Réseaux sociaux, armes de désinformation massive

En sus­pen­dant les mesures de modé­ra­tion et de fact checking sur certaines pla­te­formes, les géants de la tech ont accentué la cir­cu­la­tion des fake news et le cybe­rhar­cè­le­ment contre les minorités de genre. Alors que les réseaux sociaux s’ancrent comme prin­ci­pale source d’information, de véri­tables batailles infor­ma­tion­nelles s’y déploient. Les fémi­nistes peuvent-elles encore gagner cette guerre ?

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Publié le 28/07/2025

Modifié le 27/08/2025

Collage par Nadia Diz Grana. Crédit : Mark Zuckerberg (d’après photo CC BY-SA 4.0 Anurag R Dubey–Wikimedia) ; Andrew Tate (LCV / Shutterstock) ; Elon Musk 2024 Kathy Hutchins / Shutterstock
Collage de Nadia Diz Grana. Crédit : Mark Zuckerberg (d’après photo CC BY-SA 4.0 Anurag R Dubey–Wikimedia) ; Andrew Tate (LCV / Shutterstock) ; Elon Musk 2024 Kathy Hutchins / Shutterstock

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

L’offensive a eu un reten­tis­se­ment mondial. Lors des Jeux olym­piques de Paris 2024, la boxeuse algé­rienne Imane Khelif est la cible d’une gigan­tesque campagne de désinformation.

Des rumeurs infondées et toutes sortes de fausses infor­ma­tions sur son sexe bio­lo­gique inondent les réseaux sociaux. L’athlète est dépeinte comme un homme concou­rant parmi les femmes. Amplifiées par des groupes d’extrême droite très actifs en ligne ainsi que par des per­son­na­li­tés publiques – au premier rang des­quelles Elon Musk et Donald Trump –, ces accu­sa­tions visent à dis­cré­di­ter la cham­pionne olympique en exploi­tant des sté­réo­types de genre et des discours anti-trans et racistes.

Quelques mois plus tard, le 7 janvier 2025, alors que Donald Trump a été réélu président des États-Unis, le patron de Meta annonce une série de mesures visant à limiter la modé­ra­tion en ligne sur les dif­fé­rentes pla­te­formes de sa société, Facebook et Instagram en tête. « D’abord, nous allons nous débar­ras­ser des fact checkeurs pour les remplacer par des notes de contexte1Les community notes, notes de contexte ou notes de com­mu­nau­té, géné­ra­li­sées par Elon Musk, per­mettent à des utilisateur·ices volon­taires d’ajouter du contexte sous des tweets ou des posts, si ceux-ci sont jugés men­son­gers ou faux. Ces fonc­tion­na­li­tés sont très limitées pour lutter contre la dés­in­for­ma­tion. des uti­li­sa­teurs, comme sur X, a annoncé Mark Zuckerberg. Ensuite, nous allons supprimer un tas de res­tric­tions sur des sujets tels que l’immigration et le genre, en décalage avec les discours dominants. Ce qui a commencé comme un mouvement inclusif a de plus en plus été utilisé pour bloquer les opinions et exclure les personnes qui ont des idées dif­fé­rentes, et c’est allé trop loin. »

S’alignant sur la politique anti-« woke », anti-genre et anti-immigration de Donald Trump, le patron de Meta justifie ce revi­re­ment spec­ta­cu­laire en arguant que l’objectif est de « revenir à [leurs] racines : la liberté d’expression ». Appliquées uni­que­ment aux États-Unis pour le fact checking, et plus largement pour l’assouplissement des règles de modé­ra­tion, ces mesures détri­cotent les pro­tec­tions construites au fil des ans pour limiter la diffusion de contenus et discours misogynes, homo­phobes, trans­phobes et racistes. Les nouvelles règles per­mettent d’af­fir­mer que les femmes sont des objets, ou de qualifier de « maladie mentale » ou d’« anor­ma­li­té » l’homosexualité ou les tran­si­tions de genre. En juin 2025, une étude menée par les asso­cia­tions états-uniennes UltraViolet, Glaad et AllOut consta­tait que 77 % des utilisateur·ices de Meta se sentaient moins en sécurité qu’avant janvier 2025 lorsqu’elles et ils s’exprimaient sur la plateforme.

