« Le journalisme est un engagement », rencontre entre Salomé Saqué, Marine Turchi et Lorraine de Foucher

Marine Turchi, 42 ans, jour­na­liste à Mediapart, Lorraine de Foucher, 38 ans, Prix Albert-Londres en 2024 pour ses enquêtes dans Le Monde, et Salomé Saqué, 30 ans, jour­na­liste au média Blast, sont de cette géné­ra­tion pour qui #MeToo a marqué un tournant. Depuis dix ans, elles docu­mentent et nour­rissent cet immense mouvement d’émancipation. Mais elles subissent en retour des attaques per­son­nelles et ren­contrent des dif­fi­cul­tés crois­santes à opposer les faits aux théories complotistes.

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Publié le 28/07/2025

De gauche à droite: Lorraine de Foucher, Marine Turchi et Salomé Saqué, à Paris, le 19 juin 2025. Crédit : Lynn S.K. pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

Qu’est-ce que le métier de jour­na­liste repré­sen­tait dans les milieux d’où, chacune, vous venez ?

SALOMÉ SAQUÉ J’ai grandi en Ardèche et personne dans ma famille ne connais­sait de jour­na­liste, donc ce métier me parais­sait inatteignable. 

Malgré tout, il me fascinait, à cause du cinéma hol­ly­woo­dien. J’ai un peu honte de le dire, car avec le recul ce film est pro­ba­ble­ment assez pro­blé­ma­tique pour son côté white savior1En français « sauveur·euse blanc·he » : personne blanche, issue d’un pays riche, qui se targue de faire le bien pour les personnes issues des pays du Sud global., mais j’avais adoré Blood Diamond [Edward Zwick, 2006], avec Leonardo DiCaprio et Jennifer Connelly. Je trouvais incroyable son per­son­nage de femme reporter qui dénonce le trafic de diamants au Liberia et qui écrit pour le National Géographic. Plus tard, je me suis offert le coffret DVD des repor­tages du prix Albert-Londres2Ce prix pres­ti­gieux distingue chaque année, depuis 1933, des grand·es reporters et repor­trices fran­co­phones de moins de 40 ans pour leurs articles de presse écrite, leurs repor­tages audio­vi­suels et leurs livres. et je les ai beaucoup regardés aussi.

Pour autant, après le bac, je ne me suis pas lancée dans des études de jour­na­lisme, car je me consi­dé­rais comme trop mauvaise pour exercer ce métier. J’ai fini par y venir après des études de droit. J’écrivais des articles sur mon temps libre, puis j’ai fait de nombreux stages dans des rédac­tions. Mais je voyais ça plutôt comme un passe-temps. J’ai ensuite enchaîné les boulots dans des chaînes de télévision.

LORRAINE DE FOUCHER Moi, enfant, j’avais une passion pour la biologie. On m’avait offert un micro­scope et je passais mon temps à regarder des trucs à travers la lunette. 

Au lycée, parce que j’avais envie d’exercer un métier d’utilité publique, je me suis dit que j’allais faire médecine. Mais mon année de première scien­ti­fique a été un désastre et j’ai dû me réorien­ter en filière lit­té­raire. Ça a été une révé­la­tion, mais il a fallu que je mène un combat pas possible dans ma famille pour faire accepter cette voie. Dans la famille de mon père, ils n’étaient que deux à avoir le bac. Une section lit­té­raire, c’était pour lui la certitude que j’allais finir à dessiner par terre en buvant des bières bon marché. Il voulait ma sécurité financière.

J’ai choisi de m’orienter vers le jour­na­lisme car c’était pour moi quelque chose d’assez semblable à la médecine : il faut écouter les gens, essayer de com­prendre leurs problèmes, poser un diag­nos­tic. Je sais que ça sonne très cor­po­ra­tiste, mais je me souviens d’articles du Monde qui ont été pour moi des épi­pha­nies. Je me rappelle par exemple exac­te­ment où j’étais quand j’ai lu l’article d’Ariane Chemin, en 2005 sur la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois3Le 27 octobre 2005, Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans) mouraient élec­tro­cu­tés à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) dans un trans­for­ma­teur où ils s’étaient réfugiés pour échapper à la police. Leur mort fut l’élément déclen­cheur de vingt jours de révoltes urbaines.. J’ai aussi été très marquée par le docu­men­taire Le Cauchemar de Darwin que j’ai vu au cinéma quand j’étais lycéenne. C’était une histoire horrible mais brillam­ment racontée et qui décor­ti­quait tout un système [sorti en 2004, le film de Hubert Sauper s’intéresse à un scandale éco­lo­gique doublé d’un trafic d’armes en Tanzanie]. C’est ça qui m’intéressait.

Mais là non plus je n’ai pas été très encou­ra­gée par mes proches, qui avaient peur pour moi parce que le métier était réputé ardu.

MARINE TURCHI Moi ça va être assez rapide parce que, de manière un peu cari­ca­tu­rale, je voulais être jour­na­liste depuis l’âge de 6 ans. Je viens d’un village de 1 000 habitants, à 1 heure 30 de Paris donc je n’avais aucune référence jour­na­lis­tique au sein de mon entourage proche, mais à 14 ans j’avais déjà fait mon petit stage de 3e à La République du Centre et rédigé quelques articles. 

Ce qui m’a fait entrer là-dedans, c’est mon attrait pour la politique : je regardais « 7 sur 7 » [une émission politique diffusée sur TF1 et présentée par la jour­na­liste Anne Sinclair entre 1981 et 1997], le journal de 20 heures et je posais à mes parents des questions impen­sables, par exemple sur les élections en Israël, alors qu’ils ne savaient même pas qu’il y avait des élections ce jour-là ! Assez logi­que­ment, j’ai tout fait pour atteindre ce métier : terminale ES, hypo­khâgne, Sciences Po, école de journalisme…

Lorraine de Foucher, dans votre discours lors de la remise du prix Albert-Londres, vous avez expliqué avoir commencé à tra­vailler en étant déjà mère d’une petite fille. Comment vos premiers contrats se sont-ils passés ? Plus géné­ra­le­ment, qu’a signifié pour chacune d’entre vous d’être une femme dans ce milieu professionnel ?

