Quels mots choisir pour couvrir les procès pour violences sexuelles ?

Depuis la fin des années 2010 et la média­ti­sa­tion impor­tante des procès pour violences sexuelles, les choix de voca­bu­laire des jour­na­listes pour décrire les faits sont devenus un enjeu délicat d’information.
Publié le 28/07/2025

Modifié le 21/08/2025

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme jour­na­liste : celui de Sidney Amiel1Sidney Amiel a été condamné à dix ans de prison à l’issue de ce procès, peine commuée en cinq ans en appel., un avocat de Chartres, poursuivi pour viol et agres­sions sexuelles aggravées par cinq femmes – des dizaines d’autres n’avaient pu porter plainte, les faits étant prescrits. 

Nous étions en juin 2017, quelques mois avant que n’éclate le mouvement #MeToo2Le mot d’ordre et le hashtag Metoo avaient été lancés dès 2006 par la militante africaine-américaine Tarana Burke (lire la news­let­ter « Le féminisme occi­den­tal invi­si­bi­lise les contri­bu­tions des femmes non blanches » sur tpp.revueladeferlante.org).. Avec mes consœurs sur les bancs de la presse, nous assis­tions au défilé des femmes à la barre et au déni de l’accusé.

Ce procès était l’un des premiers à être raconté en direct sur Twitter et suivi par des milliers de personnes, et je me souviens des inter­ro­ga­tions qui nous animaient : que retrans­crire sans porter atteinte à la dignité de ces femmes ? Sans sen­sa­tion­na­lisme ? Euphémiser les faits revenait-il à les dépo­li­ti­ser ? Comment docu­men­ter la sin­gu­la­ri­té de chaque violence sexuelle tout en pointant un système global ? Alors que je relatais un viol digital dans un tweet, une consœur avait reposté mon message en décrivant en com­men­taire les faits beaucoup plus crûment.

Sans doute pensait-elle que ces pré­ci­sions étaient néces­saires pour dire le viol dans sa plus grande cruauté. Nous sentions alors, dans cette cour d’assises de Versailles, les fré­mis­se­ments de ce que serait le mouvement social de libé­ra­tion de la parole et de l’écoute quelques mois plus tard. Ces inter­ro­ga­tions jour­na­lis­tiques sur les mots n’ont pas cessé depuis. La justice est certes publique et rendue au nom des citoyen·nes, mais la média­ti­sa­tion des violences sexuelles – surtout quand elle est immédiate – interroge la déon­to­lo­gie et la pratique journalistiques.

« Le viol est politique, mais la victime peut vouloir conserver des éléments privés, rappelle ainsi Valérie Rey-Robert, autrice de Dix questions sur la culture du viol (Libertalia, 2025). Samantha Geimer le résume bien lorsqu’elle dit qu’elle sera toute sa vie “the girl” qui a été sodomisée par [Roman] Polanski3En 1977, Roman Polanski fuit la justice états-unienne, poursuivi pour le viol de Samantha Geimer lorsqu’elle avait 13 ans. Il est depuis sous le coup d’un mandat d’arrêt inter­na­tio­nal.. Comme le viol est politique, il faudrait tout dire. Je pense qu’on s’est plantées, en tant que fémi­nistes là-dessus. »

La doc­to­rante en science politique Claire Ruffio travaille sur la média­ti­sa­tion du viol en France par la presse écrite entre 1980 et 2020. « Jusqu’au début des années 2010, il y a assez peu d’évolutions, détaille-t-elle. Avant 2011, le mot “viol” n’apparaît que dans 22 % des articles qui traitent pourtant de ce type d’affaires. C’est près d’un article sur cinq qui préfère utiliser les termes “agression”, ou “agression sexuelle”, alors qu’il s’agit d’une autre qua­li­fi­ca­tion juridique. »


En 2011, la cher­cheuse note un « premier moment de rupture » avec la média­ti­sa­tion de deux affaires « impli­quant des hommes poli­tiques de premier ordre ». En mai 2011, Dominique Strauss Kahn – pressenti pour gagner l’élection pré­si­den­tielle française – est accusé de viol par Nafissatou Diallo, femme de chambre du Sofitel de New York. Le même mois, Georges Tron, secré­taire d’État, démis­sionne du gou­ver­ne­ment Fillon à la suite d’accusations d’agressions sexuelles4Georges Tron, ancien maire de Draveil, sera acquitté en première instance en décembre 2017, puis condamné à cinq ans d’emprisonnement, dont trois ferme, en 2021 pour agres­sions sexuelles et viol sur une adjointe et une employée muni­ci­pale.. « On voit appa­raître alors, constate Claire Ruffio, des termes comme “sexiste” ou “machiste” qui per­mettent à quelques jour­na­listes de mettre à jour la sys­té­ma­ti­sa­tion des violences. »

Le deuxième moment de rupture est, sans surprise, le MeToo d’octobre 2017. « Des expres­sions comme “violences sexistes et sexuelles” émergent, voire, même si ça reste très rare, “violences mas­cu­lines”, poursuit la cher­cheuse. Cela démontre un autre niveau d’analyse. D’un seul coup, 80 % des articles sou­lignent la dimension sys­té­mique des violences sexuelles. » Les jour­na­listes qui suivent alors ces sujets – des femmes dans leur immense majorité – imposent un voca­bu­laire issu de la socio­lo­gie, repris par les mou­ve­ments militants, comme « domi­na­tion masculine », « fémi­ni­cides », « pédo­cri­mi­na­li­té » (utilisé par Mediapart au moment des dénon­cia­tions d’Adèle Haenel et qui s’est démo­cra­ti­sé dans les médias à une vitesse phé­no­mé­nale). « Aujourd’hui, quand un média utilise des tournures qui ne conviennent pas, il est immé­dia­te­ment dénoncé en ligne et modifie son contenu dans les heures qui viennent, parfois avec un article d’excuses. »

