Long carré brun terriblement chic, impayable accent sudiste, Victoria Ratliff ne peut supporter ses vacances en famille – et même sa vie en général – sans l’aide de son précieux anxiolytique, le lorazépam. Tout au long des huit épisodes de la troisième saison de la série à succès The White Lotus (2025), ce personnage de mère de famille joué par Parker Posey gobe les pilules qu’elle dissimule dans son sac Gucci.
Déjà, en 1966, alors que le Valium (diazépam) n’était sur le marché que depuis trois ans, les Rolling Stones consacraient au « petit remontant » des mères dépressives une de leurs chansons : Mother’s Little Helper. « Mother needs something today to calm her down. / And though she’s not really ill, there’s a little yellow pill […] / And it helps her on her way, gets her through her busy day. » (Maman a aujourd’hui besoin de quelque chose pour se calmer. / Et même si elle n’est pas vraiment malade, il y a une petite pilule jaune […] / Et ça l’aide à tenir le coup, à supporter sa journée bien remplie.)
Jusqu’au début des années 1980, le Valium reste le médicament le plus vendu aux États-Unis1. Avec une cible bien précise : les femmes, en particulier les femmes au foyer, brisées par une vie au service de leur famille. « Les psychotropes ont émergé dans une culture de consommation d’après-guerre profondément préoccupée par le rôle des mères dans le maintien de la tranquillité d’esprit individuelle et collective », décrypte le psychiatre Jonathan Metzl, dans son ouvrage Prozac on the Couch: Prescribing Gender in the Era of Wonder Drugs (Duke University Press, 2003, non traduit). « Ces pilules sont devenues les traitements de référence face aux pressions liées à la maternité, au célibat et à d’autres formes historiquement situées d’une féminité essentialisée », écrit-il. Dans les publicités dont elle inonde les magazines de l’époque, l’industrie pharmaceutique ne s’en cache pas : ces produits « miracles » sont destinés à faire « fonctionner » les femmes, en dépit de la souffrance liée à leur condition sociale. Sur l’une de ces réclames, une forêt de balais, seaux et serpillières emprisonne une ménagère aux yeux cernés. En légende : « Vous ne pouvez pas la libérer. Mais vous pouvez l’aider à se sentir moins anxieuse. » La publicité concerne l’oxazépam, un tranquillisant de la famille des benzodiazépines, cousin du diazépam ou du lorazépam.
Dans le tourbillon des Trente Glorieuses, la médecine psychiatrique anesthésie les femmes, celles que, jusque-là, elle enfermait, voire lobotomisait, avec l’accord de leur mari ou de leur père.
Lire aussi : la bande dessinée Les Vaisseaux fantômes d’Élisabeth Holleville qui évoque l’histoire de son aïeule Jeanne-Marie, La Déferlante n° 9, mars 2023
Ce fut le destin de l’arrière-grand-mère d’Adèle Yon – internée de force dans les années 1950, puis lobotomisée après un diagnostic de schizophrénie –, que l’autrice raconte dans son livre Mon vrai nom est Elisabeth (Éditions du sous-sol, 2025), devenu phénomène de librairie. L’histoire de son aïeule révèle l’objectif de ces traitements atroces : « Ainsi, à la suite d’une lobotomie, une patiente est déclarée guérie en fonction de sa seule capacité à évoluer dans un milieu sans en troubler l’ordre », écrit Adèle Yon.
Derrière ces « soins » inhumains, il y a toujours un diagnostic posé par la médecine : hystérie, schizophrénie, « appliqué à celles qui mettent en cause l’ordre qui les oppresse », rappelle la psychanalyste Sophie Mendelsohn2. Au fil des époques, ces catégories changent de nom ou sont utilisées pour définir d’autres groupes sociaux – ce qui, au passage, interroge la pertinence des diagnostics médicaux. En 1968, l’hystérie a ainsi disparu de la deuxième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-II), l’outil de classification des troubles mentaux élaboré à partir de 1952 par l’Association américaine de psychiatrie. « Le terme est censé ne plus être utilisé, mais, lors de mes observations de terrain, j’ai encore pu l’entendre pour catégoriser des patientes », nuance Julia Legrand, sociologue au Centre de recherche sociologique et politique de Paris et autrice de l’ouvrage Traiter les fous sans les guérir (PUF, 2025).
