Technoféminisme : ni patrons, ni maîtres !

Comment produire et faire circuler de l’information de façon plus sécurisée ? Face au ren­for­ce­ment de la sur­veillance d’État et à l’extrême-droitisation des éco­sys­tèmes média­tiques, une nouvelle géné­ra­tion d’ac­ti­vistes dites « cyber­fé­mi­nistes » ou « tech­no­cri­tiques » proposent une réap­pro­pria­tion des savoirs, des outils et des infra­struc­tures tech­niques. Tour d’horizon français de ces mili­tantes qui œuvrent pour reprendre en main un domaine dont les minorités ont his­to­ri­que­ment été écartées. 

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Publié le 28/07/2025

Amel, électricienne, militante féministe et gérante de l'activité imprimerie à l'espace autogéré des Tanneries à Dijon, imprime des cartes pour le collectif Le Cinéma voyageur le 13 février 2025. Crédit : Sabrina Dolidze pour La Déferlante.
Amel, élec­tri­cienne, militante féministe et gérante de l’ac­ti­vi­té impri­me­rie à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon, imprime des cartes pour le collectif Le Cinéma voyageur le 13 février 2025. Crédit : Sabrina Dolidze pour La Déferlante.

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

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Depuis le retour de Donald Trump à la pré­si­dence des États-Unis en janvier 2025, de nombreux évé­ne­ments ont fait prendre conscience de la vul­né­ra­bi­li­té de nos contenus en ligne. On peut citer le ral­lie­ment des géants de la tech à Trump, la fin des poli­tiques de modé­ra­tion sur des sujets comme l’immigration ou le genre, mais aussi la sup­pres­sion de milliers de pages web contenant des données relatives au climat, à la santé publique ou aux questions d’inclusion.

« On ne peut pas continuer à coor­don­ner nos luttes depuis leurs outils. Ça fait vingt ans qu’on le dit, main­te­nant c’est plus évident que jamais… Ces mecs ont pourri Internet », déplore la socio­logue et cyber­fé­mi­niste, Spideralex1Figure majeure du cyber­fé­mi­nisme, elle a cofondé le festival TransHackFeminist et cocréé le serveur féministe AnarchaServer (lire l’encadré plus bas).. La militante, qui, comme beaucoup d’activistes en ligne, utilise un pseudo, lutte depuis vingt ans pour une réap­pro­pria­tion politique des tech­no­lo­gies numé­riques. Elle se bat contre la façon dont ces systèmes sont conçus, nor­ma­li­sés et ins­ti­tu­tion­na­li­sés dans nos sociétés, accaparés par une poignée de mul­ti­na­tio­nales qui décident de leur déve­lop­pe­ment selon leurs intérêts et leur vision du monde : capi­ta­liste, patriar­cale et colo­nia­liste. « Aux débuts d’Internet, de nom­breuses com­mu­nau­tés mili­tantes par­ti­ci­paient à son déve­lop­pe­ment. C’était un espace beaucoup plus ouvert qui leur donnait un nouveau moyen d’exister et de défendre leur cause. Mais à partir des années 2000, les entre­prises ont commencé à pri­va­ti­ser l’espace à travers leurs services et le business des données. Ça a com­plè­te­ment réorienté son évolution, et aujourd’hui Internet ressemble plus à un centre com­mer­cial qu’à un espace public », poursuit-elle. Et ce, sous le regard indif­fé­rent, voire conci­liant, des États occi­den­taux, qui se sont longtemps dés­in­ves­tis de la construc­tion et de la régu­la­tion de la Toile.

