L e 8 juillet 2024, au lendemain du second tour des élections législatives, l’influenceur Thibaud Delapart, dit « Tibo InShape », prend la parole sur X, après qu’un bon nombre d’internautes lui ont reproché de ne pas s’être prononcé sur la situation politique : « La seule chose qui m’importe le plus, c’est vous motiver à pratiquer une activité physique. […] J’estime que je n’ai pas à influencer le vote de qui que ce soit », se justifie-t-il dans une courte vidéo.
Tibo InShape n’est pas un influenceur fitness comme les autres. Il dispense des conseils en musculation, mais donne aussi dans la vidéo d’actualité et de témoignage, comme lorsqu’il interviewe des personnes trans, des victimes de dérives sectaires ou encore des personnes en situation de handicap. Ce qui donne à ses contenus un caractère informatif. « Les gens sont en demande d’une information dans un format différent, divertissant, dans une authenticité construite et avec des intérêts alignés sur les leurs », analyse Anaëlle Gonzalez, doctorante en sciences de la communication à l’université de Louvain (Belgique). Une authenticité mise en scène, et dans laquelle Thibaud Delapart excelle. À travers ses vidéos pleines de motivation et d’humour – parfois lourd –, il met en avant ses sujets de prédilection, et transmet ainsi un ensemble de valeurs et une vision du monde qui lui sont propres.
Cette image est le fruit d’un storytelling que Tibo InShape a lui-même construit. Alors qu’il a 17 ans, le jeune Toulousain est agressé dans la rue par un groupe de jeunes hommes, aussitôt interpellés et condamnés par la justice. Traumatisé, il se jure de se donner les capacités de se défendre et se met à la musculation. « Ce n’est pas un héritier, il s’est construit seul selon l’idéal individualiste propre aux sociétés démocratiques », détaille Guillaume Vallet, économiste et sociologue, auteur de La Fabrique du muscle (L’échappée, 2022). Thibaud Delapart poste sa première vidéo en 2013, quatre ans après son agression, pour partager sa routine sportive avec ses amis. Thibaud Delapart devient Tibo InShape.
À droite toute
Pendant plus de dix ans, il poste très régulièrement, et commence à fédérer une communauté : la TeamShape. Il impose sa marque de fabrique : un grand « DAMN ! » en début de vidéo et des boîtes d’œufs vides en arrière-plan, qui évoquent la consommation de protéines nécessaire à son régime sportif. Sans oublier les traits d’humour sexistes : il appelle les femmes « les petites » ou parle de leurs « meules » (les seins, en argot), expressions qu’il finira par faire disparaître de son langage. Au fil des années, il diversifie ses contenus. La prise de risque est très relative : « Avec une communauté fidèle, on peut prendre des libertés sans craindre de perdre des abonné·es », note Stéphanie Lukasik, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université d’Aix-Marseille et experte au Conseil de l’Europe sur la responsabilisation des créateur·ices de contenus.

D’abord simple passionné de muscu, le vidéaste se mue en bâtisseur d’empire. Il développe un business parallèle : vente de produits dérivés, de compléments alimentaires, d’applications de coaching ou de conseils personnalisés. Selon Guillaume Vallet, l’entrepreneur sportif présente un modèle de réussite : « Le muscle est fonctionnel, la masse musculaire est forte et mobile », le corps est une valeur marchande essentielle pour construire le prototype du self-made-man influenceur. En clair, Tibo InShape incarne un super-héros des temps modernes, ce qui se ressent dans sa routine : régime alimentaire contrôlé, pas d’alcool ni de drogues, plus de jeux vidéo ni de porno ; travail le week-end et très peu de vacances, comme il l’explique dans un portrait de Libération 1Mathilde Roche, « Tibo InShape : enquête sur le business du plus gros youtubeur français que l’haltère ait porté », Libération, 26 mars 2025..