LORRAINE DE FOUCHER Quand j’ai commencé à tra­vailler dans une rédaction de télé­vi­sion au début des années 2010, le fait que je sois une femme avec un enfant a clai­re­ment été vu comme un handicap. J’avais une médaille autour de mon poignet avec le prénom de ma fille dessus. J’ai été convoquée dans le bureau du chef de service qui m’a dit qu’il ne voulait pas entendre parler d’elle, que si aucune femme de moins de 35 ans à la rédaction n’avait d’enfant, ce n’était pas pour rien. Quelques années plus tard, dans une autre rédaction, la recon­duc­tion de mon CDD a été condi­tion­née au fait que ne pas voir ma fille « n’impacte pas ma moti­va­tion ». Parce qu’évidemment quand on est reporter, on a des horaires pas possibles, on part en reportage sans savoir si on rentre le soir même ou pas. Pour certains employeurs, il n’est pas envi­sa­geable qu’une jeune mère puisse le gérer.

SALOMÉ SAQUÉ J’ai aussi commencé ma carrière dans une chaîne de télé, mais c’était juste après #MeToo et j’étais déjà féministe. J’avais à l’époque une version très idéalisée de la télé­vi­sion de service public, qui était mon Graal absolu en matière pro­fes­sion­nelle. J’étais prête à défoncer les portes, à tra­vailler jusqu’à pas d’heure s’il le fallait, dans une vision tota­le­ment sacri­fi­cielle de ce métier. Très vite, j’ai donc été prise entre mes convic­tions et mon envie de faire carrière. Et c’est dans ce contexte que j’ai fait l’expérience du sexisme au travail : des réflexions sur mon physique, des com­men­taires sur mes vêtements ou mon maquillage de la part d’hommes en position de pouvoir, mais aussi des SMS ambigus pour me dire que j’étais magni­fique, tout cela alors que j’étais stagiaire, tout en bas de la hié­rar­chie et donc mal à l’aise pour répondre. Je me souviens que j’en parlais à des collègues femmes de 40 ou 50 ans qui me répon­daient : « Attends, mais nous, on se prenait des mains au cul il y a vingt ans ! »

LORRAINE DE FOUCHER Tu tra­vailles et tu es sans arrêt sexua­li­sée, ce qui n’arrive que très peu aux hommes jour­na­listes. Ça montre à quel point on doit se battre pour être sim­ple­ment consi­dé­rées comme des personnes…

Lorraine de Foucher, journaliste au Monde, 
à Paris, le 19 juin 2025.
Lorraine de Foucher, jour­na­liste au Monde, à Paris, le 19 juin 2025.

Marine Turchi, Mediapart est considéré comme une rédaction très en pointe dans la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions : avez-vous aussi été confron­tée au sexisme ?

MARINE TURCHI Quand j’ai intégré la rédaction de Mediapart à sa création, en 2008, six mois après ma sortie d’école de jour­na­lisme, elle n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Le site avait été fondé par une majorité d’hommes et, par exemple, le service enquête était à 100 % masculin. En confé­rence de rédaction, c’étaient des hommes qui prenaient davantage la parole, se lançaient dans des tunnels d’explications, mans­plai­naient et sur­ven­daient leurs sujets. Les femmes, elles, étaient plus en retrait à dire « j’ai peut-être un truc bien », alors qu’elles avaient parfois un scoop incroyable.

On a beaucoup œuvré en interne pour que certaines choses changent, et on s’est dit par exemple que, si on ne faisait pas de sta­tis­tiques, on ne serait pas entendues. 

En 2018, on s’est donc mises à quelques-unes pour chro­no­mé­trer, à l’aide d’une appli, les inter­ven­tions pendant les réunions. On a également compté combien d’hommes et de femmes étaient interviewé·es dans les articles ou représenté·es en photo. On a aussi fait ce travail sta­tis­tique sur les salaires. Parallèlement, on a commencé à faire des réunions entre femmes uni­que­ment. Tel jour, à telle heure, toutes les femmes se levaient pour se retrouver, et nos collègues masculins ne com­pre­naient pas ce qui se passait.

On a fini par présenter ces sta­tis­tiques à la rédaction, assorties de pro­po­si­tions, comme faire un travail de vigie pendant les confé­rences de rédaction. Des efforts ont été réalisés et la direction est devenue paritaire. Depuis 2024, ce sont quatre femmes qui dirigent Mediapart4Carine Fouteau est pré­si­dente de Mediapart, Lénaïg Bredoux et Valentine Oberti sont direc­trices de la rédaction, et Cécile Sourd est direc­trice générale. et ça change beaucoup de choses. Mais le service enquête est toujours majo­ri­tai­re­ment masculin et dirigé par deux hommes [Fabrice Arfi et Michaël Hajdenberg], donc on n’y est pas tota­le­ment. Plus largement, dans notre pro­fes­sion, la mytho­lo­gie viriliste autour du reportage de guerre ou de l’investigation persiste. Que ce soit le Watergate, Tintin ou Albert Londres, les repré­sen­ta­tions des jour­na­listes sont très souvent mas­cu­lines, donc c’est difficile d’exister en tant que femme dans ce domaine.

Les femmes jour­na­listes ne sont-elles pas, aussi, can­ton­nées au trai­te­ment de certains sujets ?