Entre émancipation et cyberviolences

L’Internet dominant, dans lequel la plupart d’entre nous naviguent, est devenu un gigan­tesque ter­ri­toire marchand divisé en grands domaines pro­prié­taires (Google, Meta, Amazon, Microsoft, etc.), qui sont prin­ci­pa­le­ment dirigés par des hommes de la Silicon Valley. Un envi­ron­ne­ment qui a toujours été dominé par une culture conser­va­trice et mas­cu­li­niste, comme l’a montré la cher­cheuse états-unienne Becca Lewis dans un article intitulé « “Headed for tech­no­fas­cism” : the rightwing roots of Silicon Valley » paru en janvier 2025 dans The Guardian. En deux décennies, la majeure partie de nos activités en ligne s’est pro­gres­si­ve­ment concen­trée dans ces espaces, qui abritent une galaxie de services2Voir les travaux de car­to­gra­phie de l’espace numérique de Louise Drulhe. L’Atlas critique d’Internet est consul­table sur son site.. Rien qu’en France, 53 % du trafic Internet provient des Gafam3Acronyme pour désigner les géants du Web : Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft, les cinq grandes sociétés états-uniennes qui dominent le marché du numérique. et de Netflix4Rapport de l’Autorité de régu­la­tion des com­mu­ni­ca­tions élec­tro­niques, des postes et de la dis­tri­bu­tion de la presse (Arcep), juin 2024 : « État de l’Internet en France ».. Des endroits fermés où nous devons agir selon les règles érigées par ces géants du Web et où toutes les infor­ma­tions que nous laissons peuvent se retourner contre nous.

Entrer dans cet espace numérique, c’est devoir accepter que nos identités et nos com­por­te­ments soient traqués, analysés et divulgués. En 2023, la presse amé­ri­caine a révélé que Meta et Google avaient collaboré avec la police états-unienne pour iden­ti­fier des personnes cherchant à avorter dans les États où c’était devenu illégal. C’est être soumis·e au fonc­tion­ne­ment obscur des algo­rithmes qui hié­rar­chisent, et poten­tiel­le­ment invi­si­bi­lisent, l’information que nous cherchons ou que nous pro­dui­sons (lire l’enquête « Réseaux sociaux, armes de dés­in­for­ma­tion massive  ). En 2024, Amnesty International indiquait que Facebook, Instagram et TikTok avaient supprimé de leurs pla­te­formes des contenus péda­go­giques liés à l’avortement5Lire la synthèse du rapport d’Amnesty International « Obstacles au droit de disposer de son corps : des infor­ma­tions sur l’avortement sup­pri­mées des réseaux sociaux après l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade », 11 juin 2024.. C’est aussi voir des comptes politisés, fémi­nistes, LGBTQIA+, anti­ra­cistes ou classés à gauche, régu­liè­re­ment res­treints, supprimés, suspendus sans raison légitime. Par exemple, le compte d’éducation anti­ra­ciste Sans Blanc de rien, de la militante Estelle Depris, désactivé à neuf reprises ou le compte de l’association française Urgence Palestine supprimé en mars dernier. Enfin, c’est s’exposer aux multiples risques de cyber­vio­lences – har­cè­le­ment, menaces, sur­veillance, diffusion de données privées ou de contenus intimes – qui repro­duisent toutes les dis­cri­mi­na­tions du monde physique de façon continue et décuplée, sans presque aucun moyen de les combattre. Elles touchent en majorité les personnes mino­ri­sées, avec des réper­cus­sions qui menacent direc­te­ment leur santé et leur vie6Enquête de Féministes contre le cybe­rhar­cè­le­ment et Ipsos, « Cyberviolence et cybe­rhar­cè­le­ment : état des lieux d’un phénomène répandu », septembre 2022., et sont également dan­ge­reuses pour des figures visibles, comme les acti­vistes ou les journalistes.

La loi des algorithmes

De ce fait, les grands canaux d’information en ligne, comme les réseaux sociaux, les moteurs de recherches ou les appli­ca­tions de mes­sa­ge­rie, repré­sentent des envi­ron­ne­ments par­ti­cu­liè­re­ment hostiles pour les individus, les médias, les artistes ou les com­mu­nau­tés mili­tantes et les rendent vul­né­rables. Puissants leviers d’information, de connexion et d’émancipation, ils enferment en même temps les usager·es dans une grande dépen­dance en dictant leurs lois algo­rith­miques, idéo­lo­giques et finan­cières. Malheureusement, cette prise en consi­dé­ra­tion des fra­gi­li­tés tech­no­lo­giques dans la société civile, les mou­ve­ments sociaux – dont les mou­ve­ments fémi­nistes – est assez récente et reste embryonnaire.

