« Si je meurs, je veux que ce soit une mort retentissante. […] Je veux que le monde entier en entende parler. Je veux des images qui ne peuvent pas être enterrées dans l’espace ou le temps. »
La veille, la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi lui avait appris que le documentaire dont elle est l’héroïne, Put Your Soul on Your Hand and Walk serait projeté au festival de Cannes dans la sélection parallèle de l’Acid (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion). « Fatima, c’était l’acuité de la jeunesse, l’intransigeance, détaille la réalisatrice. Après le 7 octobre [2023], son style plein de couleurs vives et de joie s’était teinté d’une esthétique du désastre… mais elle savait accrocher son regard sur un détail. Faire un plan large tout en restant à une échelle humaine, c’est à mon sens la caractéristique des plus grand·es photojournalistes. » Fatima Hassouna fait partie des 200 journalistes et employé·es de médias tué·es depuis le 7 octobre 2023 à Gaza.

Les guerres ont longtemps été déclenchées et menées par les hommes. Pensées et documentées par les hommes. Depuis toujours, les femmes ont tenté des incursions, utilisant la ruse et le travestissement pour combattre et mourir sous les drapeaux. La Britannique Dorothy Lawrence, les États-Uniennes Lee Curtis, Margaret Bourke-White, Lee Miller ou Martha Gellhorn, l’Allemande Gerda Taro… Les premières correspondantes de guerre et les suivantes ont dû agir comme des soldates de fortune : slalomer entre les frilosités de leur direction pour arracher le droit de raconter les champs de bataille, quitte à être sanctionnées ou invisibilisées. Leurs héritières couvrent désormais la plupart des conflits en cours, à Gaza, à Haïti, en Ukraine, au Soudan, au Myanmar ou dans les territoires contrôlés par les cartels, au Mexique, en Colombie ou au Venezuela.
La féminisation grandissante du reportage de guerre se constate dans les festivals de journalisme. Visa pour l’image, à Perpignan, décerne depuis 2020 le prix Françoise-Demulder1La photojournaliste française Françoise Demulder (1947–2008) a couvert de nombreux conflits. Première lauréate féminine du World Press Photo, elle est morte prématurément dans une grande précarité. à deux femmes travaillant sur des conflits. En 2024, le prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondant·es de guerre a confié la présidence de son jury à Clarissa Ward, première journaliste occidentale à pénétrer dans la bande de Gaza sans être embedded (embarqué·e) par l’armée israélienne après le 7 octobre 2023. Kiran Nasih, journaliste pakistanaise et fondatrice de la Coalition pour les femmes dans le journalisme (CFWIJ, pour Coalition for Women in Journalism en anglais), souligne ce changement : « Les rédactions sont bien obligées d’admettre la valeur des femmes et de leurs perspectives dans la couverture des conflits, même s’il existe encore des résistances. »
La guerre du côté des civil·es
La Belge Colette Braeckman, 79 ans, a longtemps été la seule femme sur le terrain. Ce qui l’a poussée à agir en dehors de « la meute » comme la profession appelle les journalistes qui couvrent de façon similaire l’actualité chaude. « Quand Indira Gandhhi a été assassinée en 1984, je suis allée au Pendjab pour rencontrer les insurgés sikhs. Les grands reporters qui étaient dans le même hôtel que moi avaient loué des jeeps estampillées “PRESS”. J’étais seule, j’ai mis un foulard et j’ai pris un bus avec les gens normaux, j’ai passé les barrages, je suis arrivée dans un sanctuaire où personne ne m’attendait. J’ai fait mes interviews tranquillement avant de reprendre mon bus. Dans mon souvenir, les jeeps n’avaient pas pu entrer », raconte la téméraire journaliste qui était encore sur le terrain, au Kivu (République démocratique du Congo) en février 2025.
