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Personnes intersexes : des mutilations tenues au secret

Depuis les années 1950, en France, des mil­liers de per­son­nes désignées comme inter­sex­es à leur nais­sance ont été opérées en vue de leur impos­er des normes géni­tales « filles » ou « garçons ». Dev­enues adultes, ces per­son­nes qui veu­lent aujour­d’hui récupér­er leurs dossiers médi­caux se heur­tent à un corps médi­cal récal­ci­trant. Une enquête inédite sur une pra­tique encore très opaque.
Publié le 25/04/2024

Modifié le 16/01/2025

ILLUSTRATIONS Julia Wauters
ILLUSTRATIONS Julia Wauters

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 Dessin­er, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Gabrielle* a 34 ans. Longtemps main­tenue dans le secret de son par­cours médi­cal, cette uni­ver­si­taire a mis de nom­breuses années à inté­gr­er le fait qu’elle était née avec une vari­a­tion inter­sexe. Sur la grande table en bois épaisse de son salon parisien, plusieurs pochettes col­orées con­tenant ses infor­ma­tions médi­cales sont dis­posées. Gabrielle, aujourd’hui mem­bre du Col­lec­tif inter­sexe activiste (CIA), a accep­té de les partager avec nous. Retraçant son par­cours, elle explique avoir été opérée en 1991, lorsqu’elle avait 2 ans, à l’hôpital Neck­er, à Paris. Puis elle a été, jusqu’à l’âge adulte, suiv­ie dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, où elle habitait. À par­tir de 16 ans, elle demande à plusieurs repris­es à ses soignantes de lui expli­quer son par­cours. Celles-ci ne lui four­nissent pas son dossier médi­cal. « À chaque fois, c’étaient les médecins qui me le lisaient. C’était un objet dont je ne dis­po­sais pas. Il était en face de moi, mais c’est elles qui me fai­saient le réc­it de ma vie, avec leur pro­pre sub­jec­tiv­ité. » Les ter­mes employés sont flous et lais­sent Gabrielle dubi­ta­tive : « Elles me par­laient d’“allongement” du vagin, et de retrait de mes “gonades”. »

Elle a 22 ans quand elle fouille une énième fois dans les affaires de ses par­ents, « pour com­pren­dre pourquoi tout sem­ble si com­pliqué ». Elle se sou­vient que la vio­lence de ce qu’elle lit à ce moment-là entraîne chez elle un phénomène de dis­so­ci­a­tion : son esprit n’est plus con­nec­té à son corps.

En France comme ailleurs, dif­fi­cile d’estimer le nom­bre de per­son­nes con­cernées par l’intersexuation (lire l’encadré page 47). Selon la déf­i­ni­tion établie par les Nations unies, elle con­cerne « les per­son­nes […] dont les car­ac­téris­tiques […] ne cor­re­spon­dent pas aux déf­i­ni­tions clas­siques de la mas­culin­ité et de la féminité » et représente 1,7 % de la pop­u­la­tion, toutes vari­a­tions con­fon­dues. Les hor­mones, les chro­mo­somes, les organes sex­uels internes et externes – présence ou absence, taille, forme –, et les car­ac­téris­tiques sex­uelles sec­ondaires – pilosité, poitrine – des per­son­nes inter­sex­es sor­tent donc de la clas­si­fi­ca­tion médi­cale binaire des sex­es. Con­traire­ment à ce que l’ancien terme médi­cal d’hermaphrodisme lais­sait fausse­ment enten­dre, les per­son­nes inter­sex­es ne sont pas des êtres mi-mâles, mi-femelles. « Elles peu­vent s’identifier comme femmes, hommes, ou non-binaires et peu­vent être cis­gen­res ou trans­gen­res », rap­pelle le CIA.