Défendre la liberté d’expression, c’était déjà l’un des arguments utilisés par Elon Musk pour infléchir la politique de modé­ra­tion sur Twitter, rebaptisé X, à partir de son rachat en octobre 2022. À peine arrivé à la tête du réseau social, il avait ordonné des licen­cie­ments massifs, réduisant, au niveau mondial, de plus d’un tiers le personnel chargé de la modé­ra­tion et de la sécurité en ligne. Résultat, sous sa direction, entre octobre 2022 et juin 2023, le volume de discours haineux a augmenté de 50 %, selon une récente étude de l’université de Californie à Berkeley. Au cours de la même période, le nombre de likes sur les messages com­por­tant des insultes homo­phobes, trans­phobes et racistes a augmenté de 70 %, ce qui laisse supposer qu’un plus grand nombre d’utilisateur·ices y ont été exposé·es.

Désinformation virale

Ces récentes évo­lu­tions ont de quoi inquiéter, car le nombre d’utilisateur·ices des réseaux sociaux ne fait que croître. Même si la mul­ti­pli­ca­tion des pla­te­formes fragmente les audiences, Facebook demeure la première source d’information pour les inter­nautes. De fait, les trois réseaux sociaux de l’empire consti­tuent parmi les plus grandes audiences du monde (non exclu­sives les unes des autres, puisqu’un·e même utilisateur·ice peut avoir une activité sur plusieurs pla­te­formes) : trois milliards d’utilisateurs et uti­li­sa­trices actives chaque mois pour Facebook, trois milliards pour WhatsApp, deux milliards pour Instagram. L’annonce de l’arrêt de la modé­ra­tion de contenus sur le ter­ri­toire états-unien, dans un contexte d’offensive de l’administration Trump à l’égard des minorités, offre ainsi les meilleures condi­tions à la vira­li­sa­tion accrue de la dés­in­for­ma­tion. Notamment à une « dés­in­for­ma­tion genrée » décomplexée.

Utilisée en anglais (gendered dis­in­for­ma­tion) dans un nombre croissant de travaux2« Désinformation sexiste et ses impli­ca­tions pour le droit à la liberté d’expression — Rapport du Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la pro­tec­tion du droit à la liberté d’opinion et d’expression », 7 août 2023., cette expres­sion désigne le fait de diffuser inten­tion­nel­le­ment des infor­ma­tions mani­pu­lées ou fausses qui utilisent les sté­réo­types de genre comme des armes afin de bannir, ridi­cu­li­ser ou dis­cré­di­ter les femmes et les minorités de genre dans la vie publique. Si elle a longtemps été cantonnée à des forums (Reddit, 4Chan), la haine misogyne et trans­phobe se propage désormais sur des pla­te­formes aussi popu­laires que YouTube, X ou TikTok. Dans la sphère mas­cu­li­niste, on compte de plus en plus de figures actives et très suivies, dont les propos ali­mentent ce phénomène de dés­in­for­ma­tion genrée. Andrew Tate, champion de kick­boxing, dont la com­mu­nau­té compte plus de dix millions d’abonnés sur X, diffuse des sté­réo­types de genre comme « l’idée qu’une femme aurait son ADN trans­for­mé par le sperme des hommes avec lesquels elles ont des rapports sexuels », pointe Ketsia Mutombo, cofon­da­trice du collectif Féministes contre le cybe­rhar­cè­le­ment et coautrice avec Laure Salmona de Politiser les cyber­vio­lences. Une lecture inter­sec­tion­nelle des inéga­li­tés de genre sur Internet (Le Cavalier bleu, 2023). Dans d’autres espaces, les courants « tradwives » (pour tra­di­tio­nal wife, mot à mot « épouse tra­di­tion­nelle »), qui font la promotion de la femme au foyer et relaient des discours sté­réo­ty­pés et essen­tia­li­sants, sont aussi en pleine expansion. Selon l’outil Visibrain, qui réalise une veille quan­ti­ta­tive des phé­no­mènes en ligne, les hashtags #StayAtHomeGirlFriend (petite amie au foyer) et #TradWife auraient engrangé en 2024 res­pec­ti­ve­ment 357 millions et 340 millions de vues par mois sur TikTok. Or les comptes tradwives véhi­culent également leur lot de théories du complot et de fake news, notamment dans le domaine de la santé publique.

