Podcast : celles qui murmurent à l’oreille des féministes

Média de l’écoute par excel­lence, le podcast a explosé dans le monde en même temps que la révo­lu­tion MeToo. En France, certaines émissions fémi­nistes cumulent les millions d’écoutes et ont emmené toute une géné­ra­tion à conscien­ti­ser les dis­cri­mi­na­tions patriar­cales. Mais malgré son succès, ce format peine encore à trouver sa ren­ta­bi­li­té et à partager le micro avec les personnes racisées.

par

Publié le 29/07/2025

Podcast : celles qui murmurent à l’oreille des féministes
Illustration de Nastassia B. pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

Poser des mots sur ma condition de femme – et surtout de femme non Blanche – m’a pris du temps. J’ai traversé le début de ma vie en me prenant en pleine tête des « beurette » et autres sté­réo­types racistes et avi­lis­sants. Je n’avais pas encore conscience que je me trouvais au croi­se­ment de plusieurs identités et que les immon­dices que je recevais rele­vaient de dis­cri­mi­na­tions intersectionnelles. 

Je l’ai saisi pour la première fois en écoutant Kiffe ta race, le podcast de Rokhaya Diallo et Grace Ly en 2018. J’avais 20 ans. Je me souviens avoir respiré, enfin.

Dès sa naissance aux États-Unis au début des années 2010, le podcast a permis l’émergence de nouvelles figures fémi­nistes et anti­ra­cistes, délais­sées par la tra­di­tion­nelle bande FM. Les personnes mar­gi­na­li­sées et mino­ri­sées – en premier lieu les Africain·es-Américain·es et les femmes – s’emparent rapi­de­ment de ce nouveau format plein de promesses. La Britannique Deborah Frances-White lance en 2015 The Guilty Feminist (La Féministe coupable), un podcast conver­sa­tion­nel et humo­ris­tique dans lequel la stand-upeuse lon­do­nienne interroge des femmes de divers horizons. En 2023, l’émission a passé le cap des 100 millions de télé­char­ge­ments – un record. « L’accès aux médias mains­tream reste compliqué pour les groupes minorisés, explique Lea Redfern, maîtresse de confé­rences à l’université de Sydney, spé­cia­liste des médias et de la com­mu­ni­ca­tion. Ce système média­tique excluant est concentré entre les mains de personnes en position de pouvoir. » Le podcast permet de contour­ner ces « gate­kee­pers », ces gardiens qui filtrent l’accès à l’information.

Le son permet aussi la libération du corps

En France aussi des mili­tantes fémi­nistes se sai­sissent de ce média. Les réflexions, lancées avant l’apparition de #MeToo, donnent naissance à de nom­breuses émissions, qui ont fait la renommée de ce qui n’était alors qu’une petite industrie : en 2017, 26 % des Français·es écou­taient des podcasts, contre 44 % aujourd’hui, selon les chiffres de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias. Trois de ces podcasts ren­contrent un succès immédiat : La Poudre, de Lauren Bastide (Nouvelles Écoutes), Un Podcast à soi, de Charlotte Bienaimé (Arte Radio), et Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon (Binge Audio). « Notre audience était assoiffée de savoir. On avait déses­pé­ré­ment besoin de connais­sances, de pratique, de témoi­gnages, se remémore Victoire Tuaillon. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. » Encore aujourd’hui, ces trois émissions restent les têtes de proue du podcast français. Un succès qui fait dire à Lea Redfern, que « le podcast est intrin­sè­que­ment féministe ».

En 2018, la jour­na­liste Rokhaya Diallo et l’autrice Grace Ly ont l’idée de lancer Kiffe ta race, une émission qui explore les questions raciales en France. À l’origine, le duo d’amies misait plutôt sur un format pour la télé­vi­sion. « Rokhaya était déjà bien en place dans ce milieu, on pensait que ça allait être simple », se souvient Grace Ly. Les deux femmes démarchent plusieurs chaînes, mais sont sommées de changer de titre et encaissent les refus. Elles qui voulaient « visi­bi­li­ser ces récits » se heurtent à un système média­tique immobile, qui refuse d’écouter ces ques­tion­ne­ments et de laisser des personnes non Blanches le faire à l’écran. Le podcast apparaît alors comme une bonne sortie de secours, se souvient Grace Ly, c’était « a pos­te­rio­ri le média parfait ».

