuses polé­miques. Portrait du premier youtubeur de France. 

par

Publié le 29/07/2025

Modifié le 20/10/2025

Tibo InShape par Lucile Ourvouai
Illustration : Lucile Ourvouai pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

L e 8 juillet 2024, au lendemain du second tour des élections légis­la­tives, l’influenceur Thibaud Delapart, dit « Tibo InShape », prend la parole sur X, après qu’un bon nombre d’internautes lui ont reproché de ne pas s’être prononcé sur la situation politique : « La seule chose qui m’importe le plus, c’est vous motiver à pratiquer une activité physique. […]  J’estime que je n’ai pas à influen­cer le vote de qui que ce soit », se justifie-t-il dans une courte vidéo. 

S’il a révélé plus tard avoir voté pour le parti pré­si­den­tiel, cette posture d’influenceur apo­li­tique a fait réagir en ligne. À cette période, il dépassait les 19 millions d’abonné·es, et venait de prendre la place convoitée de premier youtubeur de France.

Tibo InShape n’est pas un influen­ceur fitness comme les autres. Il dispense des conseils en mus­cu­la­tion, mais donne aussi dans la vidéo d’actualité et de témoi­gnage, comme lorsqu’il inter­viewe des personnes trans, des victimes de dérives sectaires ou encore des personnes en situation de handicap. Ce qui donne à ses contenus un caractère infor­ma­tif. « Les gens sont en demande d’une infor­ma­tion dans un format différent, diver­tis­sant, dans une authen­ti­ci­té construite et avec des intérêts alignés sur les leurs », analyse Anaëlle Gonzalez, doc­to­rante en sciences de la com­mu­ni­ca­tion à l’université de Louvain (Belgique). Une authen­ti­ci­té mise en scène, et dans laquelle Thibaud Delapart excelle. À travers ses vidéos pleines de moti­va­tion et d’humour – parfois lourd –, il met en avant ses sujets de pré­di­lec­tion, et transmet ainsi un ensemble de valeurs et une vision du monde qui lui sont propres.

Cette image est le fruit d’un sto­ry­tel­ling que Tibo InShape a lui-même construit. Alors qu’il a 17 ans, le jeune Toulousain est agressé dans la rue par un groupe de jeunes hommes, aussitôt inter­pel­lés et condamnés par la justice. Traumatisé, il se jure de se donner les capacités de se défendre et se met à la mus­cu­la­tion. « Ce n’est pas un héritier, il s’est construit seul selon l’idéal indi­vi­dua­liste propre aux sociétés démo­cra­tiques », détaille Guillaume Vallet, éco­no­miste et socio­logue, auteur de La Fabrique du muscle (L’échappée, 2022). Thibaud Delapart poste sa première vidéo en 2013, quatre ans après son agression, pour partager sa routine sportive avec ses amis. Thibaud Delapart devient Tibo InShape.

À droite toute

Pendant plus de dix ans, il poste très régu­liè­re­ment, et commence à fédérer une com­mu­nau­té : la TeamShape. Il impose sa marque de fabrique : un grand « DAMN ! » en début de vidéo et des boîtes d’œufs vides en arrière-plan, qui évoquent la consom­ma­tion de protéines néces­saire à son régime sportif. Sans oublier les traits d’humour sexistes : il appelle les femmes « les petites » ou parle de leurs « meules » (les seins, en argot), expres­sions qu’il finira par faire dis­pa­raître de son langage. Au fil des années, il diver­si­fie ses contenus. La prise de risque est très relative : « Avec une com­mu­nau­té fidèle, on peut prendre des libertés sans craindre de perdre des abonné·es », note Stéphanie Lukasik, maîtresse de confé­rences en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion à l’université d’Aix-Marseille et experte au Conseil de l’Europe sur la res­pon­sa­bi­li­sa­tion des créateur·ices de contenus.

Captures d’écran de la vidéo Je suis raciste ? de l’influenceur Tibo InShape, postée le 6 octobre 2023 sur YouTube.

D’abord simple passionné de muscu, le vidéaste se mue en bâtisseur d’empire. Il développe un business parallèle : vente de produits dérivés, de com­plé­ments ali­men­taires, d’applications de coaching ou de conseils per­son­na­li­sés. Selon Guillaume Vallet, l’entrepreneur sportif présente un modèle de réussite : « Le muscle est fonc­tion­nel, la masse mus­cu­laire est forte et mobile », le corps est une valeur marchande essen­tielle pour construire le prototype du self-made-man influen­ceur. En clair, Tibo InShape incarne un super-héros des temps modernes, ce qui se ressent dans sa routine : régime ali­men­taire contrôlé, pas d’alcool ni de drogues, plus de jeux vidéo ni de porno ; travail le week-end et très peu de vacances, comme il l’explique dans un portrait de Libération 1Mathilde Roche, « Tibo InShape : enquête sur le business du plus gros youtubeur français que l’haltère ait porté », Libération, 26 mars 2025..

