Quand les grandes reportrices montent au front

Les femmes sont de plus en plus nom­breuses à couvrir les grands évé­ne­ments de l’actualité inter­na­tio­nale, en par­ti­cu­lier les conflits armés, autrefois pres­ti­gieuse chasse gardée des hommes. Qu’est-ce que le genre des jour­na­listes change au récit de guerre ? Celles qui risquent leur vie pour la raconter nous expliquent.

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Publié le 26/07/2025

Photo prise par la photojournaliste Natalie Keyssar, le 15 décembre 2022, lors d’un reportage en Ukraine. L’armée russe bombarde alors la seule route permettant d’entrer et sortir de la ville de Bakhmout. Crédit : NATALIE KEYSSAR
Photo prise par la pho­to­jour­na­liste Natalie Keyssar, le 15 décembre 2022, lors d’un reportage en Ukraine. L’armée russe bombarde alors la seule route per­met­tant d’entrer et sortir de la ville de Bakhmout. Crédit : NATALIE KEYSSAR

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

« Si je meurs, je veux que ce soit une mort reten­tis­sante. […] Je veux que le monde entier en entende parler. Je veux des images qui ne peuvent pas être enterrées dans l’espace ou le temps. »

En août 2024, la pho­to­jour­na­liste Fatima Hassouna enre­gistre ce testament pour le média en ligne qatarien AJ+ : elle sait, comme beaucoup de gazaoui·es, que le temps lui est compté. Le 16 avril 2025, sur le quartier d’Al-Tuffah, au nord-est de la vieille ville de Gaza, un énième bom­bar­de­ment israélien l’emporte avec sa famille. Elle avait 25 ans.

La veille, la réa­li­sa­trice iranienne Sepideh Farsi lui avait appris que le docu­men­taire dont elle est l’héroïne, Put Your Soul on Your Hand and Walk serait projeté au festival de Cannes dans la sélection parallèle de l’Acid (Association du cinéma indé­pen­dant pour sa diffusion). « Fatima, c’était l’acuité de la jeunesse, l’intransigeance, détaille la réa­li­sa­trice. Après le 7 octobre [2023], son style plein de couleurs vives et de joie s’était teinté d’une esthé­tique du désastre… mais elle savait accrocher son regard sur un détail. Faire un plan large tout en restant à une échelle humaine, c’est à mon sens la carac­té­ris­tique des plus grand·es pho­to­jour­na­listes. » Fatima Hassouna fait partie des 200 jour­na­listes et employé·es de médias tué·es depuis le 7 octobre 2023 à Gaza.

Le 16 avril 2025, lors d’un ras­sem­ble­ment organisé par des jour­na­listes français·es à Paris, en mémoire des jour­na­listes tué·es à Gaza, une pancarte est brandie avec le portrait et le nom de Fatima (ou Fatma) Hassouna, la pho­to­jour­na­liste pales­ti­nienne tuée le jour même dans une frappe israé­lienne. Crédit : CYRIL ZANNETTACCI / AGENCE VU’

Les guerres ont longtemps été déclen­chées et menées par les hommes. Pensées et docu­men­tées par les hommes. Depuis toujours, les femmes ont tenté des incur­sions, utilisant la ruse et le tra­ves­tis­se­ment pour combattre et mourir sous les drapeaux. La Britannique Dorothy Lawrence, les États-Uniennes Lee Curtis, Margaret Bourke-White, Lee Miller ou Martha Gellhorn, l’Allemande Gerda Taro… Les premières cor­res­pon­dantes de guerre et les suivantes ont dû agir comme des soldates de fortune : slalomer entre les fri­lo­si­tés de leur direction pour arracher le droit de raconter les champs de bataille, quitte à être sanc­tion­nées ou invi­si­bi­li­sées. Leurs héri­tières couvrent désormais la plupart des conflits en cours, à Gaza, à Haïti, en Ukraine, au Soudan, au Myanmar ou dans les ter­ri­toires contrôlés par les cartels, au Mexique, en Colombie ou au Venezuela.