En cause, l’absence de conscien­ti­sa­tion et de poli­ti­sa­tion des enjeux tech­no­lo­giques per­met­tant aux indus­triels, avec le soutien de la classe politique, de prospérer et d’imposer des systèmes en dehors de tout processus démo­cra­tique. Le condi­tion­ne­ment média­tique, social et culturel quant aux bénéfices et à l’inéluctabilité des avancées tech­no­lo­giques empêche également de faire entendre ou de faire valoir les résis­tances qui leur sont opposées. Pourtant, les com­mu­nau­tés mili­tantes existent bel et bien, y compris chez les fémi­nistes. « Cyberféminismes », « techno‑féminismes », « hacking* féministe », « trans­hack­fé­mi­nismes », toutes ces notions désignent des formes de mili­tan­tisme qui arti­culent les luttes fémi­nistes aux luttes tech­no­lo­giques, depuis les années 1990. Les espaces en ligne, tout comme les milieux tech­niques à l’origine des inter­faces, s’étant construits sur des logiques sexistes, racistes et vali­distes, les minorités n’ont pas eu d’autres choix que de militer pour reprendre la maîtrise de la Toile et pour façonner des endroits plus sûrs et plus inclusifs.

Autodéfense numérique féministe

Pendant toutes ces années, la France a d’ailleurs été un important vivier d’actions. Et aujourd’hui, une nouvelle géné­ra­tion de col­lec­tifs tech­no­fé­mi­nistes, tels que le Hacqueen, Wiquaya, le Fluidspace, le BIB Transféministe ou Echap, prend la relève. Des groupes qui ouvrent des espaces pour se réap­pro­prier les tech­no­lo­gies face aux systèmes dominants, et en marge des milieux alter­na­tifs tra­di­tion­nels, telles les com­mu­nau­tés du libre* ou du hacking. La raison ? Ces dernières, essen­tiel­le­ment composées d’hommes cisgenres hétéros blancs, sont impré­gnées d’une culture du sachant, sexiste et mas­cu­li­niste, qui dis­cri­minent les néophytes et a fortiori les personnes mino­ri­sées – en les jugeant sur leurs usages, en les infan­ti­li­sant sur leurs capacités, ou en étant her­mé­tiques aux pro­blé­ma­tiques qui leur sont spé­ci­fi­que­ment liées.

C’est d’ailleurs après avoir subi des violences en ligne sans pouvoir trouver de solution qu’Allium, cyber­fé­mi­niste queer, racisé·e et handi·e, décide en 2020 de créer Wiquaya (« se protéger » en arabe), à Toulouse. « Je ne me suis pas tourné·e vers la com­mu­nau­té libriste* parce que je me suis dit qu’ils ne com­pren­draient pas. Déjà, quand je me suis fait harceler sur leur chat, ils me répon­daient : “Bah, déconnecte-toi, t’as qu’à [les] ignorer !” » Son asso­cia­tion aide les utilisateur·ices à se protéger des risques courus sur Internet lorsque l’on est une personne LGBTQIA+ et féministe. Leur site propose une série de fiches pratiques pour répondre aux dif­fé­rents problèmes ren­con­trés dans l’espace numérique selon son identité ou ses convic­tions : par exemple, « Je fais mon coming out sur Internet » ou « J’organise des évé­ne­ments militants ». « Notre but est d’apporter des solutions concrètes et de redonner du pouvoir, sans juger du niveau ou des outils que les personnes utilisent », précise Allium.