 


« Les médecins s’octroient – ou la société leur octroie – le pou­voir et l’autorité de remet­tre dans la nor­mal­ité binaire celleux qui n’y sont pas. »

Michal Raz, soci­o­logue


 

À par­tir des années 1950 (1), le par­a­digme d’Hopkins – du nom de l’hôpital qui l’a mis en place aux États-Unis à l’époque –, prévoit une prise en charge des enfants inter­sex­es le plus tôt pos­si­ble, « sans qu’il soit jamais prévu de leur dire qu’iels sont né·es inter­sex­es, pré­ten­du­ment pour éviter de les per­turber sur le plan psy­chologique et iden­ti­taire », retrace la soci­o­logue Michal Raz, autrice du livre Inter­sex­es. Du pou­voir médi­cal à l’autodétermination (Le Cav­a­lier Bleu, 2023). La majorité des enfants inter­sex­es dans le monde ont ain­si subi des inter­ven­tions médi­cales non con­sen­ties : réduc­tion ou con­struc­tion d’un cli­toris (cli­toridéc­tomie, cli­toro­plas­tie), con­struc­tion ou recon­struc­tion d’une vul­ve (vul­vo­plas­tie), con­struc­tion d’un pénis (phal­lo­plas­tie), cas­tra­tion, traite­ments hor­monaux pour agrandir ou réduire les organes géni­taux. Et lorsque ces opéra­tions se font à l’adolescence ou à l’âge adulte, la ques­tion du con­sen­te­ment se pose encore : qu’accepte-t-on en toute con­nais­sance de cause lorsqu’on a été saturé·e d’une parole médi­cale pathol­o­gisante au nom des normes binaires ? « Les médecins pensent qu’elles et ils sont – avec l’appui de la sci­ence – les plus légitimes pour dire la vérité sur les sex­es et en déter­min­er les dif­férences, analyse Michal Raz. À leurs yeux, l’existence des per­son­nes inter­sex­es ne remet pas en cause cette pré­sup­posée bina­rité des sex­es, ce sont des anom­alies qu’il faut cor­riger. Et les médecins s’octroient – ou la société leur octroie – le pou­voir et l’autorité de remet­tre dans cette nor­mal­ité binaire celleux qui n’y sont pas. »

 

La loi Kouchner mal appliquée

Loin d’être anodines, ces pris­es en charge médi­cales lais­sent des séquelles physiques et psy­chologiques lour­des (lire l’encadré page 47). Au point que, depuis 2015, de nom­breuses insti­tu­tions ou organ­i­sa­tions français­es, européennes et mon­di­ales dénon­cent ces pra­tiques – qual­i­fiées de « traite­ments inhu­mains et dégradants » et de « muti­la­tions géni­tales ». Elles appel­lent à leur encadrement plus strict, en insis­tant sur le report des inter­ven­tions pour que la per­son­ne puisse être en âge d’y con­sen­tir pleine­ment. En 2019, une réso­lu­tion du Par­lement européen, adop­tée par la France, « con­damne fer­me­ment les traite­ments et la chirurgie de nor­mal­i­sa­tion sex­uelle, salue les lois qui inter­dis­ent de telles inter­ven­tions chirur­gi­cales, comme à Malte et au Por­tu­gal », et « enjoint aux États mem­bres de garan­tir la dépathol­o­gi­sa­tion des per­son­nes inter­sex­uées ». Depuis, l’Allemagne, l’Islande et la Grèce ont légiféré en ce sens – même si la sec­tion européenne de l’Organisation inter­na­tionale des per­son­nes inter­sex­es (OII Europe) dénonce de nom­breuses lim­ites dans le con­tenu de ces lois (2). En France, aucune cam­pagne mas­sive de sen­si­bil­i­sa­tion n’a été lancée. Entrée en vigueur le 2 août 2021, la loi bioéthique, dont l’objet est d’encadrer les pra­tiques de l’institution médi­cale sur divers enjeux liés au corps humain (pro­créa­tion médi­cale­ment assistée, don d’organes…), ne dépathol­o­gise pas l’approche de l’intersexuation ni n’interdit formelle­ment toute inter­ven­tion pré­coce (lire encadré en fin d’ar­ti­cle).