Si le grand public connaît Tibo InShape, c’est avant tout parce qu’il est à l’origine de nombreuses polémiques, qu’il semble accumuler comme une collection de badges de l’ancien scout qu’il a été. En 2018, c’est sa vidéo au camp d’Auschwitz-Birkenau qui est vivement critiquée, en particulier pour son ton enjoué. En 2019, des messages racistes et homophobes, qu’il a publiés entre 2009 et 2013, refont surface. « Un Noir réélu [Barack Obama], le mariage des homosexuels adopté. Ce sera pas une journée facile », pouvait-on lire sur Facebook. Après avoir donné plusieurs versions pour justifier ces messages, il s’est finalement expliqué en 2022 dans une vidéo 2Tibo InShape, Mon agression en vidéo je réagis !, YouTube, 14 octobre 2022. : « Aujourd’hui, je suis vraiment sincèrement désolé […]. J’ai grandi, j’ai mûri, j’ai évolué, j’ai fait des rencontres, je suis vraiment beaucoup plus ouvert d’esprit. » Ce qui ne l’empêche pas de multiplier les sorties à droite toute. En juin 2023, dans une courte vidéo qui le montre en train de faire du sport, il affiche crânement un credo validiste : « Rien à foutre de ta dépression […]. Arrête d’être une merde, d’être une personne sans aucune motivation. » Au mois de janvier suivant, il ouvre sa chaîne à une sexologue catholique proche de La Manif pour tous, Thérèse Hargot. D’un ton enjoué et détendu, elle y défend une vision très normative de la sexualité, déclarant qu’il est bon, pour l’hygiène du couple, d’avoir des rapports sexuels au « grand minimum » une fois par semaine.
À chaque polémique, Tibo InShape s’excuse, et jure de faire mieux. Au fil du temps, l’influenceur est devenu expert dans la provocation pour gagner de l’attention. Mais après dix ans sur Internet, il reconnaît lui-même auprès de Libération que, « au final, dire une dinguerie et s’excuser, ça fonctionne sur l’audience, mais ça a ses limites ». Limites en ce qui concerne l’éthique, ou l’impact marketing ? L’entrepreneur ne précise pas.
Bric-à-brac idéologique
Éduqué dans une famille conservatrice et catholique, Tibo InShape estime, dans une interview vidéo accordée au Crayon 3Le Crayon, France, obésité, santé mentale… @TiboInShape se confie, YouTube, 3 août 2023. (média financé entre autres par le milliardaire catholique d’extrême droite Pierre-Édouard Stérin), avoir « des idées à droite et à gauche ». Il n’a jamais caché son admiration pour la police, la gendarmerie et les forces armées, allant jusqu’à faire de nombreuses vidéos en partenariat avec elles. En 2019, c’était aux côtés de Gabriel Attal, alors secrétaire d’État à la Jeunesse, qu’il apparaissait pour promouvoir le Service national universel. Des partenariats rémunérés, mais pas toujours mentionnés comme tels.
Il est d’ailleurs apprécié dans un camp politique s’étendant des macronistes à l’extrême droite, en passant par Les Républicains. Pendant la campagne des législatives de 2024, il est cité par Jordan Bardella, candidat du Rassemblement national, qui veut répondre à Squeezie, youtubeur fameux ayant ouvertement pris position contre l’extrême droite. Au début de 2025, il est retweeté par Laurent Wauquiez. Car Tibo InShape incarne l’ordre, une vision laborieuse du corps, le déploiement d’une virilité orientée vers l’action et le combat. Rythmés par des ruptures joviales qui créent la connivence, ses contenus valorisent le travail, la famille, la patrie. « Ce symbole de force et de puissance, de codes attendus de la virilité… Cela peut attirer des jeunes hommes », abonde l’économiste Guillaume Vallet. Cependant, Anaëlle Gonzalez, qui étudie l’impact politique et moral des influenceur·euses sur les adolescent·es, nuance : « Les contenus médiatiques peuvent avoir une influence sur les audiences, mais elle est souvent limitée et temporaire. » Les études sur le sujet suggèrent qu’il faut un grand nombre de variables extérieures aux contenus en ligne – comme la famille, les pair·es, le statut socio-économique – pour construire son opinion politique. À défaut d’avoir une incidence directe sur le vote de ses abonné·es, les vidéos de Tibo InShape participent à la création d’un monde dans lequel les garçons doivent apprendre à se battre pour défendre leur patrie et leur drapeau – emblème qu’il affiche fièrement sur le mur du fond de sa salle de sport.
