Shrouq Aila : « Mon regard est une fenêtre sur Gaza »

Le 3 septembre paraîtra le numéro 19 de La Déferlante intitulé « S’informer en fémi­nistes ». À cette occasion, cet été, nous donnons la parole à des personnes qui s’engagent pour une infor­ma­tion fiable et indé­pen­dante. Premier d’une série de quatre : le témoi­gnage de Shrouq Aila, jour­na­liste pales­ti­nienne à Gaza qui, dans des condi­tions extrê­me­ment dif­fi­ciles, couvre le génocide en cours pour de nombreux médias français, dont le groupe France Télévisions ou Mediapart. 

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Publié le 24/07/2025

Shrouq Aila en reportage dans les ruines de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, en août 2024. Crédit photo : Ali Jadallah – Courtesy Shrouq Aila

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« J’ai 31 ans, je suis jour­na­liste, pro­duc­trice et réa­li­sa­trice. J’ai une licence d’anglais et un master en jour­na­lisme. Je suis veuve et mère d’une petite fille.

Mon mari, le jour­na­liste Rushdi Sarraj, a été tué le 22 octobre 2023 [dans un bom­bar­de­ment israélien] et j’ai repris sa société de pro­duc­tion, Ain Media, en essayant de faire de mon mieux pour perpétuer sa mémoire et son travail.

Avant le génocide, je vivais dans le quartier de Tel al-Hawa, dans la ville de Gaza, au nord de la bande de Gaza. Notre maison familiale a été détruite. J’ai été déplacée sept fois ces dix-huit derniers mois. Nous n’avons pas de carburant : un litre d’essence coûte 180 dollars, alors qu’avant on le payait deux dollars. Il n’y a pas non plus d’argent liquide et les banques ne fonc­tionnent pas. Je vais donc en retirer chez des com­mer­çants qui sont en réalité des pro­fi­teurs de guerre et, chaque fois, je perds la moitié de la somme à cause des frais qu’ils appliquent. On doit se battre pour tout, abso­lu­ment tout…

La nuit, le son des explo­sions résonne plus fort. Nous dormons à peine. J’ai des pertes de mémoire à cause de la faim – j’ai perdu près de 14 kilos. Je suis sans cesse à la recherche de nour­ri­ture, de farine. Il n’y a pas non plus de gaz pour cuisiner. Aujourd’hui, par exemple, je n’avais pas de pain, donc ma fille a mangé un concombre en guise de petit-déjeuner. Nous vivons dans un envi­ron­ne­ment inhumain. Nous subissons un génocide.

Les antennes de com­mu­ni­ca­tion ont été détruites et j’ai aussi du mal à trouver une connexion internet décente pour mon travail. Pour vous envoyer ces messages ou pour faire parvenir hors de Gaza les vidéos que j’ai filmées, je dois aller dans un bureau qui offre une bonne connexion. On y va aussi pour avoir des nouvelles de nos proches, c’est important. On manque de matériel, beaucoup de jour­na­listes ont perdu leur équi­pe­ment en fuyant les bombes ou dans la des­truc­tion de leurs maisons. On travaille avec le strict minimum.


« C’est extrê­me­ment important pour moi que les gens du monde entier soient en empathie avec les Palestinien·nes. »


Mes collègues masculins sont de vrais soutiens. Ils admirent que je sois revenue sur le terrain après que mon mari a été tué, alors que j’ai une petite fille à charge. Elle n’avait que 11 mois quand son père est mort. Je n’ai pas eu d’espace pour vivre ce deuil. J’ai allaité ma fille pendant 17 mois et cela m’a abîmé la santé. Mais je n’avais pas le choix : il n’y avait plus de nour­ri­ture sur les marchés à Rafah. J’avais aussi peur de la laisser pour aller sur le terrain, d’être tuée et qu’elle se retrouve seule. Personne ne devrait avoir à vivre ça.

« Israël traque les journalistes »

Les gens souffrent, ils veulent que nous, jour­na­listes gazaoui·es, soyons leurs porte-voix. Depuis que le génocide a commencé, on ne voit plus le Hamas dans les rues. Le problème que nous ren­con­trons, c’est que les gens ont de plus en plus peur de passer du temps à nos côtés car nous sommes très souvent tué·es. Israël nous traque et nous cible : nous avons déjà perdu 220 consœurs et confrères.

Avant le génocide, tout était beaucoup plus facile. Et pourtant, à l’époque, on se plaignait du siège qui restrei­gnait dras­ti­que­ment notre liberté de mouvement. Je tra­vaillais sur des projets docu­men­taires, notamment sur les sites his­to­riques à Gaza. Nous devions obtenir une per­mis­sion du Hamas pour filmer autour de la zone fron­ta­lière avec Israël ou pour faire voler un drone. Parfois, la per­mis­sion n’arrivait pas à temps, mais c’était sur­mon­table. À cause du siège et des res­tric­tions imposées par l’armée israé­lienne, nous n’avions pas toujours le matériel adéquat pour les tournages – se procurer une batterie de caméra pouvait prendre un mois. À l’époque, sous occu­pa­tion, nous avions toujours des craintes pour notre vie. Nous avons subi plusieurs guerres, mais rien qui ressemble à ce qui se passe depuis le 7 octobre 2023. Aujourd’hui, je filme des blessé⋅es, la famine, la mal­nu­tri­tion chez les enfants, le manque de médi­ca­ments, la des­truc­tion totale des infra­struc­tures, du système de santé, de l’éducation… Tout s’est com­plè­te­ment effondré, tout !

Avant, j’étais une passeuse d’histoires. Maintenant, je suis devenue moi-même une pro­ta­go­niste de ces histoires. C’est extrê­me­ment important pour moi que, dans le monde entier, les gens soient en empathie avec les Palestinien·nes – en par­ti­cu­lier avec les Gazaoui·es –, et qu’ils com­prennent mieux ce que cela signifie de vivre un génocide. Mon regard est une fenêtre sur Gaza. »

Ces propos ont été recueillis le 16 juillet 2025, entre Paris et Gaza ville, par messages vocaux.

Pour une éducation qui libère !

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