Le podcast, qui s’écoute à volonté, à n’importe quel moment de la journée, devient le média de l’intime et de l’attention par excel­lence. C’est ce sentiment de proximité, de « murmure à l’oreille de son audience », comme le décrit Lea Redfern, qui en fait le vecteur idéal des révo­lu­tions fémi­nistes. « Le son est extrê­me­ment précieux pour le féminisme, car il est synonyme de liberté », assure Charlotte Bienaimé. Une réflexion commune à l’ensemble des pod­cas­teuses inter­ro­gées. Victoire Tuaillon évoque « la force de l’intimité » forgée par le son : « Le podcast éduque nos voix inté­rieures. Ainsi, elles se sentent moins seules. En écoutant la voix des autres, on redé­couvre notre propre voix. »

« Notre audience était assoiffée de savoir. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. »
Victoire Tuaillon, créatrice des Couilles sur la table

Le son permet aussi une libé­ra­tion : celle du corps. « Les fémi­nistes auraient pu investir YouTube. Ça n’a pas été le cas », souligne la créatrice des Couilles sur la table. Dans une société où le physique des femmes est constam­ment commenté à outrance, le podcast permet de s’affranchir de ces injonc­tions. « Il n’y avait aucun espace où on ne nous ramenait pas constam­ment à notre apparence. Ce format nous a libérées de cette pression. C’est aussi pour cela que je l’ai choisi », poursuit Victoire Tuaillon. « On se concentre sur nos voix, sur ce que l’on raconte, sur ce que les témoi­gnages dévoilent. Rien d’autre », abonde Charlotte Bienaimé. Sans l’image, l’écoute est plus « charnelle », poursuit la docu­men­ta­riste : « On a cette impres­sion que les mots résonnent en nous, que l’écoute brise notre épiderme, qu’elle est quasi cor­po­relle. »
Dans cet océan de voix, les femmes ne sont pas inter­rom­pues. Ces émissions offrent un espace où les pod­cas­teuses sont les maî­tresses de leur temps. « En 2017, avec les premiers podcasts fémi­nistes, on entendait pour la première fois des voix de meufs pas coupées par des mecs. C’était libé­ra­teur. J’en ai encore des frissons », se souvient Victoire Tuaillon.

Ce sont également les thé­ma­tiques qu’il permet de faire émerger qui font du podcast un allié des luttes fémi­nistes. Dans son émission Je vous parle ici de ce qui n’existe pas, la docu­men­ta­riste sonore belgo-vietnamienne Mélanie Cao documente l’asioféminisme 1L’asioféminisme portée par des asio­des­cen­dantes entend expliquer les inter­sec­tions entre racisme et sexisme subies par les femmes et minorités de genre asia­tiques, le tout dans une démarche post­co­lo­niale.. « C’est le média idéal pour aborder les questions perçues comme trop spé­ci­fiques par les dominants blancs. » La confé­ren­cière ne se fait pas d’illusions : jamais, dans une rédaction géné­ra­liste, elle n’aurait pu creuser ces sujets. « Je sais déjà ce qu’on va me dire : “Ça n’intéresse personne’’, ‘‘c’est trop niche’’… En tant que minorité, nous ne pouvons pas accéder à l’universel. Le podcast permet de contour­ner ce problème et de s’ancrer dans la radi­ca­li­té. »

Si le podcast participe à la démo­cra­ti­sa­tion des luttes fémi­nistes, c’est aussi parce qu’il a un rôle d’éducation populaire, comme le souligne Grace Ly : « Avec Rokhaya, on avait ce souhait de créer des res­sources, des outils acces­sibles faci­le­ment et gra­tui­te­ment. On voulait contrer le caractère éphémère des confé­rences. » Un attrait partagé par Mélanie Cao : « Surtout sur nos thé­ma­tiques, où les contenus en sont encore à leurs bal­bu­tie­ments, c’est important de pouvoir construire cette biblio­thèque numérique. »

Ailleurs qu’en France et aux États-Unis, le podcast a aussi participé à plusieurs avancées dans la lutte contre le patriar­cat. C’est le cas en Égypte quand, en 2022, éclate l’affaire Ahmed Bassam Zaki, du nom de l’étudiant de 22 ans accusé par une centaine de jeunes femmes d’agressions sexuelles. Au lendemain de ce #MeToo égyptien, les fémi­nistes du pays se sont emparées de ce format pour faire résonner la lutte et éduquer les masses.