Colette Braeckman a une prédilection pour les territoires ravagés par la colonisation, le Congo en particulier. Elle a documenté le viol comme arme de guerre et fut la première à pointer la responsabilité de la France dans le génocide rwandais2Son travail peut se lire, entre autres publications, dans Mes carnets noirs, Éditions Weyrich, 2023.. « Être une femme n’a pas changé grand-chose à la dure réalité du terrain, mais à la façon de l’aborder, oui. » Elle a pu constater combien la construction sociale des femmes est déterminante dans les situations extrêmes : « Nous avons plus d’empathie. J’accède plus facilement que les hommes aux victimes parce que je pense naturellement à elles, le contact est plus aisé avec les femmes et les enfants. On partage quelque chose d’infime, on peut plus facilement s’accrocher à certaines souffrances. »

Selon Kiran Nasih, la fondatrice de CFWIJ, l’arrivée massive des femmes dans la couverture de la guerre a permis d’accéder à une meilleure compréhension de ses effets dévastateurs sur le long terme. Le champ de bataille, c’est la tranchée et les checkpoints, mais aussi les ravages sur les civil·es. Recueillir le témoignage de victimes de violences sexuelles est une tâche que les femmes accomplissent plus facilement que leurs collègues masculins, pour des raisons culturelles, ou plus généralement de pudeur. Ainsi, la journaliste indépendante Leïla Miñano, raconte qu’en pleine interview, une Rwandaise victime de viol par un Casque bleu, avait cessé de parler et quitté la pièce quand le photographe – un homme blanc – y était entré. Dans une grande partie des pays du monde, « la guerre recouvre des dimensions que seules les femmes peuvent narrer », conclut Kiran Nasih.
La première fois que la journaliste indépendante Laurène Daycard s’est rendue sur une zone de guerre, c’était en 2016 dans le Kurdistan Iranien. Selon elle, être une femme fut un énorme avantage. « J’ai travaillé sur l’auto-immolation des femmes dans un hôpital pour grand·es brûlé·es. Il s’agissait en fait de suicides, qui s’inscrivaient dans une mécanique féminicidaire. » Une expérience qui donnera le ton de sa carrière : documenter les violences de genre, des féminicides conjugaux en France à l’esclavage sexuel des femmes yézidies en Syrie, en passant par le viol comme arme de guerre en Ukraine. « Je ne travaillerais pas sur ces sujets si je n’étais pas une femme, assure-t-elle. Il faut bien qu’un moteur interne soit activé pour te donner le courage de travailler sur ces terrains de douleur. »
Un matériel de protection inadapté
Dans le cadre de son analyse sur les violences faites aux femmes, Laurène Daycard a travaillé avec l’association Reporters sans frontières (RSF) pour élaborer un rapport sur le journalisme à l’ère #MeToo3Le rapport « Le journalisme à l’ère #MeToo », publié en octobre 2024, est accessible sur le site de Reporters sans frontières (40 pages).. Selon la directrice éditoriale de RSF, Anne Bocandé, ce rapport était nécessaire pour comprendre comment cette révolution a impacté les rédactions : « Sur le terrain de l’Ukraine, des consœurs ont travaillé à sensibiliser leurs collègues sur le traitement des terrains de guerre par le biais du genre, ce qui fait que l’on a davantage parlé des violences sexuelles que lors du premier conflit de 2014. »

Grâce aux informations remontées du terrain à l’occasion de l’écriture de ce rapport, l’association a également réalisé que son matériel de protection – casques et gilets pare-balles – n’était pas adapté à toutes les morphologies. Depuis, l’association a envoyé des équipements pour les reportrices en Ukraine comme au Liban. À Gaza, RSF, en lien avec l’association Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ), a également créé des espaces de travail réservés spécifiquement aux femmes journalistes.
Plus exposées à la précarité que leurs confrères4Plusieurs études documentent cette réalité, comme celle du groupe de protection sociale Audiens « La parité dans les médias 2024 », ou encore « Les chiffres clés du millésime 2024 » de la Commission de la carte de presse., les reportrices de guerre peuvent se retrouver dans des situations particulièrement difficiles. « Tu couvres la guerre, tu peux être tuée, blessée, tu travailles non-stop et à la fin tu n’as rien gagné », se souvient la journaliste Maurine Mercier, qui fut indépendante avant d’être intégrée par la Radio télévision suisse (RTS).
Les femmes que nous avons interviewées nous rapportent des histoires similaires : la difficulté d’obtenir des lettres de mission pour partir sur un terrain dangereux car les rédacteur·ices en chef se sentent davantage « responsables » ou « culpabilisé·es », ou encore l’embarras à demander une prise en charge de frais ou d’assurance parce que les femmes sont socialement moins formées à la négociation.