Fabrique du clash

Dans un contexte de recul important des droits repro­duc­tifs, la dés­in­for­ma­tion sur la santé des femmes est un sujet à part entière. « Elle permet de pousser les discours anti­avor­te­ment, suggérant par exemple que l’avortement provoque le cancer, relève Cécile Simmons, cher­cheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD). Dans un monde de plus en plus laïc, ce n’est plus la religion qui joue » : ce sont davantage les arguments pré­ten­du­ment scien­ti­fiques qui influencent les com­por­te­ments. Quelques jours à peine après le chan­ge­ment de politique de modé­ra­tion du groupe Meta, Instagram et Facebook ont été accusés de bloquer et de cacher les publi­ca­tions d’ONG comme Aid Access, qui fournit des pilules abortives à travers les 50 États du pays, y compris donc dans ceux où l’avortement a été rendu illégal. Les com­mu­nau­tés LGBTQIA+ ne sont pas épargnées par cette diffusion de plus en plus massive de fake news qui ont des consé­quences directes sur l’accès aux soins. Reprenant un vieux sté­réo­type qui fait de l’identité de genre ou de l’orientation sexuelle une patho­lo­gie attrapée par conta­mi­na­tion, « certaines théories du complot affirment que le fluor présent dans l’eau rendrait LGBT », pointe la cher­cheuse. Par ailleurs, « dans les com­mu­nau­tés dédiées au bien-être, de plus en plus de campagnes répandent la haine à coups de dés­in­for­ma­tion contre les soins d’affirmation de genre » auxquels les personnes trans doivent pouvoir avoir accès, ajoute Cécile Simmons.

Qu’elles soient jour­na­listes, créa­trices de contenus ou des per­son­na­li­tés poli­tiques, plus les femmes se mettent en avant, dans l’espace numérique, plus elles sont sujettes aux attaques.

Au-delà de la baisse de modé­ra­tion, ce sont aussi les dyna­miques d’amplification algo­rith­mique typiques des pla­te­formes qui favo­risent la diffusion massive de contenus faux et haineux. L’ISD a mené plusieurs études sur le sujet3Ces études sont acces­sibles en cherchant « algo­rithms weapon against women » sur le site isdglobal.org, en créant, pour les besoins de l’expérimentation, de faux profils de jeunes hommes de moins de 18 ans. « Tous finissent par se voir exposés à des contenus mas­cu­li­nistes et d’extrême droite », constate Cécile Simmons. Les algo­rithmes de recom­man­da­tion de nos réseaux sociaux « ampli­fient sys­té­ma­ti­que­ment la misogynie ». De même, lorsque l’institut a testé la création de faux comptes de jeunes femmes, « au bout de 48 heures, on recevait du contenu de tradwives ».

Trump, chouchou des médias alternatifs

Il est passé chez Joe Rogan, hôte du podcast le plus écouté de Spotify. Il est soutenu par Candace Owens, you­tu­beuse ultra­con­ser­va­trice et com­plo­tiste. L’influenceur Charlie Kirk, l’éditorialiste Tucker Carlson (16 millions d’abonné·es sur X), le vidéaste Logan Paul (23 millions d’abonné·es sur YouTube) et plusieurs autres l’ont reçu. Pour sa deuxième élection, délais­sant les médias tra­di­tion­nels, Donald Trump s’est tourné vers les créateur·ices de contenus en ligne, enchaî­nant les appa­ri­tions dans des stream ou des podcasts aux audiences majo­ri­tai­re­ment jeunes et mas­cu­lines. Une popu­la­tion qui vote tra­di­tion­nel­le­ment moins que la moyenne. Pour Trump, l’intérêt était double : tous sont sensibles à ses idées, voire de fervents sup­por­ters. Et aucun, pas même les ex-journalistes, ne l’a contredit, repris, ou poussé dans ses retran­che­ments. Chez Joe Rogan, le 26 octobre 2024, CNN a décompté au moins 32 fake news énoncées par Trump, et non corrigées par le pré­sen­ta­teur. Selon Marie-Cécile Naves, direc­trice de l’observatoire Genre et géo­po­li­tique de l’Institut de relations inter­na­tio­nales et stra­té­giques (Iris), « ces médias qui se disaient alter­na­tifs ne le sont plus, on peut même estimer qu’ils sont devenus les médias dominants ». Ce glis­se­ment, « les démo­crates ne l’ont pas compris », explique la spé­cia­liste des États-Unis. L’agrégateur de podcasts Ivy ne comptait que 12 000 appa­ri­tions ou mentions de Kamala Harris dans des podcasts entre 2017 et 2024, contre plus 70 000 appa­ri­tions ou mentions de Donald Trump.