La fémi­ni­sa­tion gran­dis­sante du reportage de guerre se constate dans les festivals de jour­na­lisme. Visa pour l’image, à Perpignan, décerne depuis 2020 le prix Françoise-Demulder1La pho­to­jour­na­liste française Françoise Demulder (1947–2008) a couvert de nombreux conflits. Première lauréate féminine du World Press Photo, elle est morte pré­ma­tu­ré­ment dans une grande précarité. à deux femmes tra­vaillant sur des conflits. En 2024, le prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondant·es de guerre a confié la pré­si­dence de son jury à Clarissa Ward, première jour­na­liste occi­den­tale à pénétrer dans la bande de Gaza sans être embedded (embarqué·e) par l’armée israé­lienne après le 7 octobre 2023. Kiran Nasih, jour­na­liste pakis­ta­naise et fon­da­trice de la Coalition pour les femmes dans le jour­na­lisme (CFWIJ, pour Coalition for Women in Journalism en anglais), souligne ce chan­ge­ment : « Les rédac­tions sont bien obligées d’admettre la valeur des femmes et de leurs pers­pec­tives dans la cou­ver­ture des conflits, même s’il existe encore des résistances. »

La guerre du côté des civil·es

La Belge Colette Braeckman, 79 ans, a longtemps été la seule femme sur le terrain. Ce qui l’a poussée à agir en dehors de « la meute » comme la pro­fes­sion appelle les jour­na­listes qui couvrent de façon similaire l’actualité chaude. « Quand Indira Gandhhi a été assas­si­née en 1984, je suis allée au Pendjab pour ren­con­trer les insurgés sikhs. Les grands reporters qui étaient dans le même hôtel que moi avaient loué des jeeps estam­pillées “PRESS”. J’étais seule, j’ai mis un foulard et j’ai pris un bus avec les gens normaux, j’ai passé les barrages, je suis arrivée dans un sanc­tuaire où personne ne m’attendait. J’ai fait mes inter­views tran­quille­ment avant de reprendre mon bus. Dans mon souvenir, les jeeps n’avaient pas pu entrer », raconte la téméraire jour­na­liste qui était encore sur le terrain, au Kivu (République démo­cra­tique du Congo) en février 2025.

Colette Braeckman a une pré­di­lec­tion pour les ter­ri­toires ravagés par la colo­ni­sa­tion, le Congo en par­ti­cu­lier. Elle a documenté le viol comme arme de guerre et fut la première à pointer la res­pon­sa­bi­li­té de la France dans le génocide rwandais2Son travail peut se lire, entre autres publi­ca­tions, dans Mes carnets noirs, Éditions Weyrich, 2023.. « Être une femme n’a pas changé grand-chose à la dure réalité du terrain, mais à la façon de l’aborder, oui. » Elle a pu constater combien la construc­tion sociale des femmes est déter­mi­nante dans les situa­tions extrêmes : « Nous avons plus d’empathie. J’accède plus faci­le­ment que les hommes aux victimes parce que je pense natu­rel­le­ment à elles, le contact est plus aisé avec les femmes et les enfants. On partage quelque chose d’infime, on peut plus faci­le­ment s’accrocher à certaines souffrances. »

Portrait de Colette Braeckman, jour­na­liste belge au quotidien Le Soir, le 16 avril 1994. Elle fut l’une des premières femmes grandes repor­trices et était encore sur le terrain, en République démo­cra­tique du Congo, en février 2025 à 79 ans. Crédit : OPGENHAFFEN/REPORTERS-REA

Selon Kiran Nasih, la fon­da­trice de CFWIJ, l’arrivée massive des femmes dans la cou­ver­ture de la guerre a permis d’accéder à une meilleure com­pré­hen­sion de ses effets dévas­ta­teurs sur le long terme. Le champ de bataille, c’est la tranchée et les check­points, mais aussi les ravages sur les civil·es. Recueillir le témoi­gnage de victimes de violences sexuelles est une tâche que les femmes accom­plissent plus faci­le­ment que leurs collègues masculins, pour des raisons cultu­relles, ou plus géné­ra­le­ment de pudeur. Ainsi, la jour­na­liste indé­pen­dante Leïla Miñano, raconte qu’en pleine interview, une Rwandaise victime de viol par un Casque bleu, avait cessé de parler et quitté la pièce quand le pho­to­graphe – un homme blanc – y était entré. Dans une grande partie des pays du monde, « la guerre recouvre des dimen­sions que seules les femmes peuvent narrer », conclut Kiran Nasih.

