Que peut la littérature face à la cruauté de l’époque ?

La Déferlante Éditions publie son cinquième ouvrage : Sans parler des blessé·es. Pendant six mois, de janvier à juin 2025, l’écrivaine Kaoutar Harchi et le romancier Aurélien Bellanger se sont écrit une lettre par mois. Une cor­res­pon­dance ancrée dans l’actualité qui donne à penser les fractures du monde, à commencer par celle du génocide à Gaza. Ses auteur·ices reviennent sur cette expé­rience lit­té­raire inédite.

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Publié le 02/09/2025

Crédit photo : Florence Brochoire

Sans parler des blessé·es : une cor­res­pon­dance lit­té­raire et politique qui interroge les fractures du monde. 👉 Acheter le livre.

Comment avez-vous abordé cette expé­rience de la correspondance ?

KAOUTAR HARCHI : Je trouvais ça inté­res­sant d’apprendre à connaître un écrivain au-delà de ses livres, d’explorer avec lui l’écriture à chaud sur des questions d’actualité. C’était une manière dif­fé­rente d’aborder les domi­na­tions de race, de genre et de classe, d’une manière qui ne soit pas théorique ou abstraite, qui devait vraiment être incarnée par des éléments concrets.

AURÉLIEN BELLANGER : Je trouve pas­sion­nant d’échanger sur notre métier entre pair·es. L’important pour moi était que cet échange soit de bonne foi, que nous ne soyons pas dans une posture.

Avez-vous rencontré des difficultés ?

KAOUTAR HARCHI : Une lettre transmet notre intimité à un instant précis, et ce n’est pas simple à écrire. Le fait de s’adresser à une personne tout en sachant que ces textes seront également lus par d’autres personnes modifie un peu la pers­pec­tive. C’est une fausse intimité.

AURÉLIEN BELLANGER : L’exercice com­por­tait un certain for­ma­lisme. Pendant longtemps, la lettre était un écrit ter­ri­ble­ment banal, puis elle a disparu quasiment du jour au lendemain. Pourtant, le genre épis­to­laire est un classique de la lit­té­ra­ture. Un livre est toujours un peu lu comme une lettre qui a été envoyée. C’est bien de confron­ter son métier d’écrivain à cette expérience.

Quelles réflexions vous sont apparues en échan­geant ensemble ?

AURÉLIEN BELLANGER : Nous avons été les contemporain·es d’un génocide [à Gaza], d’un moment qui marquera l’époque. Cela a donné une solennité par­ti­cu­lière à notre échange.

KAOUTAR HARCHI : Ces lettres étaient parfois très argu­men­tées, et pour certaines sim­ple­ment une sorte de témoi­gnage de la cruauté de l’époque. J’espère que les personnes qui nous liront, avec le recul, pourront mesurer ce que c’était de vivre ça, face à nos écrans. Nous avons aussi tenté de nous inter­ro­ger sur ce que la lit­té­ra­ture peut, face à cela.

Que retirez-vous de cette cor­res­pon­dance qui a duré six mois ?

KAOUTAR HARCHI : L’échange avec Aurélien avait un enjeu politique important, notamment depuis la parution de son ouvrage Les Derniers Jours du Parti socia­liste [Seuil, 2024], dans lequel les questions de l’islamophobie, du racisme struc­tu­rel et de la gauche coloniale en France sont assez clai­re­ment posées. Il s’inscrit par­fai­te­ment dans les dialogues
que nous devons essayer de tisser entre écrivain·es qui recon­naissent le caractère struc­tu­rel de l’islamophobie et le poids du colo­nia­lisme en France.

AURÉLIEN BELLANGER : La question du racisme struc­tu­rel est rela­ti­ve­ment récente dans ma vie. Elle fait partie des quelques épi­pha­nies qui m’ont permis de prendre conscience des biais que j’avais, en tant qu’homme, en tant que Blanc. Ce sont des sujets qu’il était pas­sion­nant d’aborder avec Kaoutar.

Qu’espérez-vous que les lecteur·ices retiennent de ces lettres ?

AURÉLIEN BELLANGER : Le caractère le plus angois­sant du métier d’écrivain, c’est l’idée qu’il y ait des lecteurs et lectrices. J’ai essayé de mettre ça à part, afin d’écrire ces lettres comme des vraies lettres.

KAOUTAR BELLANGER : J’espère que les lecteurs et les lectrices abor­de­ront ce texte comme un dialogue. C’est une écriture immédiate, au fil des jours, à partir d’éléments qui sont encore partiels. Elles et ils vont recevoir avec un temps de décalage ce que nous avons pu nous dire dans un moment partagé.

AURÉLIEN BELLANGER : Et en même temps, l’un des intérêts méta­phy­siques de la lit­té­ra­ture, c’est de douter qu’il n’y a que le présent qui existe. L’idée, c’est de faire exister d’autres strates temporelles.

Des lettres devenues livre

L’idée de proposer à des duos d’écrivain·es d’échanger pendant six mois, à raison d’une lettre mensuelle, pour appré­hen­der une époque en plein bou­le­ver­se­ment, provient du média épis­to­laire La Disparition. Première d’une série de trois, la cor­res­pon­dance entre Kaoutar Harchi et Aurélien Bellanger a d’abord existé sous forme de lettres envoyées sous format papier entre janvier et juin 2025 aux abonné·es de La Disparition, avant que La Déferlante Éditions propose de les ras­sem­bler en un livre. Sans parler des blessé·es sortira en librairie le 3 octobre prochain.

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COUV SANS PARLER DES BLESSE-ES

Entretien réalisé le 17 mai 2025 par Emma Bokono et édité par Malwenn Cailliau, res­pec­ti­ve­ment jour­na­liste et assis­tante d’édition à La Déferlante.

Sans parler des blessé·es

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