Les manifestations qui y étaient attachées sont désormais considérées comme les symptômes d’autres catégories. C’est le cas du trouble de la personnalité borderline, par exemple, dont le diagnostic repose, lui aussi, sur des stéréotypes de genre et qui concerne presque uniquement des femmes, comme l’a démontré le sociologue Ivan Garrec dans sa thèse « Trouble dans les émotions : enquête sur l’existence sociale du “trouble de la personnalité borderline” en France » (université Paris 13, 2024). Si les appellations changent, le brouillard subsiste sur la réalité des pathologies.
Diagnostic et stéréotypes racistes
Dans les archives de l’hôpital psychiatrique d’Iona, près de Détroit (Michigan), Jonathan Metlz a retrouvé les dossiers d’internement de nombreuses femmes datant des années 1940 et 1950, dans lesquels les médecins posent leurs observations : « Cette patiente n’était pas capable de s’occuper dignement de sa famille », indique l’un d’eux. Un autre note qu’une patiente « n’est pas en mesure de faire le ménage ». Jusqu’au début des années 1960, le diagnostic de schizophrénie est en immense majorité attribué à des femmes blanches issues du milieu rural. Durant cette décennie, alors que le mouvement pour les droits civiques3 prend de l’ampleur aux États-Unis, une autre population entre dans la ligne de mire des médecins de cet asile du Michigan : des hommes noirs, souvent militants qui sont désormais qualifiés de schizophrènes avant d’être internés et placés sous camisole chimique. Jonathan Metzl reproduit ainsi l’extrait du dossier d’un certain Otis James : « Belliqueux, rageur, imposant, il a grandi dans un ghetto noir. Son arriération culturelle est un facteur significatif de son trouble schizophrénique. » À la même époque, des psychiatres étasuniens théorisent la « protest psychosis » (psychose de révolte), pathologisant la lutte pour l’égalité des droits. « La psychiatrisation est une arme étatique dévastatrice. D’un côté, elle dépolitise la lutte en l’individualisant. Et, de l’autre, elle induit un soupçon sur le fait que toute lutte est potentiellement pathologique et qu’il faudrait donc la neutraliser », décrypte Sophie Mendelsohn.
Le concept de « santé mentale » est devenu le bras armé d’un système capitaliste dans lequel les individus doivent, quelles que soient leurs conditions de vie, continuer à produire des richesses.
Partout dans le monde occidental, au cours des décennies 1960 et 1970, la psychiatrie essuie des critiques sur ses protocoles de soins sous contrainte, violents et déshumanisants, et sur son rôle d’instrument de l’oppression sociale. Les sociologues Michel Foucault en France, Erving Goffman aux États-Unis ou le psychiatre Franco Basaglia en Italie affirment que la maladie mentale n’existe pas en tant que telle mais sert à se débarrasser des indésirables, à enfermer les dissident·es, à invalider les paroles qui dérangent.
Des personnes concernées font alors, elles aussi, entendre leur voix. Se définissant comme « survivant·es de la psychiatrie », elles prônent la fermeture des lieux d’hospitalisation et l’abolition de cette discipline médicale (lire notre encadré ci-dessous), parce qu’elle est, selon elles, un outil d’organisation sociale raciste et sexiste. À l’opposé de la figure du fou, celle du sujet rationnel, tel que le définit la théorie politique libérale, sert en réalité le productivisme, constitutif du système capitaliste. « Pointer celles et ceux qui ne pensent pas droit est aussi un moyen de dresser des épouvantails », complète Léna Dormeau, philosophe, chercheuse en mad studies4 et militante du courant anti-psy abolitionniste. Une sorte de « freak show » qui ferait rentrer les gens dans le droit chemin par l’effroi, « par la crainte d’être fous ou de leur ressembler », poursuit-elle. Comme la sociologue Julia Legrand le résume : « Depuis les origines de la discipline [psychiatrie], la question du contrôle social qu’elle opère est posée. Certaines personnes présentent des troubles chroniques dont on ne guérit pas. Et parallèlement, il existe une demande sociale à l’égard des troubles à l’ordre public. In fine, notre organisation sociale délègue à la psychiatrie la prise en charge d’un certain nombre de personnes. »
Abolir la psychiatrie
Dans la même famille de pensée que l’abolitionnisme carcéral, le mouvement anti-psy radical prône l’abolition de la psychiatrie et la création d’endroits autogérés par les personnes neurodivergentes, au moyen de la pair-aidance, c’est-à-dire grâce à l’accompagnement d’autres personnes qui connaissent ou ont connu des difficultés similaires. De tels lieux sont expérimentés depuis cinquante ans, par exemple à Marseille où le « Lieu de répit » réservé aux personnes « sans chez-soi », accueille, de façon non médicalisée, des personnes en situation de crise psychique.
Les anti-psys radicaux pointent la construction d’une société qui discrimine les personnes considérées comme folles, mais ne nient pas l’existence de différents fonctionnements sur le plan psychique. « La maladie mentale n’existe pas, mais la folie existe. La folie est le résultat des problèmes réels et concrets des gens, problèmes qui sont le produit de structures sociales », écrit par exemple Camille C., sur les réseaux, sur le compte MadFreaksPride. La philosophe Léna Dormeau, qui milite également au sein de ce mouvement précise : « Nous affirmons qu’il existe des gens fragmentés, qui ont une autre gamme de perception et une autre façon d’habiter le monde, et que ces gens existent et font ce qu’ils peuvent avec ça. On est morcelé·es, c’est vrai, et on souffre, c’est vrai, mais ça ne signifie pas pour autant qu’on est malades. »
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Illustration en Seine-Saint-Denis, un département dans lequel Isabelle Coutant, sociologue, a réalisé au début des années 2000, une enquête auprès des patient·es d’une unité psychiatrique pour adolescent·es (Troubles en psychiatrie. Enquête dans une unité pour adolescents, La Dispute, 2012). Dans son étude, elle décrit des jeunes garçons de classes populaires, majoritairement racisés, internés pour des comportements qui relèvent, selon elle, de la « transgression sociale ». Elle constate que ces jeunes qu’on lui décrit comme « ingérables » atterrissent en psychiatrie en raison de l’incapacité des services sociaux à les prendre en charge. Dans les entretiens qu’elle mène avec eux, les psychiatres prennent leur distance, rapporte-t-elle, « vis-à-vis d’une demande sociale qui les réduirait à de simples agents de contrôle de l’ordre public ». Il n’en reste pas moins que les jeunes patients sont considérés comme des personnes malades, et que celles et ceux censé·es prendre soin d’eux ne sont pas en mesure de modifier le contexte social dans lequel ils évoluent.

De manière générale, « les professionnels [du soin] sont nombreux à s’interroger sur le mandat social de la psychiatrie et ses limites […]. Tous se posent la question de ce qu’est le “bon soin” psychique au regard des besoins des patients et des attentes de la société », affirme la sociologue Nadia Garnoussi, maîtresse de conférences à l’université de Lille et coautrice de La Santé mentale en mouvement. Entre nouvel ordre thérapeutique et dispersion des pratiques (Presses universitaires du Septentrion, 2024). « La psychiatrie reste la discipline de la normalisation des personnes, dans le sens où l’objectif demeure le retour à un état “normal” », complète sa consœur Julia Legrand. Tout en observant qu’en face « les patients expriment aussi ce désir de normalité, au sens d’avoir accès à certaines ressources d’existence minimales comme avoir un logement, entretenir des relations sociales ».