MARINE TURCHI Après neuf ans au service politique de Mediapart, j’ai intégré le service enquêtes en 2017 pour suivre l’extrême droite. J’y étais la seule femme. C’était juste après l’affaire Baupin5Accusé de violences sexuelles par plusieurs femmes en mai 2016, l’ancien élu éco­lo­giste Denis Baupin a bénéficié d’un clas­se­ment sans suite pour pres­crip­tion. Il a poursuivi ses accu­sa­trices ainsi que les jour­na­listes ayant publié l’enquête (Mediapart et France Inter), mais il a été condamné pour procédure abusive en avril 2019., on recevait beaucoup de témoi­gnages de victimes et on m’a proposé de m’occuper aussi des affaires de violences sexistes et sexuelles [VSS]. J’avais une réelle appétence pour ces sujets mais de voir le har­cè­le­ment sexuel confié à la seule femme du service m’a donné l’impression qu’on me mettait en cuisine pour faire la vaisselle que les mecs avaient salie. Finalement, j’ai commencé à tra­vailler sur l’affaire Darmanin, puis il y a eu #MeToo. Donc la question ne s’est plus posée de la même manière, j’ai été prise dans ce mouvement enthou­sias­mant et j’ai laissé de côté ce truc de la cuisine et de la vaisselle !

LORRAINE DE FOUCHER On ne m’a pas imposé le sujet des violences sexistes et sexuelles, je m’en suis saisie moi-même. C’était juste avant #MeToo et c’était un champ émergent qui s’est structuré au sein de la rédaction du Monde, grâce notamment au projet « Féminicides »6En mars 2019, Le Monde réunit une dizaine de jour­na­listes dans une cellule d’investigation. Elle produira de nombreux articles et un sup­plé­ment, paru le 30 mai, sous le titre « Féminicides : mécanique d’un crime annoncé », ainsi qu’un docu­men­taire..

Mais je rejoins Marine sur cette histoire de « vaisselle sale », parce que ce sujet a longtemps été perçu comme « huma­ni­taire » – pour le dire de manière un peu cari­ca­tu­rale – qui portait le stigmate de sa matière : c’est un sujet de femme, donc pas très crédible. Et comme en plus ce sont les femmes qui font les enquêtes, on les accuse de régler leurs comptes avec les hommes dans le journal… J’aimerais qu’il y ait plus d’hommes qui s’emparent de ces sujets-là.

MARINE TURCHI Je remarque quand même quelque chose de positif : pour plein de jeunes femmes jour­na­listes, les violences sexistes et sexuelles sont une porte d’entrée vers l’enquête. Elles se disent que, là-dessus au moins, on ne remettra pas en cause leur légitimité.

SALOMÉ SAQUÉ J’ai abordé les choses de manière inverse. Quand Blast7Média indé­pen­dant créé en 2021 par le jour­na­liste Denis Robert, Blast est une Web TV qui diffuse enquêtes, édi­to­riaux, chro­niques et repor­tages. s’est créé, on m’a chargée du pôle économie. J’ai commencé par faire des émissions de décryp­tage très tech­niques sur la dette, sur la Banque centrale euro­péenne et on s’est retrouvé·es avec un public très masculin. Une fois que j’ai été bien iden­ti­fiée comme jour­na­liste éco­no­mique, je me suis mise à traiter des questions d’inégalités de genre. Ça a amené beaucoup de femmes dans mon public, mais il y a eu aussi des vagues de désa­bon­ne­ment : sous mes vidéos, il y avait plein de com­men­taires d’hommes qui disaient : « Je suis vraiment déçu, moi qui vous croyais sérieuse ! » 

Lorraine de Foucher : quatre ans d’enquête sur les violences et crimes dans le porno

À l’été 2015, Lorraine de Foucher vient, quelques mois plus tôt, de rejoindre la rédaction du Monde. Elle tombe sur un reportage des Inrocks réalisé en immersion sur le tournage d’un film por­no­gra­phique, pour le site internet French Bukkake. Le jour­na­liste Romain Blondeau y décrit une ambiance de cama­ra­de­rie rigolarde, ponctuée de scènes de sexe violentes dans les­quelles les femmes sont reléguées au rang d’objet : « Quand je lis cet article, je suis horrifiée », confie Lorraine de Foucher dans Mécaniques du jour­na­lisme sur France Culture.
Mais autour d’elle, certains hommes jugent sa posture moraliste. « Ça m’énerve, et cet éner­ve­ment reste
en moi pendant plusieurs années. »

Cinq ans plus tard, durant l’été 2020, la justice française met en examen plusieurs dizaines de pro­duc­teurs, réa­li­sa­teurs, acteurs et diri­geants de sites vidéo por­no­gra­phiques, dont French Bukkake et Jacquie et Michel. 

Quatre d’entre eux sont notamment visés par une enquête pour viols, com­pli­ci­té de viols, proxé­né­tisme et traite d’êtres humains. Au Monde, Lorraine de Foucher et deux de ses confrères, Nicolas Chapuis et Samuel Laurent, ren­contrent les victimes et explorent les traces numériques.

En décembre 2021, elle et ils publient « Plainte contre X. L’enquête qui fait trembler le porno français », une enquête en quatre épisodes sur les méca­niques de la violence « dans les rouages d’une industrie low cost qui broie sa matière première : les jeunes femmes ». Ce réseau de recru­te­ment sordide a fait plus d’une cin­quan­taine de victimes, qui relatent des sévices épou­van­tables, par ailleurs diffusés sans leur accord sur des pla­te­formes vidéo françaises.

Portée par l’enquête judi­ciaire et le travail de la presse, l’affaire retentit jusque dans la sphère politique. En 2022, pour la première fois dans l’histoire par­le­men­taire, un rapport d’information est publié. Intitulé « Porno : l’enfer du décor », il veut alerter le gou­ver­ne­ment et l’opinion publique sur les violences de l’industrie pornographique. 