Quel modèle économique ?

La pro­pa­ga­tion rapide des podcasts s’explique par sa pro­duc­tion peu coûteuse, lorsqu’elle est dans sa forme la plus simple – un smart­phone doté d’une appli­ca­tion dic­ta­phone peut amplement faire l’affaire. Et par le déve­lop­pe­ment des pla­te­formes d’écoute (Spotify, Deezer, Apple Podcasts, Amazon Music…), ce qui permet une plus grande acces­si­bi­li­té. « De la même manière qu’on n’a pas besoin d’être jour­na­liste pour lancer un blog, on peut créer un podcast faci­le­ment. Avec un téléphone, ça ne sera pas le format le plus complexe, le plus monté, mais c’est une bonne base pour un podcast conver­sa­tion­nel », précise la cher­cheuse Lea Redfern.

Comme tout format qui se démo­cra­tise, le podcast est désormais confronté à de nombreux défis, à commencer par celui de trouver un modèle éco­no­mique viable et qui garan­tisse son indé­pen­dance édi­to­riale. Les dif­fé­rents studios français font face à de lourdes crises éco­no­miques. Binge Audio, un des leaders du marché, qui produit Les Couilles sur la table, est aujourd’hui en redres­se­ment judi­ciaire. Et Paradiso Media (à l’origine du podcast Free from Desire) a été placé en liqui­da­tion en 2024. « Il n’y pas de modèle pérenne, car les gens ne payent pas pour écouter du podcast. Le seul modèle, c’est la pub. Malheureusement, ça ne suffit pas à faire vivre un studio », regrette Victoire Tuaillon, qui a quitté Binge Audio en décembre 2024.

Un nouveau filon com­mer­cial a été trouvé avec l’adaptation en livre des podcasts très écoutés. La série docu­men­taire Ou peut-être une nuit, de Charlotte Pudlowski (Louie Media), qui a dépassé le million d’écoutes a été adaptée par Grasset. Les Couilles sur la table, de Binge Audio (500 000 écoutes par mois), a été adapté en livre en octobre 2019 aux éditions du même nom, et vendu à plus de 50 000 exemplaires.

Mais ces succès d’audience ou de librairie ne concernent qu’une minorité, et le secteur reste ultra concur­ren­tiel et précaire. Les premières à subir de plein fouet ce système sont les femmes et les personnes non Blanches. Rares sont les pod­cas­teuses qui vivent de leur travail. « Pendant longtemps, j’ai dû avoir un travail d’appoint. Aujourd’hui, ce sont mes confé­rences qui me per­mettent de vivre, confie Mélanie Cao, qui refuse le système du spon­so­ring par crainte de perdre en radi­ca­li­té en dépendant des publi­ci­tés. Cela fait des mois que je n’ai pas sorti d’épisode, car je priorise les projets où je suis rémunérée. La réelle question est : qui peut se permettre de faire du travail gratuit ? »

Comme dans le reste de l’espace média­tique, le monde du podcast manque cruel­le­ment de personnes racisées. « À l’origine des grands studios de podcasts français se trouvent des jour­na­listes blanc·hes qui viennent des grandes rédac­tions. Et qui ont fait perdurer cet entre-soi jour­na­lis­tique. C’est fina­le­ment un continuum, regrette Grace Ly. Le podcast permet une révo­lu­tion des thé­ma­tiques, mais les acteurs et les actrices qui les incarnent sortent tous du même sérail. » De son côté, Charlotte Bienaimé appelle le service public à se saisir de ces questions : « C’est à nous, jour­na­listes, de trouver un moyen de trans­mettre le micro pour qu’il y ait une mul­ti­pli­ci­té de voix, de récits, de points de vue situés. C’est comme cela que l’on avancera. » •

  • 1
    L’asioféminisme portée par des asio­des­cen­dantes entend expliquer les inter­sec­tions entre racisme et sexisme subies par les femmes et minorités de genre asia­tiques, le tout dans une démarche postcoloniale.

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.