Pour beau­coup de per­son­nes inter­sex­es, comme Gabrielle, la prise de con­science de leur inter­sex­u­a­tion survient après des années d’un silence assour­dis­sant de la part des médecins ou de la famille, et est sou­vent liée à une ren­con­tre avec le milieu mil­i­tant inter­sexe. Il existe pour­tant des traces écrites de ces inter­ven­tions non con­sen­ties qui dor­ment dans les archives des hôpi­taux : les dossiers médi­caux. En France, le CIA dénonce depuis plusieurs années com­bi­en ils sont dif­fi­ciles d’accès. Rares sont les travaux de recherche sci­en­tifique et en sci­ences humaines à avoir doc­u­men­té cet état de fait.
Loé Petit, 39 ans, chercheur·euse en soci­olo­gie, a cofondé le CIA en 2015. Selon son esti­ma­tion, une cen­taine de per­son­nes par an deman­dent l’aide du col­lec­tif pour obtenir leur dossier médi­cal. « Ce chiffre aug­mente chaque année », explique-t-iel. Con­scient des entrav­es, le Con­seil de l’Europe a pris posi­tion, en 2015, en soulig­nant l’importance de l’accès au dossier médi­cal des per­son­nes inter­sex­es. En novem­bre 2023, en France, la Com­mis­sion con­sul­ta­tive des droits de l’homme a rap­pelé, de son côté, les oblig­a­tions de la loi Kouch­n­er. Voté en 2002, ce texte prévoit l’accès de toute per­son­ne à son dossier médi­cal auprès d’un·e praticien·ne exerçant en libéral ou dans un étab­lisse­ment de san­té : résul­tats d’examens, comptes ren­dus de con­sul­ta­tion, d’intervention, d’exploration ou d’hospitalisation, cor­re­spon­dances entre professionnel·les de san­té… dans un délai de huit jours – deux mois lorsque les infor­ma­tions ont plus de cinq ans. Depuis 2006, le délai de con­ser­va­tion des dossiers est de vingt ans pour les hôpi­taux et les clin­iques, à compter de la dernière venue de la per­son­ne – vingt-huit ans pour les dossiers de pédi­a­trie.

Cepen­dant, la loi Kouch­n­er reste mal appliquée. En 2022, le Con­seil nation­al de l’ordre des médecins (Cnom) dévoilait dans une étude que, sur 930 patient·es interrogé·es, 15 % s’étaient vu refuser par un médecin l’accès à leur dossier médi­cal. Un·e médecin n’a pour­tant « aucun motif raisonnable de refuser cet accès », rap­pelle Jean-Mar­cel Mour­gues, vice-prési­dent du bureau nation­al du Cnom : celles et ceux qui le font se met­tent « en faute sur le plan dis­ci­plinaire, voire pénal ».

L’étude ne pré­cise pas si les per­son­nes inter­sex­es sont par­ti­c­ulière­ment con­cernées par ce refus d’accès aux dossiers médi­caux. Mais toutes celles que nous avons inter­rogées dans notre enquête témoignent de dif­fi­cultés ren­con­trées pour obtenir les doc­u­ments, et par­fois même d’un échec. Pour­tant, pour que les per­son­nes inter­sex­es puis­sent com­pren­dre leur corps et la médi­cal­i­sa­tion dont ceux-ci ont été l’objet, l’accès à ces infor­ma­tions est essen­tiel.

 