Ne pas tomber dans le sensationnalisme

Est-ce à dire que tout est gagné ? Loin de là pour Valérie Rey-Robert, qui voit dans les derniers procès de Mazan et Le Scouarnec des exemples de dérives jour­na­lis­tiques impor­tantes. « Il y a eu des articles beaucoup trop expli­cites, se souvient l’autrice féministe. Une sur­en­chère pour nous montrer combien ces êtres sont mons­trueux. Certain·es jour­na­listes nous ont raconté que Le Scouarnec adorait pénétrer des poupées. Autrement dit, les sexua­li­tés pas normées pro­dui­raient ce genre d’individus qui violent en masse des gamins… Il ne faut pas confondre ce qui est dégueu­lasse et ce qui est illégal. »


« On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître les détails » 

Valérie Rey-Robert, autrice féministe



Comment ne pas tomber dans le sen­sa­tion­na­lisme lorsque les affaires média­ti­sées sont de plus en plus violentes ? « Oui il faut informer, mais je ne suis pas dépo­si­taire de cette violence », souligne la jour­na­liste et des­si­na­trice Marion Dubreuil, qui a suivi pour RMC le procès des violeurs de Mazan de septembre à décembre 2024 (lire La Déferlante n° 17, février 2025). « Mes chef·fes m’ont souvent fait remarquer que j’utilisais des mots crus, comme “sodomie”, “fellation”, “péné­tra­tion anale” ou “vaginale”. Je m’exprime dans une matinale, donc j’entends que des enfants peuvent poten­tiel­le­ment m’entendre. J’ai mûri là-dessus : j’ai davantage envie d’être entendue par le plus grand nombre. Je garde le combat du mot juste, mais je vais choisir un élément plutôt que plusieurs, éviter l’accumulation qui fait barrage à la com­pré­hen­sion. Je me suis aussi rendu compte que je pouvais par­ti­ci­per à la vic­ti­mi­sa­tion secon­daire5Lire la défi­ni­tion à la note 8 de la page 69. En mai 2025, un tribunal français a reconnu pour la première fois la vic­ti­mi­sa­tion secon­daire : Gérard Depardieu a été condamné à indem­ni­ser deux plai­gnantes pour les propos tenus par son avocat pendant le procès., parce que des victimes peuvent m’entendre ou me lire. »

Pour Valérie Rey-Robert, de nombreux articles tombent encore « dans un voyeu­risme sordide et contre-productif » : « D’un point de vue politique et militant, je pense que ça n’est pas inté­res­sant de détailler les violences. On n’a pas besoin de savoir qu’une gamine de 12 ans a été violée par son père avec un bâton, ça n’a pas de valeur éducative. On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître le détail. Ça nous empêche de réfléchir serei­ne­ment : ça donne juste envie de foutre les violeurs en taule à vie. »

Aujourd’hui, rappelle Claire Ruffio, à l’initiative d’associations de jour­na­listes comme Prenons la Une, des chartes ont été imposées dans plusieurs rédac­tions pour décrire au mieux les faits de violences sexuelles : préférer, par exemple, les termes juri­diques consacrés ou éviter les méta­phores. « Plusieurs jour­na­listes, fémi­nistes ou sen­si­bi­li­sées, se sont aussi fixé une règle infor­melle, détaille la cher­cheuse. Ne donner de détails sur les faits que s’ils per­mettent de démontrer la pré­mé­di­ta­tion et/ou l’absence de consen­te­ment libre et éclairé de la victime. » Des outils concrets pour aider à mieux penser ces questions lexicales, qui sont au cœur du combat féministe contre les violences sexuelles. •

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    Sidney Amiel a été condamné à dix ans de prison à l’issue de ce procès, peine commuée en cinq ans en appel.
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    Le mot d’ordre et le hashtag Metoo avaient été lancés dès 2006 par la militante africaine-américaine Tarana Burke (lire la news­let­ter « Le féminisme occi­den­tal invi­si­bi­lise les contri­bu­tions des femmes non blanches » sur tpp.revueladeferlante.org).
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    En 1977, Roman Polanski fuit la justice états-unienne, poursuivi pour le viol de Samantha Geimer lorsqu’elle avait 13 ans. Il est depuis sous le coup d’un mandat d’arrêt international.
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    Georges Tron, ancien maire de Draveil, sera acquitté en première instance en décembre 2017, puis condamné à cinq ans d’emprisonnement, dont trois ferme, en 2021 pour agres­sions sexuelles et viol sur une adjointe et une employée municipale.
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    Lire la défi­ni­tion à la note 8 de la page 69. En mai 2025, un tribunal français a reconnu pour la première fois la vic­ti­mi­sa­tion secon­daire : Gérard Depardieu a été condamné à indem­ni­ser deux plai­gnantes pour les propos tenus par son avocat pendant le procès
Marie Barbier

Journaliste spécialisée dans les questions judiciaires. Elle a longtemps traîné sur les bancs des palais de justice pour le quotidien L’Humanité. Cofondatrice, elle en est aujourd’hui corédactrice en chef de La Déferlante. Elle gère, depuis Rennes, les questions financières. Voir tous ses articles

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