Afin d’assurer le maintien de ses missions (et de ses revenus ouvrant le droit à un congé maternité), la journaliste indépendante Édith Bouvier a choisi de dissimuler sa grossesse à ses employeurs. Elle qui arpente le Moyen-Orient depuis 2007 et qui a survécu à une attaque de missile à Homs, en Syrie, au cours de laquelle un confrère et une consœur ont été tué·es et plusieurs autres blessé·es5Le 22 février 2012, un missile tue le photojournaliste Rémy Ochlik et la journaliste britannique Mary Colvin. Celle-ci avait couvert de nombreux conflits, du Sri Lanka (où elle avait perdu un oeil) à la Tunisie., craignait d’être perçue comme « vulnérable . La journaliste le sait bien : pour beaucoup, c’est une aberration sociale d’être une femme dans un contexte de guerre. « Avec les combattants en Irak, en Syrie, on est proches très rapidement car on a peur ensemble. Je ne me sens jamais dénigrée. Il y a un paradoxe : tu ressembles à une femme… mais tu n’es pas vraiment une femme, si tu es là. » Une réalité dont elle a discuté avec des consœurs yéménites, soudanaises, irakiennes, qui, elles, ne rampent pas sous les balles au côté des soldats. « Les collègues locales ne couvrent pas la guerre comme nous, à cause de la promiscuité que cela engage avec les hommes. Je n’avais pas du tout réfléchi à cela. L’une d’entre elles avait fait une enquête sur la corruption de l’armée dans un pays où l’on peut vous faire disparaître très facilement. C’était sa tranchée à elle, et il fallait un infini courage pour le faire. »

Ce concept de troisième genre auquel sont souvent renvoyées les grandes reportrices – elles ne seraient ni hommes ni femmes –, Leïla Miñano le connaît bien. En 2010, dans les ruines de Port-au-Prince à Haïti, un confrère lui lance : « Toi, tu n’es pas vraiment une fille. » Depuis, elle a couvert les printemps arabes (2011) et la guerre civile en Thaïlande (2014). « Des environnements très masculins où tu te dis que ton genre peut te desservir. Alors tu fais tout pour ne pas correspondre aux clichés féminins : tu fais attention à comment tu t’habilles, comment tu te comportes. Dans cette ambiance d’équipe de foot, tu tentes d’être un camarade comme un autre. » Comme ses consœurs, la journaliste n’a jamais senti sur le terrain peser sur elle la menace supplémentaire des violences de genre… sauf une fois, place Tahrir, épicentre des manifestations contre le régime égyptien, en 2012. « C’était quelques semaines avant la chute du régime de Moubarak, raconte Leïla Miñano. Au début, tout se passait bien, et puis il y a eu comme un changement d’atmosphère sur la place. Des militantes, puis des journalistes étrangères ont commencé à être visées dans la foule, dénudées et violées en réunion. De journalistes, nous sommes redevenues des femmes. Les rédactions se sont mises à flipper et nous ont conseillé de rester à l’abri. » Une injustice et une perte de revenus importante pour les journalistes indépendantes. « On a regardé nos confrères masculins continuer de se rendre place Tahrir… et nous avons décidé d’y aller quand même. » Les jeunes femmes organisent alors leur propre sécurité : elles scotchent leurs vêtements et sous-vêtements avec du gaffer et sortent en groupe.
Une sorte de no man’s land égalitaire
Cet épisode exceptionnel révèle un aspect important du grand reportage : l’esprit de corps. Kiran Nasih rappelle que les journalistes qui travaillent en zones de guerre sont équipé·es, formé·es et préparé·es psychologiquement ; elles et ils travaillent au sein d’équipes autrement plus soudées que des journalistes au sein d’une rédaction. Une sorte de no man’s land égalitaire. « Notre consœur Marie Colvin, du Sunday Times, affirmait souvent que la guerre apportait avec elle une curieuse égalité professionnelle. En Tchétchénie et en Syrie, elle était saluée pour sa bravoure6Le 22 février 2012, un missile tue le photojournaliste Rémy Ochlik et la journaliste britannique Mary Colvin. Celle-ci avait couvert de nombreux conflits, du Sri Lanka (où elle avait perdu un oeil) à la Tunisie.. Mais dans les rédactions, elle était parfois mise à l’écart de projets jugés trop dangereux pour elle. On questionnait ses capacités émotionnelles. »
Édith Bouvier a également vécu des attaques sexistes en dehors du terrain. Condamnée, avec sa camarade Céline Martelet, pour financement du terrorisme après avoir envoyé de l’argent dans le but de faire sortir des enfants et adolescent·es de Syrie en 2016 et 2017. Elles ont le sentiment d’avoir été clouées au pilori parce qu’elles étaient des femmes. « Personne ne nous a appelées pour avoir notre version des faits. » Après le jugement, les deux grandes reportrices ont été victimes de cyberharcèlement. « Je parlais d’aider des enfants et je recevais des messages sur les réseaux sociaux “suceuse”, “mal baisée” et des appels au meurtre sur Instagram », se souvient Édith Bouvier.