La première fois que la jour­na­liste indé­pen­dante Laurène Daycard s’est rendue sur une zone de guerre, c’était en 2016 dans le Kurdistan Iranien. Selon elle, être une femme fut un énorme avantage. « J’ai travaillé sur l’auto-immolation des femmes dans un hôpital pour grand·es brûlé·es. Il s’agissait en fait de suicides, qui s’inscrivaient dans une mécanique fémi­ni­ci­daire. » Une expé­rience qui donnera le ton de sa carrière : docu­men­ter les violences de genre, des fémi­ni­cides conjugaux en France à l’esclavage sexuel des femmes yézidies en Syrie, en passant par le viol comme arme de guerre en Ukraine. « Je ne tra­vaille­rais pas sur ces sujets si je n’étais pas une femme, assure-t-elle. Il faut bien qu’un moteur interne soit activé pour te donner le courage de tra­vailler sur ces terrains de douleur. »

Un matériel de protection inadapté

Dans le cadre de son analyse sur les violences faites aux femmes, Laurène Daycard a travaillé avec l’association Reporters sans fron­tières (RSF) pour élaborer un rapport sur le jour­na­lisme à l’ère #MeToo3Le rapport « Le jour­na­lisme à l’ère #MeToo », publié en octobre 2024, est acces­sible sur le site de Reporters sans fron­tières (40 pages).. Selon la direc­trice édi­to­riale de RSF, Anne Bocandé, ce rapport était néces­saire pour com­prendre comment cette révo­lu­tion a impacté les rédac­tions : « Sur le terrain de l’Ukraine, des consœurs ont travaillé à sen­si­bi­li­ser leurs collègues sur le trai­te­ment des terrains de guerre par le biais du genre, ce qui fait que l’on a davantage parlé des violences sexuelles que lors du premier conflit de 2014. »

La jour­na­liste Laurène Daycard à Kyiv, le 7 février 2024, en train d’interviewer Mariia, la soeur d’un soldat empri­son­né en Russie, pour La Chronique. Le magazine des droits humains d’Amnesty International. De dos, en blanc, le jour­na­liste ukrainien Marian Prysiazhniuk. Crédit : CERISE SUDRY-LE DÛ

Grâce aux infor­ma­tions remontées du terrain à l’occasion de l’écriture de ce rapport, l’association a également réalisé que son matériel de pro­tec­tion – casques et gilets pare-balles – n’était pas adapté à toutes les mor­pho­lo­gies. Depuis, l’association a envoyé des équi­pe­ments pour les repor­trices en Ukraine comme au Liban. À Gaza, RSF, en lien avec l’association Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ), a également créé des espaces de travail réservés spé­ci­fi­que­ment aux femmes journalistes.

Plus exposées à la précarité que leurs confrères4Plusieurs études docu­mentent cette réalité, comme celle du groupe de pro­tec­tion sociale Audiens « La parité dans les médias 2024 », ou encore « Les chiffres clés du millésime 2024 » de la Commission de la carte de presse., les repor­trices de guerre peuvent se retrouver dans des situa­tions par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­ciles. « Tu couvres la guerre, tu peux être tuée, blessée, tu tra­vailles non-stop et à la fin tu n’as rien gagné », se souvient la jour­na­liste Maurine Mercier, qui fut indé­pen­dante avant d’être intégrée par la Radio télé­vi­sion suisse (RTS).

Les femmes que nous avons inter­viewées nous rap­portent des histoires simi­laires : la dif­fi­cul­té d’obtenir des lettres de mission pour partir sur un terrain dangereux car les rédacteur·ices en chef se sentent davantage « res­pon­sables » ou « culpabilisé·es », ou encore l’embarras à demander une prise en charge de frais ou d’assurance parce que les femmes sont socia­le­ment moins formées à la négociation.

