Warning: Attempt to read property "ID" on int in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/themes/Divi/includes/builder/post/PostStack.php on line 62

Qu’est-ce que le concept de justice reproductive ?

Lancé aux États-Unis dans les années 1990, le con­cept de jus­tice repro­duc­tive pro­pose d’élargir la diver­sité des droits aux­quels les femmes, notam­ment racisées, issues des class­es pop­u­laires et LGBT+, ont accès en matière de repro­duc­tion. Entre­tien avec l’anthropologue et mil­i­tante fémin­iste Mou­nia El Kot­ni qui con­tribue à sa cir­cu­la­tion en France.
Publié le 02/02/2024

Modifié le 16/01/2025

Mounia El Kotni à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) en novembre 2023. Alexia Fiasco pour La Déferlante
Mou­nia El Kot­ni à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) en novem­bre 2023. Alex­ia Fias­co pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Quelle est l’origine du con­cept de jus­tice repro­duc­tive ?

En 1994, douze femmes noires états-uni­ennes, qui vont rapi­de­ment se réu­nir en col­lec­tif (1), pub­lient une tri­bune dans le Wash­ing­ton Post pour cri­ti­quer la réforme du sys­tème de san­té pro­posée par l’administration Clin­ton. Même si cer­taines vien­nent du monde académique, elles fondent la légitim­ité de leur parole sur leur vécu.

Leur con­stat, c’est que la propo­si­tion défendue par les démoc­rates, qui se con­cen­tre unique­ment sur l’avortement, ne cor­re­spond pas à l’expérience des femmes africaines-améri­caines. Pour­tant, dès 1983, Angela Davis, dans son essai Femme, race et classe (2), rap­pelle que les luttes pour la con­tra­cep­tion et l’avortement ini­tiées à par­tir des années 1920 par des fig­ures telles que Mar­garet Sanger (3) ont été pen­sées pour des femmes blanch­es de la classe moyenne, en faisant, entre autres, l’impasse sur l’historique de stéril­i­sa­tion for­cée des per­son­nes noires aux États-Unis (4).

Com­ment la jus­tice repro­duc­tive per­met-elle d’articuler la ques­tion de l’avortement avec d’autres enjeux repro­duc­tifs ?

La jus­tice repro­duc­tive ne vise pas à faire val­oir un droit en par­ti­c­uli­er, mais repose sur trois piliers. D’abord, le droit de ne pas avoir d’enfants et de pou­voir revendi­quer le fait d’être child­free : je traduirais ce terme par « libre d’enfants » pour le dif­férenci­er de child­less, « sans enfant », qui insin­ue l’idée d’un manque. Cela sig­ni­fie avoir accès à la con­tra­cep­tion, y com­pris défini­tive, et à l’avortement, par exem­ple. Le deux­ième pili­er, c’est inverse­ment le droit d’avoir des enfants et donc de ne pas être stérilisé·e de force, de pou­voir accouch­er sans vio­lence, comme on le souhaite, et en don­nant nais­sance au nom­bre d’enfants que l’on désire. Enfin, le troisième pili­er, c’est le droit à élever ses enfants dans un envi­ron­nement non tox­ique : ça con­cerne la pol­lu­tion envi­ron­nemen­tale aus­si bien que les vio­lences poli­cières.

Aux États-Unis, les pro-IVG sont sou­vent désigné·es comme les « pro-choice ». Quel lien la jus­tice repro­duc­tive entre­tient-elle avec cette rhé­torique qui fait du choix une notion cen­trale ?