« Le monde du Web est tellement dominé par les hommes que cela devient un frein à l’apprentissage », explique Anissa, militante au sein du collectif Hacqueen. Fondé en 2020 à Strasbourg, le groupe se présente comme une com­mu­nau­té d’entraide inter­sec­tion­nelle autour du numérique et des tech­no­lo­gies en non-mixité de genre (sans hommes cis-hétéros). Militant·es racisé·es, LGTBQIA+ ou handi·es, ses membres orga­nisent des ateliers pour aider à reprendre en main les outils numé­riques : comment créer une page web simple et la mettre en ligne ? comment utiliser des logiciels libres ou des moyens de com­mu­ni­ca­tion chiffrés ? où trouver les bonnes res­sources ? « C’est une forme d’éducation populaire au numérique, précise Eineki. On donne des clés pour se protéger aussi bien de la sur­veillance des Gafam et des États que du cyberharcèlement. »

« Aujourd’hui Internet ressemble plus à un centre com­mer­cial qu’à un espace public. »

Spideralex, socio­logue et cyberféministe

Pour aller encore plus loin, Hacqueen projette de se doter à terme de son propre serveur autogéré : un serveur féministe. Autrement dit, une machine dont le groupe dis­po­se­rait en local et qui serait admi­nis­trée par les différent·es membres. L’objectif est de pouvoir héberger de façon autonome les données des utilisateur·ices ou des orga­ni­sa­tions mili­tantes alliées du collectif. En effet, la sécurité sur Internet ne s’applique pas uni­que­ment aux espaces en ligne, mais aussi à l’infrastructure qui supporte toute cette activité. Même en sortant des pla­te­formes pro­prié­taires des Gafam, énor­mé­ment de services et contenus web restent hébergés dans leurs services de stockage en ligne : Amazon Web Services, Microsoft Azure ou Google Cloud. « Ce serveur serait un moyen de se réap­pro­prier et de col­lec­ti­vi­ser la gestion des données pour assurer notre autonomie », précise mj, une autre membre du collectif Hacqueen. Leur projet s’inspire de serveurs déjà existants, comme SysterServer, l’un des tout premiers à avoir vu le jour, au milieu des années 2000, ou AnarchaServer. Ce dernier, créé en 2014 durant le TransHackFeminist Convergence (lire l’encadré ci-dessous), est utilisé pour archiver et conserver les mémoires des luttes fémi­nistes. On peut citer aussi le collectif Tribidou, à Marseille, qui a expé­ri­men­té un serveur féministe nommé Coquillage, servant notamment à héberger la webradio féministe RadioRageuse.

De manière générale, ces serveurs sont un moyen d’héberger et de protéger les activités des com­mu­nau­tés fémi­nistes, tout en conser­vant au maximum les traces de leurs actions au cours du temps. En une quinzaine d’années, plusieurs réseaux se sont déployés, prin­ci­pa­le­ment à travers l’Europe et l’Amérique latine, comme La Bekka en Espagne, Cl4ndestinas au Brésil ou Kefir au Mexique.

En dehors des tech­no­lo­gies numé­riques et d’Internet, il existe de multiples façons de s’informer, ou de produire et trans­mettre du savoir dans un sens plus large : livres, fanzines, affiches, brochures, vidéos, podcast, etc. Là aussi, il faut inventer ou se réap­pro­prier des outils pour les produire. Et, là aussi, les com­mu­nau­tés fémi­nistes et queers s’organisent pour apprendre à les maîtriser.

« TransHackFeminist », un festival international pionnier du hacking transféministe

Le TransHackFeminist (THF) est un festival inter­na­tio­nal de hacking réunis­sant les com­mu­nau­tés fémi­nistes et LGTBQIA+ dans le but d’encourager ou de renforcer le déve­lop­pe­ment de tech­no­lo­gies éman­ci­pa­trices au service de la justice sociale. Au cours de huit journées d’ateliers, de débats, de fêtes et de per­for­mances, l’événement invite à défier les systèmes d’oppression – finan­ciers, médicaux ou numé­riques – qui contrôlent l’existence des personnes sexisées et mino­ri­sées, dans une pers­pec­tive radi­ca­le­ment anti­ca­pi­ta­liste, anti­sexiste, anti­ra­ciste, anti-LGBTphobe et anti-validiste.

La première édition s’est tenue en 2014 dans la com­mu­nau­té autonome de Calafou en Catalogne espagnole en appelant à tra­vailler sur deux champs d’expérimentation : les serveurs fémi­nistes d’une part et les pratiques visant à se réap­pro­prier certains savoirs gyné­co­lo­giques d’autre part, inspirées par le projet GynePunk du hacklab trans­fé­mi­niste Pechblenda au Brésil. Elles consistent à fabriquer des outils d’autodiagnostic et de soins de première urgence en matière de santé sexuelle (analyses de fluides, tests sanguins, prises d’hormones, lubri­fiants, contra­cep­tifs, etc.), qui soient acces­sibles même dans les situa­tions les plus précaires. En 2022, une autre édition a été consacrée à l’infrastructure féministe, présentée comme « l’ensemble des res­sources tech­niques et sociales qui sou­tiennent et ren­forcent les luttes (trans)féministes » afin de sta­bi­li­ser les meilleures pratiques communautaires.

Parmi les autres sujets abordés : la création de biblio­thèques numé­riques, le hacking de la presse ou du monde uni­ver­si­taire, les modes de paren­ta­li­té alter­na­tifs, la construc­tion de wifi com­mu­nau­taire ou encore la sexualité queer et crip – le mot, dérivé de l’insulte cripple (infirme), désigne une culture ou des pratiques qui valo­risent les marges et la dis­si­dence à un ordre validiste. De ces deux éditions, devenues des réfé­rences du hacking trans­fé­mi­niste, sont nés divers projets, comme A[r]bor[e]tum, une banque de graines pour cultiver des plantes abortives. Ou le serveur féministe AnarchaServer, dont le nom, Anarcha, rend hommage à l’une des esclaves afro-américaines du XIXe siècle ayant subi des dizaines d’opérations sans anes­thé­sie dans le cadre d’expérimentations scien­ti­fiques menées par le docteur James Marion Sims, considéré comme l’un des pères de la gynécologie.

Capture d'écran de la page d'accueil du serveur féministe AnarchaServer créé en 2014 pour archiver et conserver la mémoire des luttes féministes. Crédit : ANARCHASERVER / D.R.
Capture d’écran de la page d’accueil du serveur féministe AnarchaServer créé en 2014 pour archiver et conserver la mémoire des luttes fémi­nistes. Crédit : ANARCHASERVER / D.R.

Depuis 2022, à Montpellier, un groupe de militant·es fémi­nistes et queers organise La Tenaille, un festival en non-mixité de genre consacré à la réap­pro­pria­tion des savoir-faire tech­niques. Son objectif : s’initier à diverses pratiques tech­niques, habi­tuel­le­ment mono­po­li­sées par les hommes, en offrant des espaces d’apprentissage de pair·e à pair·e en dehors des ins­ti­tu­tions offi­cielles et débar­ras­sées des com­por­te­ments  mas­cu­li­nistes (mans­plai­ning7Le mans­plai­ning, com­bi­nai­son de man (homme) et explai­ning (expliquer), désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, souvent sur un ton pater­na­liste ou condes­cen­dant. Le mot est parfois traduit en français par « mecs­pli­ca­tion »., remarques sexistes, har­cè­le­ment, etc.). Parmi les dizaines d’ateliers proposés à chaque édition, on retrouve des ini­tia­tions à la mécanique, à la sécurité infor­ma­tique, au bricolage, au soin, mais aussi à la création de supports d’information : comment créer son fanzine ? faire du montage son ? fabriquer ses propres stickers ? utiliser une machine de séri­gra­phie ? fabriquer son livre ? créer un site web ?