L’année suivante, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes produit un nouveau rapport : « Pornocriminalité, mettons fin à l’impunité de l’industrie por­no­gra­phique ». Il est toutefois vertement critiqué par de nombreux et nom­breuses travailleur·euses du sexe, qui dénoncent une étude stig­ma­ti­sante, pour laquelle aucune personne concernée n’a été audi­tion­née. Toujours en cours d’instruction, l’affaire « French Bukkake » devrait faire l’objet d’un procès dans les mois à venir : 42 femmes se sont consti­tuées partie civile et 16 hommes devraient être jugés pour viols aggravés, com­pli­ci­té de viols, proxé­né­tisme aggravé, traite d’êtres humains à des fins de viols et diffusion d’images de viols.

Vos efforts pour rendre « sérieux » les sujets liés au sexisme ou aux violences sexuelles ne vous empêchent pas d’assumer vos émotions dans votre pratique jour­na­lis­tique. Salomé Saqué, vous avez par exemple affirmé qu’elles vous aidaient à diffuser des infor­ma­tions. Est-ce qu’on a pu vous le reprocher ?

SALOMÉ SAQUÉ En 2021, sur le plateau de l’émission « 28 minutes » sur Arte, j’ai exprimé mon inquié­tude au sujet de la crise cli­ma­tique. Par la suite, dans pas mal d’articles de presse, il a été écrit que j’étais stressée, angoissée, peureuse. J’ai deux masters 2, j’ai écrit deux livres, je travaille de manière rigou­reuse sans jamais propager de fausses infor­ma­tions, et pourtant, à chaque fois, on me ramène à mes émotions.

MARINE TURCHI C’est lié au genre, mais c’est aussi une critique adressée aux gens estam­pillés « de gauche ». Parce que jamais on n’ira dire d’un édi­to­ria­liste libéral qu’il est « en colère ».

SALOMÉ SAQUÉ J’estime que ces émotions ne sont pas un problème dans la mesure où elles n’entrent pas en conflit avec la déon­to­lo­gie, la métho­do­lo­gie et la rigueur jour­na­lis­tique et qu’elles peuvent effec­ti­ve­ment aider à la mise en récit de certains sujets. Je m’inquiéterai le jour où je ne res­sen­ti­rai plus rien en exerçant mon métier.

LORRAINE DE FOUCHER Cette question des émotions, on me la pose tout le temps, mais je ne suis pas sûre qu’on la pose autant à mes collègues masculins ! C’est comme si on voulait vérifier que j’avais réussi à suf­fi­sam­ment me réguler pour avoir le droit de produire quelque chose. Pour autant, je refuse de tomber dans ce jeu d’amputation émo­tion­nelle. J’aime écrire des articles très solides sur le fond mais où je donne accès à mes émotions, parce qu’on a un boulot de passeur ou passeuse : si moi je ne suis pas touchée par le sujet que je traite, les lecteurs et lectrices ne le seront pas. Je trouve ça inté­res­sant d’essayer de « surfer » sur l’émotion. Parce que lorsqu’on parvient à prendre la vague, on peut arriver à des résultats inté­res­sants. Après, il faut réussir à tenir sa position de jour­na­liste, et quand on sent qu’on ne la tient plus très bien, il faut faire un pas en arrière et réfléchir.


« Les émotions ne sont pas un problème, elles peuvent aider à la mise en récit de certains sujets. Je m’inquiéterai le jour où je ne res­sen­ti­rai plus rien en exerçant mon métier. »

Salomé Saqué

Ça vous parle, Marine Turchi, cette métaphore du surf ?

MARINE TURCHI Dans une enquête, il y a le moment de l’écoute et du recueil de la parole qui doit être bien­veillant, puis le moment – pas toujours agréable – de la véri­fi­ca­tion, où l’on repose les questions, on précise les dates, etc. Il faut garder la bonne distance pour aller chercher tous les points de vue, ne pas mettre sous le tapis des éléments qui n’iraient pas dans le sens qu’on souhaite. 

Le travail collectif tel qu’on le pratique à Mediapart permet justement de trouver la bonne distance : si on se retrouve dans une trop grande proximité avec les témoins ou si on se laisse emporter par notre histoire, nos collègues sont là pour nous alerter. 

Par contre, il faut rappeler que les jour­na­listes sont des personnes comme les autres, qu’elles et ils ont une part d’humanité, que plein d’affaires nous arrivent par des ren­contres du quotidien. Par exemple, j’ai fait la connais­sance d’Adèle Haenel dans une soirée où je me rendais à titre privé et elle m’a confié son histoire [lire l’encadré ci-dessous]. Si on me renvoie peu à mes émotions, en revanche, on me demande souvent si ce n’est pas trop dur de tra­vailler sur les viols, ce à quoi je réponds que, pour moi, le plus dur, ce n’est pas les enquêtes qu’on fait, mais toutes celles qu’on ne pourra pas faire.

Marine Turchi : « L’histoire d’Adèle Haenel a marqué ma vie »

Le 3 décembre 2019, Mediapart publie un article intitulé « #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou ». Signé par Marine Turchi, il est le fruit d’une enquête de sept mois sur les accu­sa­tions d’attouchements et de har­cè­le­ment sexuel portées par la comé­dienne contre le réa­li­sa­teur Christophe Ruggia, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans.

La comé­dienne y affirme une posture politique inédite : elle souhaite briser l’omerta sur les violences sexuelles à l’encontre des enfants et encou­ra­ger d’autres victimes à parler. Mais elle refuse dans un premier temps de porter plainte : « Quand la justice condamne un viol sur cent, je l’emmerde la justice », rap­por­te­ra Marine Turchi dans son livre Faute de preuves (Seuil, 2021).