La notion de choix est très théorique : elle a pour pos­tu­lat un indi­vidu qui serait capa­ble de réalis­er un arbi­trage éclairé et libre de toute con­trainte. La jus­tice repro­duc­tive passe du par­a­digme du choix à celui de l’accès effec­tif. « Choisir » une IVG, par exem­ple, lorsqu’aucun·e médecin ne la pra­tique dans la région où l’on vit, implique de sur­mon­ter de nom­breux obsta­cles pour réalis­er ce choix. De manière glob­ale, « choisir » n’a pas beau­coup de sens quand on appar­tient à une com­mu­nauté exposée à des pol­lu­ants envi­ron­nemen­taux, au racisme sys­témique, aux vio­lences poli­cières.
La jus­tice repro­duc­tive invite donc à regarder le con­texte. En prenant en compte ce qui se joue au niveau de la com­mu­nauté, elle implique une injus­tice vécue au départ et une répa­ra­tion, que l’on réclame pour soi autant que pour – et avec – d’autres mem­bres de cette com­mu­nauté. Si je me rends compte qu’on m’a enlevé mon utérus ou que j’ai subi une lig­a­ture des trompes à mon insu, moi, indi­vidu­elle­ment, ça m’empêche d’avoir des enfants. Mais à l’échelle col­lec­tive, ça trau­ma­tise des pop­u­la­tions entières et ça crée une rup­ture dans la trans­mis­sion de la langue, de la cul­ture, de l’histoire. Dans les poli­tiques de con­tra­cep­tion ou de stéril­i­sa­tion for­cées, les indi­vidus ne sont pas ciblés en tant que tels, mais parce qu’elles ou ils font par­tie d’un groupe racial dom­iné.

Pourquoi les insti­tu­tions inter­na­tionales, telles que l’Organisation mon­di­ale de la san­té ou les grandes ONG qui agis­sent en matière de san­té sex­uelle et repro­duc­tive, préfèrent-elles par­ler de « droits repro­duc­tifs » ? La jus­tice repro­duc­tive appa­raît-elle comme trop poli­tisée ?

Il y a une dimen­sion prati­co-pra­tique là-dedans : quand on veut juger de l’impact des poli­tiques de san­té à l’échelle inter­na­tionale, il faut du mesurable. Pour un État, par­ler en ter­mes de droits, c’est pou­voir dire : voilà, nous sommes sig­nataires de telle ou telle con­ven­tion inter­na­tionale, nous avons con­stru­it tel nom­bre de cen­tres de san­té… Mais au-delà de ce lan­gage insti­tu­tion­nel, reste à ques­tion­ner l’accès réel à ces droits-là, et ça, c’est plus com­plexe.


« La notion de choix est théorique : elle a pour pos­tu­lat un indi­vidu capa­ble de réalis­er un arbi­trage libre de toute con­trainte. »

Mou­nia El Kot­ni


En élar­gis­sant le spec­tre des sujets de lutte, la jus­tice repro­duc­tive rejoint-elle les luttes écol­o­gistes ?

Oui, au point qu’au Cana­da, Kat­si Cook, qui est une sage-femme mohawk, a par­lé, elle, de « jus­tice envi­ron­nemen­tale repro­duc­tive ». En 1981, elle a mené une enquête sur la com­po­si­tion du lait mater­nel des femmes de la réserve Akwe­sasne, qui vivaient près d’une décharge tox­ique joux­tant le fleuve Saint-Lau­rent. Sans sur­prise, des pol­lu­ants organiques per­sis­tants (en l’occurrence, les PCB) et des métaux lourds ont été retrou­vés dans le lait et dans les cor­dons ombil­i­caux. Cette démarche a mis en lumière les préoc­cu­pa­tions cru­ciales liées à la san­té repro­duc­tive des femmes autochtones, et a jeté les bases d’une lutte con­jointe pour la jus­tice envi­ron­nemen­tale et repro­duc­tive. Ici, la notion de jus­tice inter­roge le rôle de l’État, qui a per­mis l’installation des indus­triels. Comme je le dis­ais, il ne s’agit pas de deman­der un droit sup­plé­men­taire, mais d’obtenir répa­ra­tion.

Com­ment con­tribuez-vous, avec d’autres chercheuses et mil­i­tantes, à faire cir­culer l’idée de jus­tice repro­duc­tive en France ?

