Miguel Shema : « Beaucoup de personnes sont discriminées dans le soin médical »

Étudiant en médecine, bisexuel et noir, Miguel Shema a fait des dis­cri­mi­na­tions dans les pratiques de soins un sujet d’étude. Dans « La santé est politique. La médecine soigne-t-elle vraiment tout le monde ? » (Belfond, 2025), il dénonce notamment la prise en charge dégradée des femmes racisées dans les hôpitaux.

par

Publié le 28/10/2025

Miguel Shema. Crédit : dessin de Lucile Gauthier

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire.

Quelles sont les caté­go­ries de personnes les plus dis­cri­mi­nées dans le système de santé ?


L’histoire de la médecine est traversée par bon nombre de mal­trai­tances et de pratiques injustifiées, 

dont nous, soignant·es, sommes en partie res­pon­sables. Le problème est que la plupart des gens ont une défi­ni­tion fausse de ce qu’est la mal­trai­tance et pensent qu’elle résulte d’une volonté de mal­trai­ter de la part de personnes qui auraient mauvais fond ou de mauvaises inten­tions. Penser ainsi, c’est minimiser l’importance des systèmes de domi­na­tion [entre personnes racisées et personnes blanches, entre hommes et femmes, etc.]. Il existe une étude1 « Do emergency medicine health care workers rate triage level of chest pain dif­fe­rent­ly based upon appea­rance in simulated patients? », European Journal of Emergency Medecine, décembre 2023. réalisée en 2024 auprès de médecins, d’internes et d’infirmier·es de services d’urgence en France, en Belgique, en Suisse et à Monaco. On leur a présenté une même situation clinique, avec pour seule dif­fé­rence le genre ou la couleur de peau de la personne à diag­nos­ti­quer. En l’absence de dif­fé­rence médicale bio­lo­gique per­met­tant de justifier un trai­te­ment dif­fé­ren­cié, les femmes, d’une part, et les personnes noires, de l’autre, étaient consi­dé­rées comme des cas moins graves. Mais il est difficile de faire une liste exhaus­tive de toutes les personnes dis­cri­mi­nées dans le soin médical, car il y a autant de dominé·es que de systèmes de domination.

Vous parlez dans votre livre du syndrome médi­ter­ra­néen. De quoi s’agit-il ?


Dans l’inconscient du monde médical, certaines com­mu­nau­tés font l’objet de sté­réo­types par­ti­cu­liers : par exemple, les Roms, les Arabes et les Noir·es seraient bruyant·es, alors que les personnes ori­gi­naires d’Asie seraient discrètes. Cela alimente des croyances : la plus connue est le « syndrome médi­ter­ra­néen », l’idée que les personnes ori­gi­naires du Maghreb auraient tendance à exagérer, voire à simuler leur douleur. J’ai moi-même pu constater l’existence de ce préjugé à plusieurs reprises. Une patiente arabe, admise dans un service d’urgences parisien où j’effectuais un stage, pré­sen­tait une douleur à la mâchoire inha­bi­tuelle, sans avoir chuté ni reçu de coups. L’une des cheffes a demandé à une interne de faire un élec­tro­car­dio­gramme : les résultats pré­sen­taient les signes clairs d’un infarctus, alors l’interne a voulu appeler en urgence le service de car­dio­lo­gie. Mais une autre cheffe a refusé et demandé des examens com­plé­men­taires, en avançant qu’il s’agissait sans doute d’un « syndrome médi­ter­ra­néen ». Or, par la suite, l’infarctus a été confirmé.

Vous racontez également comment les dis­cri­mi­na­tions sont nourries par la pression exercée sur les hôpitaux pour faire des économies.


On nous répète sans cesse en cours de médecine que le plus important dans le soin, c’est l’anamnèse, l’interrogatoire qu’on réalise à l’arrivée du ou de la patient·e. Mais il y a des individus avec lesquels la com­mu­ni­ca­tion est difficile, voire impos­sible : les enfants, les personnes incons­cientes, les patient·es qui ne maî­trisent pas le français. J’évoque dans mon livre deux internes qui tra­vaillaient dans une per­ma­nence d’accès aux soins hos­pi­ta­liers à Paris. La majorité des patient·es étant étranger·es, elles faisaient régu­liè­re­ment appel à des traducteur·ices. Mais au bout de quelques semaines, elles ont été convo­quées par leur res­pon­sable : cela revenait trop cher à leur service et on leur en a limité l’accès. Pourtant, cela revient moins cher de faire appel à un·e inter­prète pour réaliser une bonne anamnèse et poser un bon diag­nos­tic, que de voir revenir une personne qui présente des com­pli­ca­tions. Le mépris vis-à-vis de ces patient·es étranger·es découle de préjugés racistes, sur ce que devrait être l’intégration « à la française ».