Comment expliquer ce dés­équi­libre ? Dans L’illusion de la démo­cra­tie numérique. Internet est-il de droite ? (EPFL Press, 2022), la socio­logue franco­états-unienne Jen Schradie montre que plusieurs facteurs favo­risent le déploie­ment d’une culture de droite : la structure hié­rar­chique des entre­prises du numérique, les moyens finan­ciers injectés dans ce secteur par les dif­fé­rents camps poli­tiques et la culture du clash, c’est-à-dire la pré­fé­rence donnée, sur les réseaux sociaux, aux échanges conflic­tuels, qui rendent davantage captifs dans l’économie de l’attention. De même, dans un rapport publié en février 2023 intitulé « Monetizing Misogyny », l’ONG #ShePersisted montre comment les pla­te­formes numé­riques tirent profit des contenus misogynes. La mécanique est la suivante : plus vous êtes « engagé·e » (c’est-à-dire que vous cliquez, commentez, repar­ta­gez), plus vous restez longtemps sur la pla­te­forme. Ces signaux sont ensuite exploités pour exposer les publi­ci­tés qui per­mettent d’engranger des revenus. Or, depuis bientôt dix ans, les travaux montrent que la dés­in­for­ma­tion et les contenus haineux et violents ali­mentent cet enga­ge­ment. En 2019, l’ex-ingénieur de Google Guillaume Chaslot détaillait la façon dont certains contenus longtemps dédaignés par les médias tra­di­tion­nels, car faux (comme la théorie de la Terre plate) ou haineux, trou­vaient sur ces pla­te­formes un écho qui poussait les algo­rithmes à les recom­man­der plus régu­liè­re­ment. Les voyant mieux recom­man­dés, les créateur·ices mul­ti­pliaient les vidéos sur le sujet pour en tirer des vues et des revenus. Une fabrique de la dés­in­for­ma­tion, et donc de l’ignorance, d’autant plus dynamique qu’elle répond aussi à « une dimension par­ti­ci­pa­tive, qui permet de mobiliser un groupe », souligne la spé­cia­liste des guerres de l’information Stephanie Lamy.

Cyberharcèlement ciblé

Ces conflits se jouent également dans le fait de bannir des groupes sociaux de l’espace numérique, ce qui redouble la délé­gi­ti­ma­tion dont ils sont déjà victimes dans l’espace public tra­di­tion­nel. Si n’importe qui peut faire l’objet de har­cè­le­ment ou d’attaques en ligne, les femmes et les personnes racisées en sont néanmoins plus fré­quem­ment et plus vio­lem­ment victimes. En 2021, 85 % des femmes avaient déjà été exposées à une forme de violence en ligne, d’après une étude de l’Economist Intelligence Unit4L’infographie « Measuring the pre­va­lence of online violence against women » est dis­po­nible sur le site onlineviolencewomen.eiu.com. Dans ce domaine, le croi­se­ment des dis­cri­mi­na­tions genrées et raciales est par­ti­cu­liè­re­ment prégnant. Une étude menée par Amnesty International5Amnesty International, « Des recherches par­ti­ci­pa­tives sur Twitter révèlent l’ampleur choquante des violences en ligne à l’égard des femmes », 18 décembre 2018. en 2018 montrait déjà que les femmes non blanches avaient glo­ba­le­ment 34 % de risques de plus de recevoir des messages injurieux que les femmes blanches sur Twitter. Quand elles sont noires, ce risque s’élève à 84 %. En fonction du public visé, ces discours se mêlent à d’autres sté­réo­types stig­ma­ti­sants. « Dans la mesure où la miso­gy­noir a pour effet de mas­cu­li­ni­ser les filles noires », illustre Ketsia Mutombo, les contenus auxquels elles seront exposées sur les réseaux sociaux « pro­meuvent la blanchité, le fait d’éviter les coiffures afro, d’envisager la rhinoplastie… »