Comprendre son corps

Mö, aujourd’hui âgé·e de 44 ans, explique par télé­phone son his­toire. La voix est érail­lée, la colère n’est jamais loin. Iel se sou­vient avoir cher­ché ces infor­ma­tions tour à tour auprès de son médecin général­iste, de son endocrino­logue et de son ancien pédopsy­chi­a­tre entre ses 18 et ses 20 ans, en sen­tant qu’il y avait « anguille sous roche ». À l’époque, son car­net de san­té est vierge alors qu’iel a « des cica­tri­ces, des sou­venirs d’interventions et de dilata­tions vagi­nales [avec des “bou­gies”, out­ils longilignes cen­sés main­tenir le vagin ouvert], de l’ostéoporose, un sys­tème immu­ni­taire hyper faible, pas de règles, des traite­ments très lourds pour éviter la pilosité ». « J’enchaînais les ren­dez-vous médi­caux tous les six mois », se sou­vient Mö, aujourd’hui installé·e dans une petite ville de l’Ouest de la France. Mais ses médecins lui assurent qu’iel est « une fille nor­male », sans jamais lui con­fi­er son dossier. Iel se sou­vient avoir un jour « pété un plomb » devant les soignant·es d’un hôpi­tal, en leur dis­ant qu’elles et ils se « foutaient de sa gueule ». Mö fini­ra par obtenir son dossier à 21 ans : l’hôpital, pen­sant l’adresser au médecin-con­seil de la Mai­son départe­men­tale des per­son­nes hand­i­capées auprès de laque­lle Mö a fait une demande de presta­tion, lui envoie par erreur directe­ment à son domi­cile.

De son côté, Alex*, 33 ans, infir­mi­er dans le Sud de la France, a cher­ché à récupér­er son dossier à l’âge de 26 ans. Il éprou­vait alors des douleurs impor­tantes et sus­pec­tait un lien avec une opéra­tion subie neuf ans plus tôt. Comme la loi le per­met, il passe par son médecin général­iste, qui le demande à l’établissement où l’opération a eu lieu. Aucune réponse de la struc­ture. Ici aus­si la chance y est pour beau­coup : Alex finit par récupér­er son dossier via un endocrino­logue hos­pi­tal­ier qui était un ancien élève de son chirurgien. Grâce à cette rela­tion, le chirurgien trans­fère le dossier à l’endocrinologue de ville, qui le fait pass­er au médecin trai­tant, qui le trans­met à Alex.

En mai 2014, qua­tre ans après avoir lu son compte ren­du d’intervention, Gabrielle con­tacte son endocrino­logue : « J’ai sou­vent l’impression d’éprouver un manque d’explications alors je me dis que j’aimerais récupér­er d’une façon ou d’une autre mon dossier médi­cal et me pos­er au calme avec. Mais je ne sais pas dans quelle mesure c’est pos­si­ble. » En juil­let, après plusieurs relances, la prati­ci­enne lui répond dans un mail : « Je ne sais pas ce que vous recherchez, mais vous ne le trou­verez pas sur des obser­va­tions qui sont pau­vres et ne dis­ent rien. Je vous en ai lu les moin­dres aspects. La réponse à vos ques­tions est en vous, cha­cun ayant son pro­pre secret et son pro­pre mys­tère de vie. » Gabrielle nous répète la dernière phrase à voix haute, au ralen­ti, comme pour mon­tr­er l’absurdité d’une telle réponse. Mais à l’époque, elle ne « con­naît pas ses droits » et n’ose pas insis­ter : « J’avais peur de me fâch­er avec elle ; elle était ma seule source d’information con­cer­nant mon dossier, et en plus, j’en dépendais encore pour la pre­scrip­tion de mes hor­mones. »
En jan­vi­er 2015, Gabrielle fait une nou­velle demande d’accès à ses infor­ma­tions médi­cales, cette fois-ci auprès de l’hôpital Neck­er. Elle relance l’établissement à trois repris­es, avant que la struc­ture ne lui pro­pose en juil­let 2015 non pas un envoi à domi­cile, mais une remise en mains pro­pres. « Je pense qu’à l’époque ils et elles ont peur que je décom­pense », juge aujourd’hui l’universitaire.