Les deux femmes se sont ren­con­trées presque un an aupa­ra­vant. Apprenant que Marine Turchi enquête sur les violences sexuelles pour Mediapart, Adèle Haenel lui confie son histoire : celle d’une ado­les­cente jadis captive d’une relation d’emprise avec un homme de vingt-quatre ans son aîné qui bénéficie à l’époque du silence, au mieux gêné, au pire complice, de tout un entourage personnel et professionnel. 

C’est le point de départ d’une enquête minu­tieuse dans laquelle la jour­na­liste recueille la parole d’une trentaine de personnes. L’article, suivi d’une longue interview filmée d’Adèle Haenel diffusée sur Mediapart, agit comme une défla­gra­tion. Le parquet de Paris s’autosaisit de l’affaire et la jeune femme finit par accepter de porter plainte. Fait inha­bi­tuel, lorsqu’en janvier 2020, Christophe Ruggia est fina­le­ment mis en examen pour « agres­sions sexuelles sur personne mineure de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime » et qu’une infor­ma­tion judi­ciaire est ouverte, l’enquête de Marine Turchi constitue la première pièce du dossier. 

Quatre ans plus tard, en décembre 2024, s’ouvre le procès du réa­li­sa­teur devant le tribunal cor­rec­tion­nel de Paris : la jour­na­liste est citée à la barre comme témoin mais refuse de com­pa­raître et déclare dans la news­let­ter « Enquêtes » de Mediapart : « Je sens qu’on veut […] faire de moi une pro­ta­go­niste de l’histoire, alors que je n’ai fait que mon travail de jour­na­liste. »

Le réa­li­sa­teur est condamné à quatre ans de prison dont deux ferme, sous bracelet élec­tro­nique ; il sera jugé en appel en décembre 2025. Marine Turchi n’a pas souhaité couvrir le procès pour Mediapart mais l’a suivi atten­ti­ve­ment : « Pour Adèle Haenel, pour #MeToo, et acces­soi­re­ment aussi pour moi, car c’est une histoire qui a marqué ma vie. »

Que vous traitiez de la crise éco­lo­gique, des inéga­li­tés, de la pauvreté ou des violences sexuelles, comment appréhendez-vous ces sujets qui s’apparentent au tonneau des Danaïdes ?

MARINE TURCHI Effectivement, les violences sexistes et sexuelles sont un puits sans fond, c’est peut-être ce qui les dif­fé­ren­cie d’autres sujets. Encore que, l’extrême droite est aussi un puits sans fond, et c’est vraiment déprimant ! Depuis l’affaire Baupin, notre boîte mail dédiée aux témoi­gnages de victimes de VSS ne désemplit pas. Mais c’est para­doxa­le­ment plus « joyeux » que de traiter de l’extrême droite : d’abord, parce qu’on inter­viewe des gens qui ont envie de nous parler et de faire exister cette enquête – sauf les mis en cause, évi­dem­ment. Ensuite, parce qu’elles peuvent avoir un certain impact : la société ou la justice s’emparent parfois de nos enquêtes. On ne le fait pas dans ce but – notre objectif reste d’abord d’informer –, mais en tout cas, les lecteur·ices ne peuvent plus dire qu’ils ne savaient pas. #MeToo est une révo­lu­tion, certes pas encore aboutie, mais je trouve ça super de la docu­men­ter depuis ma place de journaliste.

SALOMÉ SAQUÉ Il y a quand même une prise de conscience d’une certaine partie de la société, notamment chez les jeunes femmes. C’est ce que nous disent les études sur le sujet : elles sont de plus en plus fémi­nistes et de plus en plus conscientes de ce qu’elles subissent. Personnellement, c’est ce qui me tient debout : la soli­da­ri­té féminine. Je n’aurais pas tenu dans le milieu jour­na­lis­tique sans mes collègues et amies femmes. Quand ça ne va pas, quand je suis déses­pé­rée par l’actualité, le fait d’être ensemble, ça sauve. Moi ça me sauve en tout cas… C’est aussi très important de voir certaines enquêtes de Mediapart publiées ou de voir le prix Albert-Londres décerné à Lorraine de Foucher. C’est une bouffée d’air frais pour toutes les femmes.

MARINE TURCHI C’est vrai, ce qui change, c’est de savoir que main­te­nant, les affaires peuvent sortir.


« On me demande souvent si ce n’est pas trop dur de tra­vailler sur les viols. Le plus dur, ce n’est pas les enquêtes
qu’on fait, mais toutes celles qu’on ne pourra pas faire. »

Marine Turchi

SALOMÉ SAQUÉ Au procès Mazan8Le procès des violeurs de Mazan est une affaire judi­ciaire dans laquelle 51 hommes ont été accusés et 46 reconnus coupables de viol aggravé sur Gisèle Pelicot. Celle-ci avait été droguée à son insu par son mari, Dominique Pelicot, l’accusé principal (lire l’article « Face aux violeurs de Mazan », La Déferlante, février 2025). il s’est passé quelque chose.

LORRAINE DE FOUCHER Oui, mais regarde, ensuite il y a eu le procès Scouarnec9Joël Le Scouarnec, un chi­rur­gien de 74 ans, a été condamné le 28 mai dernier par la cour cri­mi­nelle du Morbihan à vingt ans de réclusion – dont deux tiers de peine de sûreté – pour des viols et des agres­sions sexuelles commises sur 299 personnes, majo­ri­tai­re­ment des enfants, entre 1989 et 2014 (lire sur le site tpp.revueladeferlante.org notre news­let­ter consacrée au sujet).

MARINE TURCHI Le procès Mazan a fait émerger dans les dis­cus­sions la question du consen­te­ment et fait prendre conscience de la diversité des profils des violeurs. Mais le problème, c’est que le cas de Gisèle Pelicot n’est abso­lu­ment pas repré­sen­ta­tif des dossiers sur lesquels on enquête ou que la justice traite au quotidien. Certaines femmes peuvent se dire : si je n’ai pas été violée par 50 hommes et si je n’ai pas de preuves vidéo, alors je n’ai aucune chance d’être entendue. Sachant que, même dans ces condi­tions, la parole de Gisèle Pelicot a été remise en question.