« On le voit autour des échéances élec­to­rales : le but du cybe­rhar­cè­le­ment est de faire taire. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. »

Cécile Simmons, cher­cheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD)

D’une manière générale, qu’elles soient jour­na­listes, créa­trices de contenus ou per­son­na­li­tés poli­tiques, plus les femmes se mettent en avant dans l’espace numérique plus elles sont sujettes aux attaques. « On le voit d’autant plus autour des échéances élec­to­rales : le but est de faire taire, estime Cécile Simmons. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. » Lors des dernières élections générales au Kenya en 2022, plusieurs femmes poli­tiques ont été ciblées : selon un rapport du groupe de réflexion féministe Pollicy, deux can­di­dates sur cinq ont été victimes de har­cè­le­ment sur leur compte X. Ce fut le cas pour Martha Karua, ex-ministre de la Justice et candidate à la vice-présidence. Âgée de 66 ans, elle a été ciblée par des trolls6Les trolls sont des inter­nautes, blogueur·euses ou pirates dont le but est de perturber les dis­cus­sions en ligne. Ils et elles peuvent être employé·es par des États ou des inter­mé­diaires privés pour mener de vastes opé­ra­tions de pro­pa­gande ou de dés­in­for­ma­tion, tra­vaillant depuis chez elleux ou depuis des bureaux appelés “fermes” ou “usines à trolls ». qui l’ont présentée comme une grand-mère qui aurait dû rester à la maison pour s’occuper de ses petits-enfants plutôt que de se consacrer à la politique. En marge de la vie publique, nom­breuses sont les femmes et les filles visées, elles aussi, par des insultes, des dif­fu­sions d’images intimes réelles ou fabri­quées, ou encore du doxing, cette pratique qui consiste à divulguer sur les réseaux sociaux des infor­ma­tions per­son­nelles (adresse ou numéro de téléphone). Le but : les intimider ou leur nuire. Car les consé­quences de ces attaques sont immé­diates et concrètes. Plus de la moitié des femmes victimes de cyber­vio­lence ont souffert d’anxiété ou d’attaques de panique, selon une autre étude d’Amnesty International publiée en 2017. Plus des trois quarts avaient modifié leur manière d’utiliser les réseaux sociaux, y compris, pour 32 % des femmes inter­ro­gées, en cessant d’y poster.

Face à ce phénomène, comment riposter ? Faut-il déserter les réseaux sociaux, qui seraient devenus des machines à fabriquer de l’opinion d’extrême droite ? Ou au contraire continuer à occuper cet espace pour éviter de laisser le champ com­plè­te­ment libre aux mas­cu­li­nistes et autres pro­pa­ga­teurs de haine ? Le débat est revenu en France l’hiver dernier au sein même des réseaux fémi­nistes, alors que l’initiative HelloQuitteX appelait au départ concerté du réseau social de la part de plusieurs médias – appel qu’a suivi La Déferlante –, orga­ni­sa­tions et per­son­na­li­tés. Mais les fémi­nistes n’ont pas attendu le rachat de Twitter par Elon Musk pour pointer les dys­fonc­tion­ne­ments des pla­te­formes numé­riques, remar­quant depuis plusieurs années que leurs contenus pouvaient être shadow banned, voire direc­te­ment censuré. Un soir de janvier 2021, en réaction aux vagues #MeToo, #MeTooGay et #MeTooInceste, l’activiste Mélusine posta sur son comte Twitter : « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? » Deux jours plus tard, son compte était suspendu. Pour le récupérer, la militante avait le choix entre supprimer ses tweets ou faire appel auprès de la pla­te­forme. Dans la foulée, la militante et 13 autres acti­vistes fémi­nistes ont assigné Meta en justice pour demander plus de trans­pa­rence sur ses règles de modé­ra­tion (en mai 2025, la médiation est toujours en cours).