 


« Le dossier est un lieu d’expertise et quand tu le deman­des, tu reprends en main une his­toire qui désor­mais leur échappe. Il y a une forme de résis­tance du pou­voir médi­cal vis-à-vis de nous. »

Gabrielle, 34 ans


 

Con­tac­tée sur ses délais de réponse dans le dossier de Gabrielle, l’Assistance publique- Hôpi­taux de Paris (AP-HP) invoque le secret médi­cal, mais nous assure que le délai moyen d’accès en 2022 est de 33,3 jours pour les dossiers de plus de cinq ans. Quid de l’entretien pro­posé à Gabrielle ? « La final­ité de cette con­sul­ta­tion est de favoris­er l’accès direct et la com­préhen­sion des infor­ma­tions la con­cer­nant. » Mais pour la pre­mière con­cernée, cette propo­si­tion de ren­dez-vous à Paris a con­sti­tué un « nou­veau frein » : « Tout le monde n’a pas la force de se ren­dre sur place, et beau­coup d’entre nous sont en rup­ture avec le milieu médi­cal. » Elle con­fie avoir appréhendé ce moment et réfléchi longue­ment avant d’accepter. Jean-Mar­cel Mour­gues, du Cnom, con­firme qu’un médecin peut pro­pos­er cet accom­pa­g­ne­ment « s’il a des raisons per­ti­nentes », mais insiste : ces sit­u­a­tions sont « tout à fait excep­tion­nelles ». Com­ment expli­quer les dif­fi­cultés pour accéder à ses don­nées médi­cales ? « Récupér­er ton dossier n’est pas une démarche neu­tre aux yeux des médecins, analyse Gabrielle. Le dossier est un lieu d’expertise et quand tu le deman­des, tu reprends en main une his­toire qui désor­mais leur échappe. Il y a une forme de résis­tance du pou­voir médi­cal vis-à-vis de nous. »

D’autant que, à la lec­ture des dossiers, la ques­tion de la médecine basée sur les faits – evi­dence based med­i­cine, une pra­tique qui se fonde sur des preuves sci­en­tifiques, ligne direc­trice de la pra­tique médi­cale actuelle – se pose. Selon les argu­ments de l’époque, c’est pour leur éviter tout risque de can­cer que Mö et Gabrielle ont subi une abla­tion de leurs gonades (tes­tic­ules et ovaires) lorsqu’iels étaient mineur·es, ce qui les a empêché·es de pro­duire des hor­mones naturelle­ment. Or, aucune étude ne prou­vait alors que ce type de cas­tra­tion présen­tait un intérêt supérieur à la sim­ple sur­veil­lance d’un éventuel can­cer. D’ailleurs, depuis quelques années, les médecins préfèrent un suivi réguli­er à une inter­ven­tion chirur­gi­cale.

 

Des « sujets d’expérimentation »

Récupér­er un dossier, c’est aus­si être confronté·e à l’appréhension pathologique des corps inter­sex­ués par l’institution médi­cale. À la lec­ture du sien, Alex, pointant les ter­mes déshu­man­isants qui y fig­urent, dit avoir eu « l’impression d’avoir été un sujet d’expérimentation : ils ont dis­séqué un ani­mal légendaire ». Un con­stat qui fait écho au terme de « pseu­do-her­maph­ro­disme » que Math­ieu Le Mentec, né en 1979, a décou­vert sous la plume des médecins qui l’ont traité. Quant à Mis­cha, mil­i­tant au sein du CIA à Tours (Indre-et-Loire), il souligne les effets de réi­fi­ca­tion dont les per­son­nes inter­sex­es sont vic­times : sans ques­tion­ner les enjeux de san­té men­tale liés à ce type d’opération, « les médecins par­lent par exem­ple de “résul­tat réus­si”, comme on com­menterait une sculp­ture ». Mis­cha se remé­more aus­si les mul­ti­ples aus­cul­ta­tions inva­sives qui par­ticipent de la déshu­man­i­sa­tion – en plus de con­stituer de poten­tiels abus. « Quand tu es nu, à 8 ans, devant une assem­blée de médecins qui vien­nent t’ausculter, te tripot­er, sans te regarder… tu es un objet. J’ai dis­so­cié mon esprit de mon corps pour sur­vivre à cette mal­trai­tancee. »