« L’idée est de rendre acces­sibles les savoirs, et que chacun·e puisse faire par soi-même », indique Cade, membre du groupe trans­fé­mi­niste au sein du hackers­pace* le BIB (pour « Boat in a Box », l’idée d’un canot de sauvetage pour s’échapper du système dominant). L’un des lieux phares accueillant le festival à Montpellier, le BIB s’est créé il y a une douzaine d’années. Autrefois très masculin et carac­té­ris­tique des milieux hackers, il est traversé par une dynamique féministe et trans­fé­mi­niste depuis 2019. « On aurait pu monter quelque chose ailleurs. Mais ça aurait été bête de perdre ce qui était dispo ici », raconte Mare, coor­ga­ni­sa­trice de La Tenaille et également membre du groupe trans­fé­mi­niste. En effet, le lieu dispose de multiples équi­pe­ments : un atelier de bricolage, une brasserie, une biblio­thèque, une impri­mante 3D, une machine de séri­gra­phie, un studio son ou encore un labo­ra­toire alter­na­tif de micro­bio­lo­gie8C’est avec ce labo­ra­toire que les premières ini­tia­tives (trans)féministes ont commencé, en 2019, dans le hackers­pace à travers des démarches de bio­ha­cking pour se réap­pro­prier des savoirs en matière de santé sexuelle, gyné­co­lo­gique et bac­té­rio­lo­gique.. « L’idée, c’est que le BIB, ce ne soit pas que du numérique qui peut faire un peu peur, précise Cade. Aujourd’hui, l’endroit est identifié dans les réseaux fémi­nistes et queers comme un lieu ressource pour imprimer des affiches, des stickers, etc. »

À Dijon, c’est au sein de l’espace autogéré et anti­ca­pi­ta­liste Les Tanneries, qu’Amel, élec­tri­cienne, militante féministe et tech­no­cri­tique, s’occupe de l’imprimerie, son « fief » depuis sept ans. Cet atelier permet à l’écosystème indé­pen­dant et militant de la ville de produire ses propres supports poli­tiques : brochures, affiches, cartes postales et même des livres. L’imprimerie a été aménagée avec de vieilles machines récu­pé­rées ou achetées à très bas prix. « On essaie d’avoir du vieux matériel pour pouvoir le modifier et le réparer, contrai­re­ment aux machines de main­te­nant qui sont entiè­re­ment élec­tro­niques et trop complexes à bidouiller, explique Amel. L’imprimerie est vraiment un outil dont on ne peut plus se passer. Pour des raisons d’anonymat, vu le niveau de répres­sion en ce moment, mais aussi pour encou­ra­ger les gens à s’exprimer. À partir du moment où on l’a mise à dis­po­si­tion, beaucoup de personnes se sont mises à produire, à écrire, à faire des dessins. »

Atelier d'initiation à l'installation électrique domestique, au sein du BIB hackerspace, le 16 octobre 2024 à Montpellier, lors du festival La Tenaille. Cet espace met à disposition de nombreux outils pour se réapproprier les savoirs technologiques. Crédit : CHRISTELLE GILABERT
Atelier d’i­ni­tia­tion à l’ins­tal­la­tion élec­trique domes­tique, au sein du BIB hackers­pace, le 16 octobre 2024 à Montpellier, lors du festival La Tenaille. Cet espace met à dis­po­si­tion de nombreux outils pour se réap­pro­prier les savoirs tech­no­lo­giques. Crédit : Christelle Gilabert

Technologies : mères et mémoires des luttes

Loin d’être nouvelle, la réap­pro­pria­tion des tech­no­lo­gies s’inscrit dans une longue et riche histoire de mou­ve­ments fémi­nistes cherchant à retrouver le contrôle politique des tech­niques. Soit pour se défaire de leur exploi­ta­tion, soit pour les mettre au service de leur éman­ci­pa­tion. En 2024, l’imprimerie des Tanneries participe au projet « T’aurais pas une adresse ? » du collectif audio­vi­suel Synaps. Un livre-DVD qui raconte l’histoire du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contra­cep­tion (Mlac) de Gennevilliers. Pendant plusieurs mois, l’équipe du Synaps a procédé à la com­pi­la­tion et à la res­tau­ra­tion d’archives laissées par les mili­tantes des années 1970, des vieilles bobines de film aux documents admi­nis­tra­tifs, en passant par des tracts, des photos et toutes formes de supports d’information militants. « Pour elles, ni la technique ni les personnes censées la détenir ne devaient être un obstacle. C’est un mouvement
d’autonomie très fort avec une histoire de réap­pro­pria­tion de leurs corps, de leurs désirs, à travers les tech­niques d’avortement, de contra­cep­tion, de soin et d’entraide col­lec­tive, mais aussi d’outils pour imprimer, écrire, dessiner, filmer leur combat et espérer le trans­mettre. Cela croise plein de savoir-faire tech­niques à tous les niveaux »
, souligne Anna, l’initiatrice du projet. À Montpellier, où s’est tenu le festival La Tenaille, un atelier intitulé Electroshlyse per­met­tait d’apprendre à fabriquer des mini appareils pour épilation défi­ni­tive à partir d’une méthode toute simple élaborée, reprise et améliorée par des femmes trans depuis les années 1980.