LORRAINE DE FOUCHER Parfois, quand je suis fatiguée, je me dis « à quoi bon ? ». À chaque révé­la­tion d’une affaire de violences sexuelles, que ce soit dans le milieu du théâtre, à l’hôpital, dans la res­tau­ra­tion, les gens semblent tomber de l’armoire. C’est un peu comme avec le réchauf­fe­ment cli­ma­tique : les scien­ti­fiques doivent sans cesse apporter des preuves qu’il est bien réel face à des gens qui disent : « Ben non, regardez, il neige en avril… »

Toutes celles et ceux qui tra­vaillent sérieu­se­ment et hon­nê­te­ment sur les violences sexuelles sont arrivé·es à la conclu­sion qu’il existe un continuum de domi­na­tion masculine majeur et massif qui génère des atteintes au corps des plus vul­né­rables, et ce dans le monde entier. C’était déjà documenté par les fémi­nistes dans les années 1970. Et malgré ça, à chaque nouvelle affaire, les gens s’écrient : « Oh non, pas encore ! Oh non, pas lui ! »


SALOMÉ SAQUÉ C’est fatigant de tout le temps avoir à démontrer le réel…

MARINE TURCHI Il y a aussi celles et ceux qui demandent « mais comment les gens autour pouvaient ignorer ça ? » : à TF1 pour Patrick Poivre d’Arvor, sur les tournages avec Gérard Depardieu, ou bien dans les affaires d’inceste. Alors qu’en réalité, on ne cesse d’expliquer que la silen­cia­tion, les com­pli­ci­tés et l’omerta font partie inté­grante du mécanisme des violences sexuelles… Il faut en finir avec la surprise.

Marine Turchi, journaliste à Mediapart, à Paris, le19 juin 2025.
Marine Turchi, jour­na­liste à Mediapart, à Paris, le19 juin 2025.

Depuis 2017, il y a eu – on l’a dit – la média­ti­sa­tion du mouvement MeToo, le mouvement Black Lives Matter, mais aussi, dans un retour de bâton, la montée de l’extrême droite un peu partout dans le monde et la bana­li­sa­tion de ses idées. Est-ce que cette situation de crise politique et de guerre cultu­relle vous oblige davantage, et si oui sur quoi ?

MARINE TURCHI Entre 2008, année où j’ai commencé à suivre l’actualité de l’extrême droite, et aujourd’hui, tout a changé. C’est le vent trumpiste [à partir de 2015] qui nous a fait entrer dans cette ère de post-vérité10La post-vérité décrit une situation dans laquelle l’opinion per­son­nelle, l’idéologie, l’émotion ou la croyance l’emportent sur la réalité des faits. L’« ère de la post-vérité » (ou « ère post-factuelle ») renvoie à l’évolution des liens entre la politique et les médias au XXIe siècle, du fait de la montée en puissance des médias sociaux.. Et puis avant 2008, l’écosystème des médias d’opinion ou de dés­in­for­ma­tion d’extrême droite, tels que CNews, Valeurs actuelles ou fron­tières11Précédemment intitulé Livre noir, ce média en ligne a été fondé en 2021 par un proche de Marion Maréchal, alors vice-présidente du parti Reconquête d’Éric Zemmour. À la fois magazine d’opinion et outil d’influence, il diffuse des discours iden­ti­taires et anti-immigration., n’était pas aussi puissant.

Nous sommes dans une époque où la vérité est une opinion comme une autre et pour nous jour­na­listes, c’est un enfer. On peut, mes collègues et moi, continuer à révéler des infor­ma­tions fac­tuelles sur le Rassemblement national – la violence, l’antisémitisme ou le racisme de certain·es de ses militant·es, ses affaires finan­cières, l’argent russe, etc. – ça n’a que peu ou pas d’impact sur le vote des citoyen·nes. Et c’est la même chose aux États-Unis, où le New York Times a fait du fact checking pendant tout le premier mandat de Donald Trump, sans que ça empêche sa réélec­tion. Je ne dis pas qu’il faut arrêter, mais ça nous ques­tionne au sein des rédac­tions, car aucun dialogue n’est possible avec des personnes qui s’informent en mettant sur le même plan des faits, des opinions et des théories du complot. Pour autant, je pense qu’il faut continuer à enquêter et à rappeler les évidences – y compris sur les violences sexuelles – pour vaincre l’incrédulité.

SALOMÉ SAQUÉ C’est important de parler également des médias consi­dé­rés comme « cen­tristes » qui, au nom du plu­ra­lisme d’opinion – que je défends chèrement –, donnent la parole à des personnes qui font de la dés­in­for­ma­tion et tiennent des propos haineux. 

N’oublions pas qu’Éric Zemmour a longtemps officié sur le service public, qu’il y est encore régu­liè­re­ment invité en dehors des périodes élec­to­rales, et ce alors qu’il n’a aucun mandat d’élu. Il faut qu’on s’interroge sur la res­pon­sa­bi­li­té de ces médias dans la bana­li­sa­tion des opinions d’extrême droite. Pour ces antennes censées diffuser une infor­ma­tion de qualité, convier des per­son­na­li­tés d’extrême droite est un choix éditorial, et même un choix de société.

L’appel à Résister de Salomé Saqué

« Une balle dans la nuque. C’est ce que préconise le site d’extrême droite Réseau libre pour se débar­ras­ser des “fouille-merde” : jour­na­listes, avocats et syn­di­ca­listes, métho­di­que­ment iden­ti­fiés dans une liste noire largement diffusée de personnes à abattre. Je n’étais pas surprise d’y figurer », écrit Salomé Saqué en intro­duc­tion de son essai, Résister, paru à l’automne 2024 chez Payot. 