Au-delà d’une pathol­o­gi­sa­tion qui trans­forme les corps inter­sex­es en mon­stru­osité, les mots des médecins con­tenus dans ces dossiers ren­dent évi­dent leur besoin de con­former ces corps tant dans l’apparence que dans leur fonc­tion­nal­ité. Ain­si, alors que Math­ieu Le Mentec est en par­faite san­té, des médecins le soumet­tent, à ses 5 ans, à un essai thérapeu­tique « pour ten­ter d’améliorer la taille de la verge », comme l’indique un cour­ri­er daté de 1984 que nous avons con­sulté. Quelques mois plus tard, après que des inter­ven­tions sur son pénis ont don­né lieu à des com­pli­ca­tions postopéra­toires, le chirurgien écrit : « Étant don­né les dif­fi­cultés chirur­gi­cales ren­con­trées […], il me paraît plus pru­dent de s’en tenir là, car on a une verge d’aspect esthé­tique sat­is­faisant. » Aujourd’hui infir­mi­er dans l’Ouest de la France, Math­ieu juge que : « Les dossiers médi­caux de cette époque étaient imbuvables et un con­cen­tré d’hétéro­patriarcat pur .» Il ne décolère pas : « On m’a dépos­sédé de ma pos­si­bil­ité de choisir pour moi-même, à cause d’une pré­ten­due fonc­tion­nal­ité sex­uelle hétéronor­mée que les médecins ont pro­jetée sur un enfant ! »

Lorsqu’elle réus­sit enfin à accéder à son dossier, à l’âge de 26 ans, en 2015, Gabrielle tombe sur le compte ren­du de l’intervention qu’elle a subie vingt ans plus tôt et y décou­vre les ter­mes tech­niques des médecins : « Cas­tra­tion par voie périnéale, vul­vo-vagino­plas­tie et min­ime cli­tori­do­plas­tie. » Autrement dit : ses tes­tic­ules internes ont été retirés, la taille de son cli­toris réduite et son canal vagi­nal mod­i­fié. On peut égale­ment lire : « Bons résul­tats, le vagin est bien séparé de l’urètre, il admet aisé­ment la par­tie large du ther­momètre. » Gabrielle traduit : « Cela veut dire qu’elles et ils ont mis un ther­momètre dans mon vagin. Quand même !  »
Aux yeux des médecins, « le risque de vir­il­i­sa­tion et la néces­sité de pou­voir être pénétrée » ont jus­ti­fié les opéra­tions. Elle ajoute : « Jusqu’ici, face à moi, étaient util­isés des ter­mes “neu­tres” comme “gonades”. Mais dans les comptes ren­dus d’époque, elles et ils ne cachent pas leur jar­gon et nom­ment les choses telles qu’elles sont, l’euphémisme s’arrête. J’ai enfin les mots dont j’ai besoin pour com­mencer à me penser. » Gabrielle perçoit égale­ment la peur des médecins d’employer le mot « tes­tic­ules » et de l’effet qu’il pour­rait avoir sur elle. « Mais ce sont leurs pro­pres doutes, pas les miens. »
À la suite des pres­sions du mou­ve­ment de défense des per­son­ne inter­sex­es aux États-Unis – for­mé dans les années 1990 – une con­ven­tion entre médecins, à Chica­go, en 2005, décide de ne plus main­tenir les enfants dans l’ignorance à pro­pos de ces inter­ven­tions. Ce con­sen­sus impose un vocab­u­laire euphémisé aux médecins pour par­ler des pra­tiques ou des organes à leurs patient·es (utilis­er plutôt « gonades » que « tes­tic­ules » par exem­ple).

 

Des données chiffrées dans le flou

En France, les don­nées sur le nom­bre d’interventions médi­cales sur les enfants inter­sex­es devraient faire l’objet d’un rap­port du min­istère du Tra­vail, de la San­té et des Sol­i­dar­ités présen­té au Par­lement au print­emps 2024, con­for­mé­ment à la loi bioéthique du 2 août 2021 (lire encadré en fin d’ar­ti­cle). En atten­dant, il existe très peu de don­nées chiffrées, en voici quelques-unes, éclairantes.