Si le grand public connaît Tibo InShape, c’est avant tout parce qu’il est à l’origine de nom­breuses polé­miques, qu’il semble accumuler comme une col­lec­tion de badges de l’ancien scout qu’il a été. En 2018, c’est sa vidéo au camp d’Auschwitz-Birkenau qui est vivement critiquée, en par­ti­cu­lier pour son ton enjoué. En 2019, des messages racistes et homo­phobes, qu’il a publiés entre 2009 et 2013, refont surface. « Un Noir réélu [Barack Obama], le mariage des homo­sexuels adopté. Ce sera pas une journée facile », pouvait-on lire sur Facebook. Après avoir donné plusieurs versions pour justifier ces messages, il s’est fina­le­ment expliqué en 2022 dans une vidéo 2Tibo InShape, Mon agression en vidéo je réagis !, YouTube, 14 octobre 2022. : « Aujourd’hui, je suis vraiment sin­cè­re­ment désolé […]. J’ai grandi, j’ai mûri, j’ai évolué, j’ai fait des ren­contres, je suis vraiment beaucoup plus ouvert d’esprit. » Ce qui ne l’empêche pas de mul­ti­plier les sorties à droite toute. En juin 2023, dans une courte vidéo qui le montre en train de faire du sport, il affiche crânement un credo validiste : « Rien à foutre de ta dépres­sion […]. Arrête d’être une merde, d’être une personne sans aucune moti­va­tion. » Au mois de janvier suivant, il ouvre sa chaîne à une sexologue catho­lique proche de La Manif pour tous, Thérèse Hargot. D’un ton enjoué et détendu, elle y défend une vision très normative de la sexualité, déclarant qu’il est bon, pour l’hygiène du couple, d’avoir des rapports sexuels au « grand minimum » une fois par semaine.

À chaque polémique, Tibo InShape s’excuse, et jure de faire mieux. Au fil du temps, l’influenceur est devenu expert dans la pro­vo­ca­tion pour gagner de l’attention. Mais après dix ans sur Internet, il reconnaît lui-même auprès de Libération que, « au final, dire une dinguerie et s’excuser, ça fonc­tionne sur l’audience, mais ça a ses limites ». Limites en ce qui concerne l’éthique, ou l’impact marketing ? L’entrepreneur ne précise pas.

Bric-à-brac idéologique

Éduqué dans une famille conser­va­trice et catho­lique, Tibo InShape estime, dans une interview vidéo accordée au Crayon 3Le Crayon, France, obésité, santé mentale… @TiboInShape se confie, YouTube, 3 août 2023. (média financé entre autres par le mil­liar­daire catho­lique d’extrême droite Pierre-Édouard Stérin), avoir « des idées à droite et à gauche ». Il n’a jamais caché son admi­ra­tion pour la police, la gen­dar­me­rie et les forces armées, allant jusqu’à faire de nom­breuses vidéos en par­te­na­riat avec elles. En 2019, c’était aux côtés de Gabriel Attal, alors secré­taire d’État à la Jeunesse, qu’il appa­rais­sait pour pro­mou­voir le Service national universel. Des par­te­na­riats rémunérés, mais pas toujours men­tion­nés comme tels.

Il est d’ailleurs apprécié dans un camp politique s’étendant des macro­nistes à l’extrême droite, en passant par Les Républicains. Pendant la campagne des légis­la­tives de 2024, il est cité par Jordan Bardella, candidat du Rassemblement national, qui veut répondre à Squeezie, youtubeur fameux ayant ouver­te­ment pris position contre l’extrême droite. Au début de 2025, il est retweeté par Laurent Wauquiez. Car Tibo InShape incarne l’ordre, une vision labo­rieuse du corps, le déploie­ment d’une virilité orientée vers l’action et le combat. Rythmés par des ruptures joviales qui créent la conni­vence, ses contenus valo­risent le travail, la famille, la patrie. « Ce symbole de force et de puissance, de codes attendus de la virilité… Cela peut attirer des jeunes hommes », abonde l’économiste Guillaume Vallet. Cependant, Anaëlle Gonzalez, qui étudie l’impact politique et moral des influenceur·euses sur les adolescent·es, nuance : « Les contenus média­tiques peuvent avoir une influence sur les audiences, mais elle est souvent limitée et tem­po­raire. » Les études sur le sujet suggèrent qu’il faut un grand nombre de variables exté­rieures aux contenus en ligne – comme la famille, les pair·es, le statut socio-économique – pour construire son opinion politique. À défaut d’avoir une incidence directe sur le vote de ses abonné·es, les vidéos de Tibo InShape par­ti­cipent à la création d’un monde dans lequel les garçons doivent apprendre à se battre pour défendre leur patrie et leur drapeau – emblème qu’il affiche fièrement sur le mur du fond de sa salle de sport.