Avec deux militant·es, Johan­na-Soraya Benam­rouche et Eva-Luna Tholance, nous avons pub­lié en mai 2023 une tri­bune qui réclame que la fête des Mères soit trans­for­mée en « Journée de lutte pour les droits des mères et des par­ents issu·es de minorités de genre (5) ». Il y a plusieurs idées dans ce texte : Johan­na-Soraya, qui l’a rédigé, fait le lien avec les col­lec­tifs et ini­tia­tives exis­tantes – accès total à la PMA pour les per­son­nes trans ou racisées, lutte con­tre les vio­lences gyné­cologiques et obstétri­cales, accom­pa­g­ne­ment dans la péri­ode du post-par­tum, accès garan­ti à l’IVG… –, en mon­trant que ces actions con­stituent dif­férentes facettes de la jus­tice repro­duc­tive. Actuelle­ment, un ouvrage se pré­pare, qui reprend toutes ces reven­di­ca­tions et, dans la tra­di­tion de la jus­tice repro­duc­tive, s’appuie sur une approche de ter­rain en faisant enten­dre la voix des premier·es concerné·es.
Dans le milieu de la recherche aus­si, le con­cept se fait pro­gres­sive­ment une place. Il y a déjà dif­férentes pro­duc­tions sci­en­tifiques sur les enjeux repro­duc­tifs, mais pas encore de lec­ture glob­ale en ter­mes de jus­tice repro­duc­tive : avec d’autres chercheuses en sci­ences sociales, nous avons mon­té un groupe de tra­vail et pré­parons actuelle­ment un col­loque pour essay­er de mieux cir­con­scrire ce champ d’études.

Dans cette tri­bune pour l’abolition de la fête des Mères, la jus­tice repro­duc­tive embrasse une grande diver­sité de caus­es. Cette mul­ti­plic­ité ne risque-t-elle
pas de les met­tre en con­cur­rence, de les invis­i­bilis­er mutuelle­ment ?

C’est là où la notion de jus­tice me sem­ble très por­teuse : ce qu’il y a der­rière, c’est un idéal de société. Les luttes des un·es ne dimin­u­ent pas les luttes des autres. Plus les per­son­nes auront accès à leurs droits et pour­ront s’épanouir dans leur parental­ité ou leur non-parental­ité, meilleure sera la société. Ce qui est intéres­sant, dans l’aspiration à la jus­tice repro­duc­tive qui s’exprime là, c’est qu’elle per­met de ne pas être unique­ment dans la réponse, dans la réac­tion : elle pro­pose des pistes d’émancipation et d’action con­crètes. Il ne s’agit pas de penser pour penser, mais de mon­tr­er qu’il y a encore beau­coup
de com­bats à men­er, et d’imposer ces thèmes, de les met­tre à l’ordre du jour. •

Entre­tien réal­isé le 5 octo­bre 2023 à Paris par Emmanuelle Josse, coré­dac­trice en chef de La Défer­lante. Arti­cle édité par Mathilde Blézat.


1. Le groupe porte aujourd’hui le nom de Sis­ter­Song Women of Col­or Repro­duc­tive Jus­tice Col­lec­tive.

2. Femme, race et classe, trad. par Dominique Taf­fin-Jouhaud, Zul­ma, 2022 (Pen­guin Clas­sics, 1983).

3. Infir­mière et sage-femme, Mar­garet Sanger (1879–1966) fonde en 1921 la Ligue améri­caine pour le con­trôle des nais­sances. Elle a adop­té des posi­tions eugénistes, qui en font une per­son­nal­ité con­tro­ver­sée.

4. En 1927, la Cour suprême états-uni­enne autorise les stéril­i­sa­tions for­cées pour cer­taines caté­gories de per­son­nes. Elle légalise ain­si des poli­tiques eugénistes qui ont déjà cours dans plusieurs États, ciblant en par­ti­c­uli­er les minorités raciales.

5. « Abolir la fête des Mères et la repenser comme une journée de lutte », 30 mai 2023, tri­bune en accès libre sur le site de Medi­a­part.

Emmanuelle Josse

Ancienne consultante dans l’édition et la communication et cofondatrice du P.A.F – Collectif pour une parentalité féministe. Cofondatrice, corédactrice en chef, elle est en charge, depuis Paris, des relations libraires et de la maison d’édition. Voir tous ses articles

Avorter : Une lutte sans fin

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Con­sul­tez le som­maire.


Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/plugins/really-simple-ssl/class-mixed-content-fixer.php on line 107