Ses vidéos participent à la création d’un monde où les garçons doivent apprendre à se battre pour défendre leur drapeau et leur patrie.
Depuis quelques mois, Tibo InShape assure avoir changé. Au début de 2025, il présente ses vœux à ses abonné·es en parlant politique 4Tibo InShape, Parlons politique !, YouTube, 3 janvier 2025.. Le choix explicite d’une telle thématique est inédit, tant sur sa chaîne que dans le monde des influenceurs fitness en général. Dans cette vidéo d’un quart d’heure, il se déclare pro-IVG et mariage pour tous et toutes, favorable à une immigration « régulée », en faveur des forces de l’ordre et contre la légalisation de la drogue. Personne ne l’oblige à sortir de son pseudo-apolitisme, mais, à force d’être traité de « facho » par les sphères de gauche, le youtubeur a décidé de réagir. Ce n’est pas la première fois : déjà, en 2024 5Tibo InShape, Je ne suis pas parfait, YouTube, 2 février 2024., il déclarait : « Je fais tout mon possible, car je dois aussi être un exemple pour les jeunes […]. Je pense qu’on peut être attaché à des traditions, des valeurs, tout en étant capable d’évoluer dans le monde d’aujourd’hui. » Par opportunisme ? Par réelle conviction ? Personne – pas même lui – ne semble en mesure de trancher.
Tibo InShape veut redorer son image auprès d’une certaine partie de la jeunesse, plus progressiste et diversifiée. Alors que les débats sur le port du voile dans le sport font rage dans les médias, il tweete le 25 mars 2025 : « Pour moi, le sport doit rester un moment de liberté qui nous rassemble. Chacun doit pouvoir pratiquer une activité sportive avec la tenue de son choix : croix, kippa ou voile. C’est un choix que chacun doit faire et on ne devrait pas lui imposer ni lui interdire. » Avec son image lissée, il a même fait partie des quelques personnes issues de la « société civile » qui ont pu poser une question à Emmanuel Macron, lors d’une émission télévisée spéciale le 13 mai 2025. La sienne portait sur la lutte contre l’obésité infantile à travers la promotion du sport à l’école, une cause a priori tout à fait consensuelle, d’autant que Tibo InShape avait pris soin d’évacuer toute lecture sociale ou politique d’un tel sujet.
Être le premier youtubeur de France implique en effet une forme de prudence dans l’expression, dès lors qu’on quitte le domaine du sport ou des aliments protéinés. Stratégies 6Cécilia Di Quinzio, « Tibo InShape fera désormais valider tous ses contenus par des experts », Stratégies, 7 février 2024. le révélait en février 2024 : les vidéos de Tibo InShape sont désormais validées par des expert·es. Et, selon Politico, il aurait recruté « un conseiller spécialisé dans la communication de crise pour l’aider à prendre la parole 7Klara Durand et Victor Goury-Laffont, « Tibo Inshape : l’influenceur muscu que le centre et la droite s’arrachent », Politico, 17 janvier 2025. », notamment sur les questions politiques. Une manière pour lui de continuer à ratisser large, quitte à s’aliéner ses fans les plus réactionnaires. Lesquels pourront néanmoins continuer à se délecter des « blagues » qu’il multiplie dans les « shorts » (des vidéos courtes destinées aux réseaux sociaux) sur les personnes LGBTQIA+ ou les femmes. Ou à profiter des interviews qu’il donne encore régulièrement à des médias aux relents masculinistes, tel le podcast filmé Sans permission, dans lequel il évoquait pêle-mêle, en décembre 2024, sa réussite entrepreneuriale et l’insécurité en France.
Ce bric-à-brac idéologique est-il la manifestation d’une forme de cynisme intéressé, ou la marque d’une authenticité construite de toutes pièces ? Tibo InShape fait son marché en suivant l’air du temps, agrémentant son virilisme patriote de quelques prises de position gentiment libérales, histoire de ne froisser personne. Preuve qu’on peut avoir le muscle saillant et l’échine politique bien souple. •