En 2020, l’Agence de l’Union européenne pour les droits fon­da­men­taux (FRA) a pub­lié sa deux­ième étude sur les per­son­nes LGBT+. Par­mi les quelque 140 000 per­son­nes de plus de 15 ans qui y ont répon­du, 877 étaient des per­son­nes inter­sex­es. 36,18 % d’entre elleux déclar­ent avoir subi une inter­ven­tion hor­monale ou chirur­gi­cale – dont 47,8 % avant leurs 18 ans.

Con­cer­nant les con­séquences des par­cours médi­caux imposées dès l’enfance, cette même étude de la FRA indique que 55 % des per­son­nes qui s’identifient comme inter­sex­es en Europe déclar­ent vivre avec une mal­adie chronique (soit 21 points de plus que tous·tes les répondant·es). Une étude améri­caine sur la san­té physique et men­tale des adultes inter­sex­es aux États-Unis dévoilée la même année révèle que, par­mi les 198 per­son­nes inter­rogées, 43 % esti­ment que leur san­té physique est « médiocre » et 53 % que leur san­té men­tale l’est tout autant.

 

Une chirurgie de la norme

Dans un compte ren­du de con­sul­ta­tion de 1994 qui abor­de les résul­tats anatomiques de la pre­mière opéra­tion qui a eu lieu trois ans plus tôt, la chirurgi­en­ne de Gabrielle à l’hôpital Neck­er écrit : « Je con­seille de préfér­er une réin­ter­ven­tion min­ime aux ques­tions que peut se pos­er Gabrielle à pro­pos de son anatomie. » En 2006, alors que le vagin de Gabrielle, 17 ans à l’époque, est jugé trop « étroit », la même chirurgi­en­ne lui recom­mande des séances de dilata­tion vagi­nale à la « bougie », chez elle, en autonomie. « Je pense qu’elle pour­rait avoir des rap­ports sex­uels sans aucune chirurgie com­plé­men­taire », écrit la prati­ci­enne. « La pos­si­bil­ité que je puisse essay­er d’apprendre à vivre avec mon corps tel qu’il était ne s’est jamais présen­tée », regrette Gabrielle.

« La chirurgie infan­tile est sou­vent une chirurgie de la norme », con­firme Claire Bou­vat­ti­er, endocrino­logue-pédi­a­tre à l’hôpital du Krem­lin-Bicêtre (Val-de-Marne). « Il y a une pos­ture sociale­ment partagée selon laque­lle, pour pro­téger d’éventuelles dis­crim­i­na­tions ultérieures des enfants inter­sex­es et éviter que la société ne leur demande de ren­tr­er dans les normes plus tard, il faut, en amont, faire vio­lence à ces corps », ajoute Janik Bastien-Charlebois, chercheur·euse en soci­olo­gie et professeur·e à l’Université du Québec à Mon­tréal, iel-même concerné·e.