La santé mentale comme « petite autoentreprise »
C’est dans ce contexte qu’a émergé, il y a une vingtaine d’années, le concept de « santé mentale » qui, selon les mots de Mathieu Bellahsen, psychiatre et auteur de La Santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle (La fabrique éditions, 2014), est devenu le bras armé d’un système capitaliste dans lequel les individus doivent, quelles que soient leurs conditions de vie, continuer à produire des richesses. Dès 2001, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en donne une définition officielle : « état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté », précisant que la « personne en bonne santé mentale […] se sent suffisamment en confiance pour s’adapter à une situation à laquelle elle ne peut rien changer ». Mathieu Bellahsen traduit ainsi les mots de l’OMS : « Chacun, maintenant, est dépositaire d’un capital “santé mentale”, qu’il doit gérer comme sa petite autoentreprise, avec pour mission de la maximiser. »
Repris massivement dans les discours politiques comme dans les médias depuis la crise du Covid-19, ce concept a même été hissé au rang de « grande cause nationale 2025 » par l’éphémère gouvernement de Michel Barnier, entre septembre et décembre 2024. Or, selon le psychiatre, elle est, comme la définition de l’OMS le laissait présager, un « outil de gouvernementalité néolibérale », allant dans le sens d’une option politique unique : la productivité des travailleur·euses et l’individualisation des responsabilités. « Pour expliquer le nombre d’étudiant·es qui se sentent mal, on avance la crise sanitaire du covid. Une cause externe, c’est bien pratique ! Mais jamais le gouvernement ne remet en cause Parcoursup5 ou même la dégradation des conditions d’accès à l’enseignement supérieur… » À l’inverse, reconnaître que les conditions matérielles d’existence ont un impact sur la santé mentale permettrait d’identifier des pistes d’action politique. Par exemple, « de nombreuses études montrent une forte corrélation entre le mal-logement et les troubles psychiques », explique la sociologue Julia Legrand, qui donne l’exemple du programme « Housing First » (Logement d’abord), né en Finlande dans les années 1980 : l’offre de logement aux sans-abris a fait diminuer la survenance de troubles. Elle évoque une expérience similaire en Suède : une cohorte de patient-es en psychiatrie s’est vu fournir une habitation ; à la suite de quoi « deux tiers des troubles avaient disparu ». Des constats qui font réfléchir, quand on sait qu’en France le nombre de personnes mal logées est passé de 143 000 à 350 000 entre 2012 et 2025.
À l’heure où de nombreux États occidentaux voient s’installer à leur tête des dirigeant·es d’extrême droite, ne proposant comme horizon politique que la casse des systèmes de solidarité, la fermeture des frontières et la destruction des écosystèmes, les sciences sociales nous invitent à penser la détresse des personnes au-delà des thérapies individuelles. Car, comme le rappelle la sociologue Nadia Garnoussi, elles ne sont qu’une modalité d’explication du monde parmi d’autres : « Si aujourd’hui, la psychologie s’impose pour penser les problèmes sociaux, il n’en reste pas moins que les troubles psychiques pourraient plutôt être envisagés sous l’angle de la politique ou de la lutte des classes. » •
- Nicolas E. Calcaterra, et James C. Barrow « Classics in chemical neuroscience: diazepam (Valium) », ACS Chemical Neuroscience, février 2014. ↩︎
- Sophie Mendelsohn est membre du Collectif de Pantin, qui entreprend « de questionner l’incidence de la race dans l’exercice psychanalytique ». Elle a publié La Vie psychique du racisme, La Découverte, 2021. ↩︎
- Ce mouvement naît aux États-Unis à la fin de la Guerre de Sécession (1865) et englobe toutes les luttes des citoyen·nes africain·es-étasunien·nes contre la ségrégation raciale. La lutte pour les droits civiques contre toutes les discriminations fondées sur la race, la religion ou l’origine ethnique atteint son apogée dans les années 1950 et 1960. ↩︎
- Domaine d’études universitaires, nées au Canada, porté sur les expériences, les cultures et les actions politiques des personnes s’identifiant comme folles, psychiatrisées et/ou survivantes de la psychiatrie. ↩︎
- Selon une étude du ministère de l’Éducation nationale réalisée en 2023, cette plateforme mise en place en 2018 pour recueillir et gérer les vœux d’orientation des futur·es étudiant·es causerait un stress significatif chez 68 % des élèves de terminale. ↩︎