La jour­na­liste de Blast est depuis quelques années une des figures influentes des médias de gauche en France. Cela lui vaut d’être régu­liè­re­ment harcelée sur les réseaux sociaux, en par­ti­cu­lier par l’extrême droite. Alors, lorsque le Rassemblement national et ses alliés manquent de peu la victoire aux élections légis­la­tives anti­ci­pées en juillet 2024, elle décide d’appeler ses concitoyen·nes à l’action pour défendre la démo­cra­tie dans un court essai de 140 pages.

Au-delà du diag­nos­tic qu’elle y pose sur la montée des conser­va­tismes et sur le rôle des médias dans la bana­li­sa­tion de l’extrême droite, l’ouvrage affirme que la pratique d’un jour­na­lisme engagé est indispensable. 

Elle rappelle qu’il y a vingt-trois ans, en avril 2002, quand pour la première fois un candidat du Front national, Jean-Marie Le Pen, s’est retrouvé au second tour de l’élection pré­si­den­tielle, « on a assisté à une levée de boucliers massive émanant d’une grande partie de la pro­fes­sion, au diapason de la quasi-totalité de la classe politique. […] Peut-on imaginer une réaction similaire aujourd’hui ? » Hélas, la question est purement rhé­to­rique : en juin 2024, cinq jour­na­listes de France 3 ont été sanctionné·es et exclu·es de la cou­ver­ture des élections légis­la­tives pour avoir signé une tribune appelant à lutter contre l’extrême droite qui « menace la liberté de la presse ».

Résister s’est déjà vendu à plus de 300 000 exem­plaires. « C’est très important pour moi que ce soit un petit livre à 5 euros », se réjouis­sait son autrice dans un article du Temps. De fait, il trône en tête de gondole dans un grand nombre de librai­ries, y compris des boutiques Relay, détenues par le mil­liar­daire d’extrême droite Vincent Bolloré.

Qu’est-ce qui motive ces choix, selon vous ?

SALOMÉ SAQUÉ Cette volonté – abso­lu­ment inat­tei­gnable – d’être neutre gangrène le jour­na­lisme. Des pressions très fortes de l’extrême droite sont exercées à l’encontre de tous les médias qui ne partagent pas ses idées : cela se traduit par des campagnes de déni­gre­ment très violentes contre des jour­na­listes, comme ça a été le cas pour Patrick Cohen, ou comme l’ont expé­ri­men­té Mediapart ou l’émission « Quotidien », par l’interdiction d’accès aux évé­ne­ments organisés par l’extrême droite pour des repor­tages. Cette attitude fait qu’aujourd’hui certaines rédac­tions ont une peur panique d’être qua­li­fiées de « mili­tantes d’extrême gauche » ou de « wokistes » et tentent de donner des gages de neu­tra­li­té en leur tendant le micro.

Lire aussi : article Margot Mahoudeau

LORRAINE DE FOUCHER La question « peut-on être à la fois jour­na­liste et engagé·e » n’a pas beaucoup de sens car, onto­lo­gi­que­ment, le jour­na­lisme est un enga­ge­ment. Quand on met les mains dans le cambouis du réel, quand on ­interagit avec les personnes concer­nées, quand on vérifie les faits, c’est un engagement. 

Ne pas être engagé·e, avoir le droit de s’en foutre, dire « la politique ne m’intéresse pas », c’est un privilège de dominant·e. C’est estimer que tu es à un endroit de la société où tu n’es pas percuté·e par tout un tas de pro­blé­ma­tiques, et donc que tu ne te sens pas concerné·e. Mais on parle toutes et tous depuis notre propre situation, donc on est toutes et tous engagé·es. J’ai trouvé brillant Le Génie lesbien d’Alice Coffin [Grasset, 2020] : elle évoque notamment les mou­ve­ments de lutte contre le sida, dont les militant·es sont devenu·es des expert·es sur le sujet et ont permis de faire pro­gres­ser la recherche de manière déterminante. 

Je trouve que les mili­tantes fémi­nistes ou les militant·es éco­lo­gistes déve­loppent une expertise pas­sion­nante sur les sujets qui les occupent. Tout le monde a des convic­tions. Donc, jeter ça à la tête de quelqu’un·e, c’est une façon de le ou la décrédibiliser.

SALOMÉ SAQUÉ Oui, l’étiquette de militant·e est un outil de dis­qua­li­fi­ca­tion massive pour un·e journaliste.

MARINE TURCHI Je fais quand même le distinguo entre mili­tan­tisme et enga­ge­ment. Je me reconnais plus dans le terme « engagé·e », au sens d’engagé·e édi­to­ria­le­ment. Mettre sur la table le sujet des VSS, celui des violences poli­cières ou des dis­cri­mi­na­tions, enquêter sur l’extrême droite et en faire des priorités édi­to­riales – ce sont les nôtres à Mediapart –, c’est un enga­ge­ment. Et c’est différent du mili­tan­tisme, où tu pourrais être enclin·e à mettre sous le tapis des éléments qui ne vont pas dans le sens de la cause que tu défends. Pour ma part, je ne manifeste pas, je ne signe pas de pétition : c’est une hygiène per­son­nelle que je m’impose, notamment parce que j’ai couvert l’extrême droite pendant quinze ans et que je devais être inattaquable.

Cela étant posé, bien sûr que l’objectivité n’existe pas. En revanche, je pense que l’honnêteté intel­lec­tuelle et la bonne foi existent, et c’est ce qui doit guider notre travail. Quand je relis mes papiers avant publi­ca­tion, je m’interroge : est-ce que je présente les faits hon­nê­te­ment ? Est-ce que je n’ai pas tordu la réalité ? Est-ce que je n’ai pas mis un élément sous le tapis ? Est-ce que j’ai donné la parole aux personnes mises en cause ?