Afin d’assurer le maintien de ses missions (et de ses revenus ouvrant le droit à un congé maternité), la jour­na­liste indé­pen­dante Édith Bouvier a choisi de dis­si­mu­ler sa grossesse à ses employeurs. Elle qui arpente le Moyen-Orient depuis 2007 et qui a survécu à une attaque de missile à Homs, en Syrie, au cours de laquelle un confrère et une consœur ont été tué·es et plusieurs autres blessé·es5Le 22 février 2012, un missile tue le pho­to­jour­na­liste Rémy Ochlik et la jour­na­liste bri­tan­nique Mary Colvin. Celle-ci avait couvert de nombreux conflits, du Sri Lanka (où elle avait perdu un oeil) à la Tunisie., craignait d’être perçue comme « vul­né­rable  . La jour­na­liste le sait bien : pour beaucoup, c’est une aber­ra­tion sociale d’être une femme dans un contexte de guerre. « Avec les com­bat­tants en Irak, en Syrie, on est proches très rapi­de­ment car on a peur ensemble. Je ne me sens jamais dénigrée. Il y a un paradoxe : tu res­sembles à une femme… mais tu n’es pas vraiment une femme, si tu es là. » Une réalité dont elle a discuté avec des consœurs yéménites, sou­da­naises, ira­kiennes, qui, elles, ne rampent pas sous les balles au côté des soldats. « Les collègues locales ne couvrent pas la guerre comme nous, à cause de la pro­mis­cui­té que cela engage avec les hommes. Je n’avais pas du tout réfléchi à cela. L’une d’entre elles avait fait une enquête sur la cor­rup­tion de l’armée dans un pays où l’on peut vous faire dis­pa­raître très faci­le­ment. C’était sa tranchée à elle, et il fallait un infini courage pour le faire. »

Cliché des décombres à Gaza pris en 2024 par la photo jour­na­liste pales­ti­nienne Fatima Hassouna. Crédit : FATIMA HASSOUNA / COMPTE INSTAGRAM @FATMA_HASSONA2

Ce concept de troisième genre auquel sont souvent renvoyées les grandes repor­trices – elles ne seraient ni hommes ni femmes –, Leïla Miñano le connaît bien. En 2010, dans les ruines de Port-au-Prince à Haïti, un confrère lui lance : « Toi, tu n’es pas vraiment une fille. » Depuis, elle a couvert les printemps arabes (2011) et la guerre civile en Thaïlande (2014). « Des envi­ron­ne­ments très masculins où tu te dis que ton genre peut te desservir. Alors tu fais tout pour ne pas cor­res­pondre aux clichés féminins : tu fais attention à comment tu t’habilles, comment tu te comportes. Dans cette ambiance d’équipe de foot, tu tentes d’être un camarade comme un autre. » Comme ses consœurs, la jour­na­liste n’a jamais senti sur le terrain peser sur elle la menace sup­plé­men­taire des violences de genre… sauf une fois, place Tahrir, épicentre des mani­fes­ta­tions contre le régime égyptien, en 2012. « C’était quelques semaines avant la chute du régime de Moubarak, raconte Leïla Miñano. Au début, tout se passait bien, et puis il y a eu comme un chan­ge­ment d’atmosphère sur la place. Des mili­tantes, puis des jour­na­listes étran­gères ont commencé à être visées dans la foule, dénudées et violées en réunion. De jour­na­listes, nous sommes rede­ve­nues des femmes. Les rédac­tions se sont mises à flipper et nous ont conseillé de rester à l’abri. » Une injustice et une perte de revenus impor­tante pour les jour­na­listes indé­pen­dantes. « On a regardé nos confrères masculins continuer de se rendre place Tahrir… et nous avons décidé d’y aller quand même. » Les jeunes femmes orga­nisent alors leur propre sécurité : elles scotchent leurs vêtements et sous-vêtements avec du gaffer et sortent en groupe.

Une sorte de no man’s land égalitaire

Cet épisode excep­tion­nel révèle un aspect important du grand reportage : l’esprit de corps. Kiran Nasih rappelle que les jour­na­listes qui tra­vaillent en zones de guerre sont équipé·es, formé·es et préparé·es psy­cho­lo­gi­que­ment ; elles et ils tra­vaillent au sein d’équipes autrement plus soudées que des jour­na­listes au sein d’une rédaction. Une sorte de no man’s land éga­li­taire. « Notre consœur Marie Colvin, du Sunday Times, affirmait souvent que la guerre apportait avec elle une curieuse égalité pro­fes­sion­nelle. En Tchétchénie et en Syrie, elle était saluée pour sa bravoure6Le 22 février 2012, un missile tue le pho­to­jour­na­liste Rémy Ochlik et la jour­na­liste bri­tan­nique Mary Colvin. Celle-ci avait couvert de nombreux conflits, du Sri Lanka (où elle avait perdu un oeil) à la Tunisie.. Mais dans les rédac­tions, elle était parfois mise à l’écart de projets jugés trop dangereux pour elle. On ques­tion­nait ses capacités émotionnelles. »

Édith Bouvier a également vécu des attaques sexistes en dehors du terrain. Condamnée, avec sa camarade Céline Martelet, pour finan­ce­ment du ter­ro­risme après avoir envoyé de l’argent dans le but de faire sortir des enfants et adolescent·es de Syrie en 2016 et 2017. Elles ont le sentiment d’avoir été clouées au pilori parce qu’elles étaient des femmes. « Personne ne nous a appelées pour avoir notre version des faits. » Après le jugement, les deux grandes repor­trices ont été victimes de cyber­harcèlement. « Je parlais d’aider des enfants et je recevais des messages sur les réseaux sociaux “suceuse”, “mal baisée” et des appels au meurtre sur Instagram », se souvient Édith Bouvier.

Retourner le patriarcat contre lui-même

C’est parce qu’elle voulait docu­men­ter la guerre que Maurine Mercier a choisi, en 2016, de quitter le service public suisse, où elle était cantonnée à la pré­sen­ta­tion d’émissions. « Je ne suis pas attirée par la violence, mais je n’aime pas l’idée que, sous prétexte qu’on a peur, il ne faudrait pas couvrir des situa­tions essen­tielles », explique-t-elle. Pendant sept ans, elle documente la vie en Tunisie et en Libye. Cela fait plus de trois ans désormais que la qua­dra­gé­naire vit la guerre auprès des Ukrainien·nes – elle a reçu à deux reprises le prix Bayeux Calvados-Normandie catégorie radio pour son travail à Boutcha7« La double peine d’une mère victime de viols à Boutcha », France Info-RTS, reportage diffusé le 13 avril 2022. Le massacre de Boutcha est une série de crimes de guerre commis par l’armée russe en Ukraine entre le 27 février et le 31 mars 2022, au nord de Kyiv.. Maurine Mercier assure qu’être une femme est le meilleur des outils pour tra­vailler… et ce, parfois, grâce au patriar­cat. « Je me voile, je porte des lunettes de soleil et je ne mets personne en danger, ni mon tra­duc­teur, ni mon fixeur. Un reporter blond, il y a écrit “à kidnapper” sur son pantalon à poches. Que ce soit en Libye ou en Ukraine, je passe bien plus faci­le­ment les check­points. Il y a une part de : “C’est une femme, elle n’est pas bien dan­ge­reuse.” C’est le machisme qui veut ça, et j’en profite ! »

La jour­na­liste Maurine Mercier et son fixeur Artem Perfilov lors d’un reportage à Pokrovsk, dans l’est de l’Ukraine, à l’automne 2024 pour la Radio télé­vi­sion suisse (RTS). Le front n’était alors qu’à 8 kilo­mètres de la ville, évacuée entiè­re­ment à cause de l’intensité des bom­bar­de­ments. Crédit : ARCHIVE PERSONNELLE MAURINE MERCIER

Ne parlez pas de sur­ex­po­si­tion aux risques des grandes repor­trices à la pho­to­jour­na­liste états-unienne Natalie Keyssar sous peine de déclen­cher sa colère. « Quand les bombes pleuvent sur toi, elles ne regardent pas ton genre ! Je travaille au quotidien avec la peur. Mais pour ce qui est des violences de genre, j’ai davantage peur dans les maisons des ultra­riches aux États-Unis qu’auprès des caïds au Venezuela, où il existe une certaine culture du respect des femmes », nous explique celle qui reste hantée par le meurtre de sa consœur Kim Wall8La jour­na­liste suédoise Kim Wall a été sau­va­ge­ment assas­si­née en août 2017 dans un sous-marin par son inventeur, Peter Madsen, qu’elle inter­vie­wait pour en faire le portrait. dans la baie de Køge, au Danemark. Ce narratif des violences sexistes sur les lignes de front serait selon elle le résultat d’une pensée mas­cu­li­niste, réduisant les femmes au statut de victimes, anni­hi­lant leur force morale et physique. La pho­to­graphe en est convain­cue : les femmes sont « bien meilleures », « très résis­tantes à la peur et à la douleur », « plus mul­ti­tâches aussi ». Le patriar­cat les rend moins visibles et moins mena­çantes, davantage dignes de confiance et sus­cep­tibles d’être aidées. « Faire le gros bras aux check­points ne sert à rien. Ce qui me rend forte, moi, c’est que les gens me font confiance, et vite. » C’est la prin­ci­pale raison pour laquelle la pho­to­graphe travaille de plus en plus souvent avec des femmes sur le terrain : « L’expérience me l’a montré : la tes­to­sté­rone ne t’aidera jamais à garder la tête froide. » L’argument selon lequel il faudrait des femmes jour­na­listes pour raconter les femmes dans la guerre repré­sente, à ses yeux, un risque d’assignation : « Plus on se rapproche de la ligne de front, moins on trouve de femmes. Je suis bonne pour pho­to­gra­phier le chaos, je ne me lais­se­rais pas enfermer dans des gynécées. »

Comme les Françaises Ghislaine Dupont et Camille Lepage, la Nord-Irlandaise Lyra McKee, la Palestino-États-Unienne Shireen Abu Akleh et l’Ukrainienne Victoria Rochtchyna, toutes tuées dans l’exercice de leur métier ces dernières années, les grandes repor­trices conti­nue­ront de risquer leur vie pour informer. « Quand j’ai commencé, nous ne formions pas 10 % des troupes, se souvient Colette Braeckman. Si aujourd’hui nous sommes beaucoup plus nom­breuses, une partie de moi se pose la question : est-ce la victoire des jeunes femmes qui ont le feu du métier ou est-ce que les hommes ne préfèrent pas désormais rester aux manettes des journaux plutôt que de persister dans un métier si dangereux et si mal payé ? »

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    La pho­to­jour­na­liste française Françoise Demulder (1947–2008) a couvert de nombreux conflits. Première lauréate féminine du World Press Photo, elle est morte pré­ma­tu­ré­ment dans une grande précarité.
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    Son travail peut se lire, entre autres publi­ca­tions, dans Mes carnets noirs, Éditions Weyrich, 2023.
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    Le rapport « Le jour­na­lisme à l’ère #MeToo », publié en octobre 2024, est acces­sible sur le site de Reporters sans fron­tières (40 pages).
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    Plusieurs études docu­mentent cette réalité, comme celle du groupe de pro­tec­tion sociale Audiens « La parité dans les médias 2024 », ou encore « Les chiffres clés du millésime 2024 » de la Commission de la carte de presse.
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    Le 22 février 2012, un missile tue le pho­to­jour­na­liste Rémy Ochlik et la jour­na­liste bri­tan­nique Mary Colvin. Celle-ci avait couvert de nombreux conflits, du Sri Lanka (où elle avait perdu un oeil) à la Tunisie.
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    Le 22 février 2012, un missile tue le pho­to­jour­na­liste Rémy Ochlik et la jour­na­liste bri­tan­nique Mary Colvin. Celle-ci avait couvert de nombreux conflits, du Sri Lanka (où elle avait perdu un oeil) à la Tunisie.
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    « La double peine d’une mère victime de viols à Boutcha », France Info-RTS, reportage diffusé le 13 avril 2022. Le massacre de Boutcha est une série de crimes de guerre commis par l’armée russe en Ukraine entre le 27 février et le 31 mars 2022, au nord de Kyiv.
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    La jour­na­liste suédoise Kim Wall a été sau­va­ge­ment assas­si­née en août 2017 dans un sous-marin par son inventeur, Peter Madsen, qu’elle inter­vie­wait pour en faire le portrait.

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

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