Contre les cyber­vio­lences, les marges de manœuvre sont souvent limitées. Les victimes peinent à porter plainte ou à faire condamner leurs agres­seurs. « Comment les dénoncer si on ne peut même pas le ver­ba­li­ser ? », souligne Camille Lextray (@hysterique_mais_pas_que), partie prenante de la démarche juridique contre Meta. Souvent, il s’avère plus facile de tenter de contour­ner les règles imposées par les géants de la tech, en recourant à des tactiques comme l’algospeak. Un exemple : le rem­pla­ce­ment du mot « viol » par une pastille de couleur violette. Stephanie Lamy appelle aussi les fémi­nistes à « gérer [leur] attention comme une ressource ». « C’est d’elle que les pla­te­formes sociales tirent leur valeur, ne vous laissez pas distraire, choi­sis­sez où vous l’allouez », recommande-t-elle. Plutôt que d’amplifier la visi­bi­li­té des discours men­son­gers par des com­men­taires irrités, il est possible de prendre les rênes du sujet. « Réinvestir Internet, débunker7Le debunking, souvent traduit par « démys­ti­fi­ca­tion », consiste à exposer ou à réfuter un corpus idéo­lo­gique, des croyances ou des théories jugées erronées., donner les faits, tout en réaf­fir­mant nos valeurs et pourquoi on se bat », c’est par exemple ce qu’a cherché à faire le réseau Empow’her avec sa campagne #DebunkTheLies, explique son ini­tia­trice, Faustine Clerc. Pour gagner en audience, nombre de créateurs et de créa­trices prennent aussi l’habitude de se commenter les un·es les autres, de pro­mou­voir un message à plusieurs… Autant de tactiques pour tenter de faire jouer l’effet ampli­fi­ca­teur des algo­rithmes de recommandation.

Ingérences numériques

La dés­in­for­ma­tion de genre demeure un enjeu géo­po­li­tique majeur. L’espace numérique est traversé par des opé­ra­tions d’ingérence numérique d’origine nationale ou étrangère. Des acteurs étatiques, éco­no­miques ou poli­tiques se coor­donnent pour influen­cer les discours publics. Parmi leurs outils et tactiques, l’astro­tur­fing, qui consiste à amplifier de manière auto­ma­ti­sée une mobi­li­sa­tion en ligne pour donner l’illusion d’un mouvement de masse, et qui peut se fabriquer à partir de faux comptes et de réseaux d’internautes coor­don­nés. L’intelligence arti­fi­cielle géné­ra­tive, aussi, qui permet de générer et diffuser les contenus trompeurs à une échelle et à un rythme démul­ti­plié (lire l’encadré ci-dessus)

Directrice adjointe de Viginum, le service du gou­ver­ne­ment chargé de la lutte contre les ingé­rences étran­gères, Anne-Sophie Dhiver relève que les acteurs étrangers de la dés­in­for­ma­tion « connaissent très bien [les inter­nautes]. Ils cherchent les lignes de fracture de notre société, ils mettent du sel sur les plaies… » Et le font d’autant plus que le grand public n’a pas toujours conscience de ces mani­pu­la­tions, ou bien choisit d’y par­ti­ci­per. Peu après l’invasion de l’Ukraine, la Russie a par exemple approché 2 000 influenceur·euses en Europe pour qu’elles et ils relaient sa pro­pa­gande proguerre. Pionnière dans les opé­ra­tions de pro­pa­gande numérique – la première ferme à trolls a été iden­ti­fiée près de Saint-Pétersbourg en 2014 –, la Russie a multiplié ce type d’opérations depuis le déclen­che­ment de la guerre contre l’Ukraine. À l’automne 2024, à l’approche des élections pré­si­den­tielles amé­ri­caines, Olena Zelenska, l’épouse du président ukrainien, a été victime d’une vaste opération de dés­in­for­ma­tion consis­tant à la faire passer pour une femme cupide, l’accusant d’avoir détourné plusieurs millions d’euros pour s’acheter une voiture de luxe. Une photo d’une prétendue facture de 4,4 millions d’euros pour l’achat d’une Bugatti a mas­si­ve­ment circulé sur les réseaux sociaux… Le but : influen­cer l’opinion publique en Europe et aux États-Unis et fra­gi­li­ser le soutien inter­na­tio­nal à l’Ukraine.