Ses vidéos par­ti­cipent à la création d’un monde où les garçons doivent apprendre à se battre pour défendre leur drapeau et leur patrie.

Depuis quelques mois, Tibo InShape assure avoir changé. Au début de 2025, il présente ses vœux à ses abonné·es en parlant politique 4Tibo InShape, Parlons politique !, YouTube, 3 janvier 2025.. Le choix explicite d’une telle thé­ma­tique est inédit, tant sur sa chaîne que dans le monde des influen­ceurs fitness en général. Dans cette vidéo d’un quart d’heure, il se déclare pro-IVG et mariage pour tous et toutes, favorable à une immi­gra­tion « régulée », en faveur des forces de l’ordre et contre la léga­li­sa­tion de la drogue. Personne ne l’oblige à sortir de son pseudo-apolitisme, mais, à force d’être traité de « facho » par les sphères de gauche, le youtubeur a décidé de réagir. Ce n’est pas la première fois : déjà, en 2024 5Tibo InShape, Je ne suis pas parfait, YouTube, 2 février 2024., il déclarait : « Je fais tout mon possible, car je dois aussi être un exemple pour les jeunes […]. Je pense qu’on peut être attaché à des tra­di­tions, des valeurs, tout en étant capable d’évoluer dans le monde d’aujourd’hui. » Par oppor­tu­nisme ? Par réelle convic­tion ? Personne –  pas même lui – ne semble en mesure de trancher.
Tibo InShape veut redorer son image auprès d’une certaine partie de la jeunesse, plus pro­gres­siste et diver­si­fiée. Alors que les débats sur le port du voile dans le sport font rage dans les médias, il tweete le 25 mars 2025 : « Pour moi, le sport doit rester un moment de liberté qui nous rassemble. Chacun doit pouvoir pratiquer une activité sportive avec la tenue de son choix : croix, kippa ou voile. C’est un choix que chacun doit faire et on ne devrait pas lui imposer ni lui interdire. » Avec son image lissée, il a même fait partie des quelques personnes issues de la « société civile » qui ont pu poser une question à Emmanuel Macron, lors d’une émission télévisée spéciale le 13 mai 2025. La sienne portait sur la lutte contre l’obésité infantile à travers la promotion du sport à l’école, une cause a priori tout à fait consen­suelle, d’autant que Tibo InShape avait pris soin d’évacuer toute lecture sociale ou politique d’un tel sujet.

Être le premier youtubeur de France implique en effet une forme de prudence dans l’expression, dès lors qu’on quitte le domaine du sport ou des aliments protéinés. Stratégies 6Cécilia Di Quinzio, « Tibo InShape fera désormais valider tous ses contenus par des experts », Stratégies, 7 février 2024. le révélait en février 2024 : les vidéos de Tibo InShape sont désormais validées par des expert·es. Et, selon Politico, il aurait recruté « un conseiller spé­cia­li­sé dans la com­mu­ni­ca­tion de crise pour l’aider à prendre la parole 7Klara Durand et Victor Goury-Laffont, « Tibo Inshape : l’influenceur muscu que le centre et la droite s’arrachent », Politico, 17 janvier 2025. », notamment sur les questions poli­tiques. Une manière pour lui de continuer à ratisser large, quitte à s’aliéner ses fans les plus réac­tion­naires. Lesquels pourront néanmoins continuer à se délecter des « blagues » qu’il multiplie dans les « shorts » (des vidéos courtes destinées aux réseaux sociaux) sur les personnes LGBTQIA+ ou les femmes. Ou à profiter des inter­views qu’il donne encore régu­liè­re­ment à des médias aux relents mas­cu­li­nistes, tel le podcast filmé Sans per­mis­sion, dans lequel il évoquait pêle-mêle, en décembre 2024, sa réussite entre­pre­neu­riale et l’insécurité en France.

Ce bric-à-brac idéo­lo­gique est-il la mani­fes­ta­tion d’une forme de cynisme intéressé, ou la marque d’une authen­ti­ci­té construite de toutes pièces ? Tibo InShape fait son marché en suivant l’air du temps, agré­men­tant son virilisme patriote de quelques prises de position gentiment libérales, histoire de ne froisser personne. Preuve qu’on peut avoir le muscle saillant et l’échine politique bien souple. •

Les mots importants

Influenceur·euse

À l’origine, un·e influenceur·euse com­mu­nique...

Lire plus

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.