« Ne pas être engagé·e, avoir le droit de s’en foutre, dire “la politique ne m’intéresse pas”, c’est un privilège de dominant·e. »

Lorraine de Foucher

LORRAINE DE FOUCHER Le cadre juridique de notre pro­fes­sion, c’est le cadre de la dif­fa­ma­tion. Quand tu te retrouves au tribunal, on te demande de prouver ta bonne foi. On a le droit de se tromper, on n’est ni omniscient·e, ni tout·e‑puissant·e, on fait des erreurs comme tout le monde. Pour autant, on doit être capable de démontrer qu’on a travaillé en toute bonne foi, sans mal­veillance, qu’on n’est pas en campagne contre la personne mise en cause, qu’on a réalisé des inter­views contra­dic­toires et qu’on a des preuves maté­rielles des faits dénoncés. 

Donc, dans ce cadre, mon enga­ge­ment, c’est la bonne foi.

Salomé Saqué, journaliste à Blast, à Paris, le 19 juin 2025.
Salomé Saqué, jour­na­liste à Blast, à Paris, le 19 juin 2025.

SALOMÉ SAQUÉ « Militant·e » n’est pas un gros mot, pourtant les conser­va­teurs ont réussi à le rendre péjoratif. Mais c’est parce qu’il y a eu des mili­tantes fémi­nistes qu’on a le droit d’exercer ce métier et d’être autour de cette table à échanger. Aujourd’hui encore, c’est grâce à des personnes qui militent qu’on obtient des avancées. Le mili­tan­tisme est donc pour moi quelque chose de très noble. Simplement, ce n’est pas notre travail. Comme Marine, je fais très attention à me montrer irré­pro­chable. Or, beaucoup de personnes qui nous accusent de faire du mili­tan­tisme n’ont abso­lu­ment pas cette réserve ! 

À titre personnel, j’ai pris position contre l’extrême droite, mais c’est avant tout un enga­ge­ment démo­cra­tique élé­men­taire, longtemps partagé par une majorité de mes confrères et consœurs. Car si ce type de parti arrivait au pouvoir, nous serions ciblé·es en tant que jour­na­listes et nous ne pourrions plus exercer notre pro­fes­sion en toute liberté. C’est donc un enga­ge­ment pour ma pro­fes­sion et pour le droit à vivre dans une démo­cra­tie fonctionnelle. •

Entretien réalisé à Paris, le 19 juin 2025.

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    En français « sauveur·euse blanc·he » : personne blanche, issue d’un pays riche, qui se targue de faire le bien pour les personnes issues des pays du Sud global.,
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    Ce prix pres­ti­gieux distingue chaque année, depuis 1933, des grand·es reporters et repor­trices fran­co­phones de moins de 40 ans pour leurs articles de presse écrite, leurs repor­tages audio­vi­suels et leurs livres.
  • 3
    Le 27 octobre 2005, Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans) mouraient élec­tro­cu­tés à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) dans un trans­for­ma­teur où ils s’étaient réfugiés pour échapper à la police. Leur mort fut l’élément déclen­cheur de vingt jours de révoltes urbaines.
  • 4
    Carine Fouteau est pré­si­dente de Mediapart, Lénaïg Bredoux et Valentine Oberti sont direc­trices de la rédaction, et Cécile Sourd est direc­trice générale.
  • 5
    Accusé de violences sexuelles par plusieurs femmes en mai 2016, l’ancien élu éco­lo­giste Denis Baupin a bénéficié d’un clas­se­ment sans suite pour pres­crip­tion. Il a poursuivi ses accu­sa­trices ainsi que les jour­na­listes ayant publié l’enquête (Mediapart et France Inter), mais il a été condamné pour procédure abusive en avril 2019.
  • 6
    En mars 2019, Le Monde réunit une dizaine de jour­na­listes dans une cellule d’investigation. Elle produira de nombreux articles et un sup­plé­ment, paru le 30 mai, sous le titre « Féminicides : mécanique d’un crime annoncé », ainsi qu’un documentaire.
  • 7
    Média indé­pen­dant créé en 2021 par le jour­na­liste Denis Robert, Blast est une Web TV qui diffuse enquêtes, édi­to­riaux, chro­niques et reportages.
  • 8
    Le procès des violeurs de Mazan est une affaire judi­ciaire dans laquelle 51 hommes ont été accusés et 46 reconnus coupables de viol aggravé sur Gisèle Pelicot. Celle-ci avait été droguée à son insu par son mari, Dominique Pelicot, l’accusé principal (lire l’article « Face aux violeurs de Mazan », La Déferlante, février 2025).
  • 9
    Joël Le Scouarnec, un chi­rur­gien de 74 ans, a été condamné le 28 mai dernier par la cour cri­mi­nelle du Morbihan à vingt ans de réclusion – dont deux tiers de peine de sûreté – pour des viols et des agres­sions sexuelles commises sur 299 personnes, majo­ri­tai­re­ment des enfants, entre 1989 et 2014 (lire sur le site tpp.revueladeferlante.org notre news­let­ter consacrée au sujet).
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    La post-vérité décrit une situation dans laquelle l’opinion per­son­nelle, l’idéologie, l’émotion ou la croyance l’emportent sur la réalité des faits. L’« ère de la post-vérité » (ou « ère post-factuelle ») renvoie à l’évolution des liens entre la politique et les médias au XXIe siècle, du fait de la montée en puissance des médias sociaux.
  • 11
    Précédemment intitulé Livre noir, ce média en ligne a été fondé en 2021 par un proche de Marion Maréchal, alors vice-présidente du parti Reconquête d’Éric Zemmour. À la fois magazine d’opinion et outil d’influence, il diffuse des discours iden­ti­taires et anti-immigration.

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