Pour contrer ces offen­sives massives, les instances inter­na­tio­nales entendent bien jouer leur rôle. En décembre 2023, la Commission euro­péenne a ouvert une enquête contre le réseau social X, accusant la pla­te­forme de ne pas suf­fi­sam­ment lutter contre la dés­in­for­ma­tion et les contenus illégaux. L’institution lui reproche de ne pas se conformer aux règles de la directive euro­péenne sur les services numé­riques, le Digital Services Act. Adoptée en octobre 2022, elle a pour but de protéger les inter­nautes européen·nes des fausses infor­ma­tions, des injures sexistes et racistes et des inci­ta­tions à la violence. D’après une récente enquête du New York Times, la Commission euro­péenne prépare une amende contre X qui pourrait être supé­rieure à 900 millions d’euros – une somme inédite. Des enquêtes sont ouvertes, en Europe comme aux États-Unis, contre la plupart des pla­te­formes de réseaux sociaux. Suffiront-elles à res­pon­sa­bi­li­ser ceux qui, comme Zuckerberg, se cachent derrière la liberté d’expression pour propager discours misogynes et campagnes trans­phobes ? La guerre infor­ma­tion­nelle en cours est et sera également juridique, finan­cière, géo­po­li­tique. Quoi qu’il en soit, le genre en est déjà l’un des prin­ci­paux champs de bataille.

Deepfakes : l’IA au service de la fabrique du faux

Des militant·es par­ti­cipent à un ras­sem­ble­ment contre les deepfakes por­no­gra­phiques, le 6 septembre 2024, à Séoul, en Corée du Sud. Sur les pancartes, on peut lire des slogans comme « Régulez les pla­te­formes qui pro­meuvent les violences sexuelles » ou « Ce n’est ni fake ni un jeu. Arrêtons les deepfakes misogynes ».
Crédit : CHUNG SUNG-JUN / GETTY IMAGES ASIAPAC / Getty Images via AFP

L’intelligence arti­fi­cielle (IA) et les réseaux sociaux démul­ti­plient les risques de dés­in­for­ma­tion genrée. Cela passe notamment par les deepfakes, ces vidéos, images ou enre­gis­tre­ments audio créés par des IA. Le terme est apparu en 2017 en référence à l’usage de l’IA (deep, issu de deep learning, « appren­tis­sage profond ») et à la mani­pu­la­tion (fake, « faux »). Les deepfakes repro­duisent de manière ultra réaliste le visage ou la voix d’une personne pour lui faire tenir des propos ou la faire agir de manière crédible. Si on pense à des exemples qui font sourire (le pape en doudoune blanche), ou aux hyper­tru­cages poli­tiques (la vidéo de Volodymyr Zelenski annonçant la reddition de l’Ukraine peu après l’invasion de 2022), il faut avoir en tête que 98 % des deepfakes sont des vidéos à caractère por­no­gra­phique, dont 99 % concernent des femmes. Pour les personnes visées, les pré­ju­dices sont consi­dé­rables – discrédit, humi­lia­tion, chantage. En septembre 2024, la Corée du Sud a connu ses premières mani­fes­ta­tions contre les deepfakes à la suite d’un scandale qui a secoué le pays : la diffusion massive pendant plusieurs mois, sur une multitude de chaînes Telegram d’hypertrucages por­no­gra­phiques de jeunes Sud-Coréennes. Les créateurs de ces contenus illégaux pio­chaient souvent les photos de leurs victimes sur les réseaux sociaux. D’après la police, les victimes étaient prin­ci­pa­le­ment issues de l’entourage des agres­seurs et 60 % d’entre elles étaient mineures. En France, plusieurs per­son­na­li­tés, dont la vidéaste Lena Situations ou la jour­na­liste Salomé Saqué, ont déjà témoigné avoir été visées par ce type de fabri­ca­tions. En Normandie, une enquête a été ouverte en mars 2025 après la diffusion de deepfakes d’une douzaine de col­lé­giennes par leurs camarades de classe.

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