Reproductions d’archives et documentation du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) présentées dans le livre-DVD T’aurais pas une adresse ?, édité par le collectif audiovisuel Synaps. Ce travail a été réalisé à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon. Crédit : Sabrina Dolidze pour La Déferlante
Reproductions d’archives et docu­men­ta­tion du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contra­cep­tion (Mlac) pré­sen­tées dans le livre-DVD T’aurais pas une adresse ?, édité par le collectif audio­vi­suel Synaps. Ce travail a été réalisé à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon. Crédit : Sabrina Dolidze pour La Déferlante

Ces exemples passés ou présents montrent la nécessité de repo­li­ti­ser la pro­duc­tion, la gestion et l’usage des tech­no­lo­gies qui nous entourent. Pas seulement celles pour s’informer, mais également celles pour se nourrir, se déplacer, se loger, accéder à l’énergie ou se soigner. Maîtriser les savoirs et pratiques tech­niques, c’est aussi apprendre à les critiquer et à mieux lutter contre l’accaparement, les idéo­lo­gies, et les modes de pro­duc­tion des systèmes qui les déve­loppent : les indus­tries, les ins­ti­tu­tions, et les gou­ver­ne­ments. C’est en ça que consiste l’infrastructure féministe, un terme né dans les com­mu­nau­tés cyber­fé­mi­nistes au milieu des années 2010 : construire et péren­ni­ser un ensemble de pratiques « tech­niques et sociales » pour faire pro­gres­ser les luttes et gagner en autonomie face aux systèmes dominants. Comme le résume, Spideralex : « La société civile et les mou­ve­ments sociaux ont toujours eu un rôle important et novateur dans le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies dont ils avaient besoin. Les tech­no­lo­gies, c’est le déno­mi­na­teur commun de toutes les luttes. Toutes ont besoin de fabriquer, d’informer, de com­mu­ni­quer, de docu­men­ter, de créer des liens, de conserver une mémoire et d’inventer des ima­gi­naires radicaux ! » En d’autres termes : pas d’autonomie politique sans autonomie technique, et inversement.

Petit lexique technoféministe

Hacking : apparu dans les années 1960 dans le monde de l’électronique, le terme désigne un ensemble de pratiques visant à décrypter, expé­ri­men­ter, détourner, modifier, réparer ou améliorer un outil, une infra­struc­ture ou un système qui nous passionne ou nous domine. Habituellement associé à des actes de piratages mal­veillants, il recouvre une réalité bien plus large qui s’inscrit le plus souvent dans une démarche coopé­ra­tive et militante d’affranchissement des normes établies.

Hackerspace, hacklab : ateliers, espaces com­mu­nau­taires dévolus au hacking, où des personnes amatrices, curieuses ou mili­tantes se retrouvent pour partager, expé­ri­men­ter et bidouiller ensemble.

Libre, libriste : mouvement qui défend le déve­lop­pe­ment et l’utilisation de logiciels libres, c’est-à-dire des outils numé­riques qui peuvent être partagés et modifiés sans avoir à passer par l’autorisation de leur concep­teur. C’est une culture qui s’inscrit dans une lutte contre la propriété, l’accaparement et tout ce qui peut entraver la libre cir­cu­la­tion du savoir et de l’information.

Serveur féministe : dis­po­si­tif physique admi­nis­tré en autonomie par des com­mu­nau­tés fémi­nistes pour protéger et soutenir les données, com­mu­ni­ca­tions et activités au service de leurs luttes.

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.