Qu’en est-il des dis­cri­mi­na­tions contre les personnes LGBTQIA+ ?


Une étude de Santé publique France publiée en 2024 montrait que pour 17 % des gays et 20 % des les­biennes, le premier lieu de trai­te­ment inéga­li­taire est la consul­ta­tion médicale. Des dis­cri­mi­na­tions sont sus­cep­tibles d’intervenir à chaque étape du parcours de soins, de la prise de rendez-vous à la consul­ta­tion, en passant par le retrait d’un trai­te­ment thé­ra­peu­tique. Dans le contexte médical, l’homophobie relève pour les personnes concer­nées – et j’en fais partie – d’un événement banal. Je raconte dans le livre l’histoire d’un ami qui est allé voir un proc­to­logue pour des douleurs anales. Il lui a notamment expliqué avoir mal lors de l’acte sexuel. En guise de solution, le médecin lui a conseillé de « faire l’amour nor­ma­le­ment ». Mais la médecine n’est pas là pour dire ce qui est normal ou ce qui ne l’est pas, mais bien pour diminuer les souf­frances ! Son seul rôle est d’accompagner les individus.

Vous-même, futur médecin, noir et bisexuel, vivez-vous aussi des dis­cri­mi­na­tions dans l’exercice de votre métier ?


Du côté des patient·es, il est déjà arrivé qu’on me prenne pour un bran­car­dier, parce que je suis noir. Les autres soignant·es font parfois des com­men­taires racistes en ma présence. Par exemple, un jour, dans une salle réservée au personnel, une aide-soignante qui se plaignait d’un patient, a dit « si cette espèce de Noir continue à me regarder comme ça, ça va mal aller ». Mais ce n’est pas plus fréquent qu’ailleurs. En revanche, en tant que patient, ça m’arrive souvent. Un jour, alors que j’allais consulter un ORL dans le XVIe arron­dis­se­ment de Paris, j’ai oublié ma carte Vitale. La secré­taire m’a demandé : « Vous êtes à la CMU 2Désormais remplacée par la Complémentaire santé solidaire, cette assurance santé proposée par l’État fait office de mutuelle com­plé­men­taire pour les personnes à faibles revenus. ? », pensant que parce que j’étais noir, j’étais forcément étranger et précaire. Je lui ai expliqué ma situation et lui ai montré mon attes­ta­tion de droits. Alors elle m’a regardé pleine d’empathie et s’est exclamée : « Oh, alors ils ne vous ont pas donné la carte Vitale quand vous êtes arrivé ? »

Dans le titre de votre livre, vous posez la question : « La médecine soigne-t-elle vraiment tout le monde ? » Avez-vous une réponse ?


Pourquoi les gens qui soignent seraient exempts des préjugés qui tra­versent l’ensemble de la société ? Si on est capable de faire une analyse critique des biais qui imprègnent les médias ou la police, on doit pouvoir le faire avec les soignant·es. Pour que la médecine soit moins inéga­li­taire, il faudrait que nous déve­lop­pions une analyse socio­lo­gique critique de son fonc­tion­ne­ment. Sans travail sérieux sur ses préjugés incons­cients et sur les rapports sociaux de genre et de race qui la tra­versent, elle conti­nue­ra à mal­trai­ter les gens. •

Entretien réalisé par téléphone, le 10 juin 2025.

  • 1
    « Do emergency medicine health care workers rate triage level of chest pain dif­fe­rent­ly based upon appea­rance in simulated patients? », European Journal of Emergency Medecine, décembre 2023.
  • 2
    Désormais remplacée par la Complémentaire santé solidaire, cette assurance santé proposée par l’État fait office de mutuelle com­plé­men­taire pour les personnes à faibles revenus.

Les mots importants

Syndrome méditerranéen

Le « syndrome médi­ter­ra­néen » est un...

Lire plus

Soigner dans un monde qui va mal

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire.