Poser des mots sur ma condition de femme – et surtout de femme non Blanche – m’a pris du temps. J’ai traversé le début de ma vie en me prenant en pleine tête des « beurette » et autres stéréotypes racistes et avilissants. Je n’avais pas encore conscience que je me trouvais au croisement de plusieurs identités et que les immondices que je recevais relevaient de discriminations intersectionnelles.
Dès sa naissance aux États-Unis au début des années 2010, le podcast a permis l’émergence de nouvelles figures féministes et antiracistes, délaissées par la traditionnelle bande FM. Les personnes marginalisées et minorisées – en premier lieu les Africain·es-Américain·es et les femmes – s’emparent rapidement de ce nouveau format plein de promesses. La Britannique Deborah Frances-White lance en 2015 The Guilty Feminist (La Féministe coupable), un podcast conversationnel et humoristique dans lequel la stand-upeuse londonienne interroge des femmes de divers horizons. En 2023, l’émission a passé le cap des 100 millions de téléchargements – un record. « L’accès aux médias mainstream reste compliqué pour les groupes minorisés, explique Lea Redfern, maîtresse de conférences à l’université de Sydney, spécialiste des médias et de la communication. Ce système médiatique excluant est concentré entre les mains de personnes en position de pouvoir. » Le podcast permet de contourner ces « gatekeepers », ces gardiens qui filtrent l’accès à l’information.
Le son permet aussi la libération du corps
En France aussi des militantes féministes se saisissent de ce média. Les réflexions, lancées avant l’apparition de #MeToo, donnent naissance à de nombreuses émissions, qui ont fait la renommée de ce qui n’était alors qu’une petite industrie : en 2017, 26 % des Français·es écoutaient des podcasts, contre 44 % aujourd’hui, selon les chiffres de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias. Trois de ces podcasts rencontrent un succès immédiat : La Poudre, de Lauren Bastide (Nouvelles Écoutes), Un Podcast à soi, de Charlotte Bienaimé (Arte Radio), et Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon (Binge Audio). « Notre audience était assoiffée de savoir. On avait désespérément besoin de connaissances, de pratique, de témoignages, se remémore Victoire Tuaillon. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. » Encore aujourd’hui, ces trois émissions restent les têtes de proue du podcast français. Un succès qui fait dire à Lea Redfern, que « le podcast est intrinsèquement féministe ».
En 2018, la journaliste Rokhaya Diallo et l’autrice Grace Ly ont l’idée de lancer Kiffe ta race, une émission qui explore les questions raciales en France. À l’origine, le duo d’amies misait plutôt sur un format pour la télévision. « Rokhaya était déjà bien en place dans ce milieu, on pensait que ça allait être simple », se souvient Grace Ly. Les deux femmes démarchent plusieurs chaînes, mais sont sommées de changer de titre et encaissent les refus. Elles qui voulaient « visibiliser ces récits » se heurtent à un système médiatique immobile, qui refuse d’écouter ces questionnements et de laisser des personnes non Blanches le faire à l’écran. Le podcast apparaît alors comme une bonne sortie de secours, se souvient Grace Ly, c’était « a posteriori le média parfait ».
Le podcast, qui s’écoute à volonté, à n’importe quel moment de la journée, devient le média de l’intime et de l’attention par excellence. C’est ce sentiment de proximité, de « murmure à l’oreille de son audience », comme le décrit Lea Redfern, qui en fait le vecteur idéal des révolutions féministes. « Le son est extrêmement précieux pour le féminisme, car il est synonyme de liberté », assure Charlotte Bienaimé. Une réflexion commune à l’ensemble des podcasteuses interrogées. Victoire Tuaillon évoque « la force de l’intimité » forgée par le son : « Le podcast éduque nos voix intérieures. Ainsi, elles se sentent moins seules. En écoutant la voix des autres, on redécouvre notre propre voix. »
« Notre audience était assoiffée de savoir. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. »
Victoire Tuaillon, créatrice des Couilles sur la table
Le son permet aussi une libération : celle du corps. « Les féministes auraient pu investir YouTube. Ça n’a pas été le cas », souligne la créatrice des Couilles sur la table. Dans une société où le physique des femmes est constamment commenté à outrance, le podcast permet de s’affranchir de ces injonctions. « Il n’y avait aucun espace où on ne nous ramenait pas constamment à notre apparence. Ce format nous a libérées de cette pression. C’est aussi pour cela que je l’ai choisi », poursuit Victoire Tuaillon. « On se concentre sur nos voix, sur ce que l’on raconte, sur ce que les témoignages dévoilent. Rien d’autre », abonde Charlotte Bienaimé. Sans l’image, l’écoute est plus « charnelle », poursuit la documentariste : « On a cette impression que les mots résonnent en nous, que l’écoute brise notre épiderme, qu’elle est quasi corporelle. »
Dans cet océan de voix, les femmes ne sont pas interrompues. Ces émissions offrent un espace où les podcasteuses sont les maîtresses de leur temps. « En 2017, avec les premiers podcasts féministes, on entendait pour la première fois des voix de meufs pas coupées par des mecs. C’était libérateur. J’en ai encore des frissons », se souvient Victoire Tuaillon.
Ce sont également les thématiques qu’il permet de faire émerger qui font du podcast un allié des luttes féministes. Dans son émission Je vous parle ici de ce qui n’existe pas, la documentariste sonore belgo-vietnamienne Mélanie Cao documente l’asioféminisme 1L’asioféminisme portée par des asiodescendantes entend expliquer les intersections entre racisme et sexisme subies par les femmes et minorités de genre asiatiques, le tout dans une démarche postcoloniale.. « C’est le média idéal pour aborder les questions perçues comme trop spécifiques par les dominants blancs. » La conférencière ne se fait pas d’illusions : jamais, dans une rédaction généraliste, elle n’aurait pu creuser ces sujets. « Je sais déjà ce qu’on va me dire : “Ça n’intéresse personne’’, ‘‘c’est trop niche’’… En tant que minorité, nous ne pouvons pas accéder à l’universel. Le podcast permet de contourner ce problème et de s’ancrer dans la radicalité. »
Si le podcast participe à la démocratisation des luttes féministes, c’est aussi parce qu’il a un rôle d’éducation populaire, comme le souligne Grace Ly : « Avec Rokhaya, on avait ce souhait de créer des ressources, des outils accessibles facilement et gratuitement. On voulait contrer le caractère éphémère des conférences. » Un attrait partagé par Mélanie Cao : « Surtout sur nos thématiques, où les contenus en sont encore à leurs balbutiements, c’est important de pouvoir construire cette bibliothèque numérique. »
Ailleurs qu’en France et aux États-Unis, le podcast a aussi participé à plusieurs avancées dans la lutte contre le patriarcat. C’est le cas en Égypte quand, en 2022, éclate l’affaire Ahmed Bassam Zaki, du nom de l’étudiant de 22 ans accusé par une centaine de jeunes femmes d’agressions sexuelles. Au lendemain de ce #MeToo égyptien, les féministes du pays se sont emparées de ce format pour faire résonner la lutte et éduquer les masses.
Quel modèle économique ?
La propagation rapide des podcasts s’explique par sa production peu coûteuse, lorsqu’elle est dans sa forme la plus simple – un smartphone doté d’une application dictaphone peut amplement faire l’affaire. Et par le développement des plateformes d’écoute (Spotify, Deezer, Apple Podcasts, Amazon Music…), ce qui permet une plus grande accessibilité. « De la même manière qu’on n’a pas besoin d’être journaliste pour lancer un blog, on peut créer un podcast facilement. Avec un téléphone, ça ne sera pas le format le plus complexe, le plus monté, mais c’est une bonne base pour un podcast conversationnel », précise la chercheuse Lea Redfern.
Comme tout format qui se démocratise, le podcast est désormais confronté à de nombreux défis, à commencer par celui de trouver un modèle économique viable et qui garantisse son indépendance éditoriale. Les différents studios français font face à de lourdes crises économiques. Binge Audio, un des leaders du marché, qui produit Les Couilles sur la table, est aujourd’hui en redressement judiciaire. Et Paradiso Media (à l’origine du podcast Free from Desire) a été placé en liquidation en 2024. « Il n’y pas de modèle pérenne, car les gens ne payent pas pour écouter du podcast. Le seul modèle, c’est la pub. Malheureusement, ça ne suffit pas à faire vivre un studio », regrette Victoire Tuaillon, qui a quitté Binge Audio en décembre 2024.
Un nouveau filon commercial a été trouvé avec l’adaptation en livre des podcasts très écoutés. La série documentaire Ou peut-être une nuit, de Charlotte Pudlowski (Louie Media), qui a dépassé le million d’écoutes a été adaptée par Grasset. Les Couilles sur la table, de Binge Audio (500 000 écoutes par mois), a été adapté en livre en octobre 2019 aux éditions du même nom, et vendu à plus de 50 000 exemplaires.
Mais ces succès d’audience ou de librairie ne concernent qu’une minorité, et le secteur reste ultra concurrentiel et précaire. Les premières à subir de plein fouet ce système sont les femmes et les personnes non Blanches. Rares sont les podcasteuses qui vivent de leur travail. « Pendant longtemps, j’ai dû avoir un travail d’appoint. Aujourd’hui, ce sont mes conférences qui me permettent de vivre, confie Mélanie Cao, qui refuse le système du sponsoring par crainte de perdre en radicalité en dépendant des publicités. Cela fait des mois que je n’ai pas sorti d’épisode, car je priorise les projets où je suis rémunérée. La réelle question est : qui peut se permettre de faire du travail gratuit ? »
Comme dans le reste de l’espace médiatique, le monde du podcast manque cruellement de personnes racisées. « À l’origine des grands studios de podcasts français se trouvent des journalistes blanc·hes qui viennent des grandes rédactions. Et qui ont fait perdurer cet entre-soi journalistique. C’est finalement un continuum, regrette Grace Ly. Le podcast permet une révolution des thématiques, mais les acteurs et les actrices qui les incarnent sortent tous du même sérail. » De son côté, Charlotte Bienaimé appelle le service public à se saisir de ces questions : « C’est à nous, journalistes, de trouver un moyen de transmettre le micro pour qu’il y ait une multiplicité de voix, de récits, de points de vue situés. C’est comme cela que l’on avancera. » •