Retourner le patriarcat contre lui-même
C’est parce qu’elle voulait documenter la guerre que Maurine Mercier a choisi, en 2016, de quitter le service public suisse, où elle était cantonnée à la présentation d’émissions. « Je ne suis pas attirée par la violence, mais je n’aime pas l’idée que, sous prétexte qu’on a peur, il ne faudrait pas couvrir des situations essentielles », explique-t-elle. Pendant sept ans, elle documente la vie en Tunisie et en Libye. Cela fait plus de trois ans désormais que la quadragénaire vit la guerre auprès des Ukrainien·nes – elle a reçu à deux reprises le prix Bayeux Calvados-Normandie catégorie radio pour son travail à Boutcha7« La double peine d’une mère victime de viols à Boutcha », France Info-RTS, reportage diffusé le 13 avril 2022. Le massacre de Boutcha est une série de crimes de guerre commis par l’armée russe en Ukraine entre le 27 février et le 31 mars 2022, au nord de Kyiv.. Maurine Mercier assure qu’être une femme est le meilleur des outils pour travailler… et ce, parfois, grâce au patriarcat. « Je me voile, je porte des lunettes de soleil et je ne mets personne en danger, ni mon traducteur, ni mon fixeur. Un reporter blond, il y a écrit “à kidnapper” sur son pantalon à poches. Que ce soit en Libye ou en Ukraine, je passe bien plus facilement les checkpoints. Il y a une part de : “C’est une femme, elle n’est pas bien dangereuse.” C’est le machisme qui veut ça, et j’en profite ! »

Ne parlez pas de surexposition aux risques des grandes reportrices à la photojournaliste états-unienne Natalie Keyssar sous peine de déclencher sa colère. « Quand les bombes pleuvent sur toi, elles ne regardent pas ton genre ! Je travaille au quotidien avec la peur. Mais pour ce qui est des violences de genre, j’ai davantage peur dans les maisons des ultrariches aux États-Unis qu’auprès des caïds au Venezuela, où il existe une certaine culture du respect des femmes », nous explique celle qui reste hantée par le meurtre de sa consœur Kim Wall8La journaliste suédoise Kim Wall a été sauvagement assassinée en août 2017 dans un sous-marin par son inventeur, Peter Madsen, qu’elle interviewait pour en faire le portrait. dans la baie de Køge, au Danemark. Ce narratif des violences sexistes sur les lignes de front serait selon elle le résultat d’une pensée masculiniste, réduisant les femmes au statut de victimes, annihilant leur force morale et physique. La photographe en est convaincue : les femmes sont « bien meilleures », « très résistantes à la peur et à la douleur », « plus multitâches aussi ». Le patriarcat les rend moins visibles et moins menaçantes, davantage dignes de confiance et susceptibles d’être aidées. « Faire le gros bras aux checkpoints ne sert à rien. Ce qui me rend forte, moi, c’est que les gens me font confiance, et vite. » C’est la principale raison pour laquelle la photographe travaille de plus en plus souvent avec des femmes sur le terrain : « L’expérience me l’a montré : la testostérone ne t’aidera jamais à garder la tête froide. » L’argument selon lequel il faudrait des femmes journalistes pour raconter les femmes dans la guerre représente, à ses yeux, un risque d’assignation : « Plus on se rapproche de la ligne de front, moins on trouve de femmes. Je suis bonne pour photographier le chaos, je ne me laisserais pas enfermer dans des gynécées. »
Comme les Françaises Ghislaine Dupont et Camille Lepage, la Nord-Irlandaise Lyra McKee, la Palestino-États-Unienne Shireen Abu Akleh et l’Ukrainienne Victoria Rochtchyna, toutes tuées dans l’exercice de leur métier ces dernières années, les grandes reportrices continueront de risquer leur vie pour informer. « Quand j’ai commencé, nous ne formions pas 10 % des troupes, se souvient Colette Braeckman. Si aujourd’hui nous sommes beaucoup plus nombreuses, une partie de moi se pose la question : est-ce la victoire des jeunes femmes qui ont le feu du métier ou est-ce que les hommes ne préfèrent pas désormais rester aux manettes des journaux plutôt que de persister dans un métier si dangereux et si mal payé ? »