Mis­cha, très act­if sur les réseaux soci­aux au sujet de l’intersexuation, attire l’attention sur le fait que « les dossiers médi­caux mon­trent aus­si à quel point les médecins nous perçoivent comme chiant·es et veu­lent nous soumet­tre ». La lec­ture du sien en 2022, alors qu’il doit subir une nou­velle opéra­tion en urgence à cause de com­pli­ca­tions dues à de précé­dentes inter­ven­tions, l’a « ter­rassé ». « J’ai com­pris que j’avais vécu le dou­ble d’opérations que ce que j’avais en mémoire, con­fie-t-il. Mais j’ai surtout pris con­science, en voy­ant les mots écrits, qu’il s’agissait bien de moi, que je n’avais rien inven­té ni exagéré, et que j’avais un vécu inter­sexe très vio­lent. Le plus dur a été de me voir décrit par les médecins comme un objet et un prob­lème, sans aucune human­ité ni sen­si­bil­ité. » Il redé­cou­vre ain­si que, en amont des inter­ven­tions ou des exa­m­ens médi­caux, il man­i­fes­tait son anx­iété – « j’avais des spasmes hyper impres­sion­nants » – et se débat­tait. Les soignant·es recom­mandaient alors de lui admin­istr­er des cal­mants et de le con­tention­ner à l’aide des draps de lit, soulig­nant qu’il ne com­pre­nait pas « l’importance de la dif­féren­ci­a­tion sex­uée ». « Les adultes ont répon­du à ma détresse par davan­tage de vio­lence et de silen­ci­a­tion, souf­fle Mis­cha. C’était en train de me détru­ire psy­chique­ment et per­son­ne ne s’est dit “on va se calmer”. Comme beau­coup de per­son­nes inter­sex­es, je ne me suis pas réc­on­cil­ié avec mon corps et encore moins avec l’enfant que j’étais, que je con­sid­ère coupable des vio­lences subies. » Il n’a pas eu la force de lire son dossier en entier ; il a eu envie de le déchir­er. Mais, après deux heures d’entretien et quelques cig­a­rettes, il assure que lire ces pas­sages a finale­ment sus­cité « de la com­pas­sion et de l’empathie pour cet enfant ». Et un énorme sen­ti­ment d’injustice et de colère. « L’intersexuation est d’abord un vécu social, une expéri­ence d’invalidation et de répres­sion des corps », analyse-t-il.

Illustrations : Julia Wauters

Illus­tra­tions : Julia Wauters

« Des trous dans nos récits »

De nom­breuses per­son­nes inter­sex­es n’ont pas eu accès à la total­ité de leur dossier, à l’instar de Gabrielle, d’Alex et de Mis­cha. « On a cette idée que le dossier médi­cal serait un réc­it cohérent, avec un ordre d’événements pré­cis, relève Loé Petit. Mais ce n’est pas du tout ça. Cer­taines pièces du puz­zle man­quent et les sou­venirs ne sont pas rac­cord. » Beau­coup ont été suivi·es dans plusieurs struc­tures, sans trans­mis­sion des don­nées de san­té d’un lieu à l’autre. La recon­sti­tu­tion de leurs dif­férentes opéra­tions peut vir­er au par­cours du com­bat­tant et les indi­vidus demeurent con­fron­tés à des trous dans leur réc­it auto­bi­ographique. « J’aimerais bien cess­er de me deman­der ce qu’on m’a fait », con­fie Alex.

Cer­taines per­son­nes inter­sex­es souf­frant de nom­breux trau­ma­tismes liés à leur prise en charge sont en rup­ture avec le milieu médi­cal, et donc dans l’incapacité de faire une demande d’accès à leur dossier. D’autres, enfin, n’y auront jamais accès, en rai­son du délai de con­ser­va­tion dépassé. Lilie, 70 ans, est née à domi­cile dans un petit vil­lage de la Beauce. Elle a longtemps eu un doute sur le fait d’être inter­sexe. On peut lire sur son acte de nais­sance que « fille de » a été rayé puis cor­rigé à la marge en « fils de ». Lilie n’a jamais réus­si à obtenir son car­net de san­té auprès de sa mère. « Elle a tou­jours lou­voyé », com­mente Lilie, sans amer­tume. Quant à la sage-femme qui l’a fait naître, elle était à la retraite lorsque Lilie a cher­ché à la con­tac­ter, en 2010. « Si j’avais eu accès [à tous ces élé­ments], cela aurait clos défini­tive­ment le chapitre : je me serais dit que j’avais rai­son, ou que j’étais en plein délire », estime-t-elle.

Par­mi les dif­fi­cultés d’accès aux dossiers, out­re les délais de con­ser­va­tion dépassés, « cer­tains hôpi­taux les ont détru­its sans les autori­sa­tions néces­saires des archives départe­men­tales par mécon­nais­sance des textes régle­men­taires », con­fie une archiviste d’un cen­tre hos­pi­tal­ier, qui souhaite con­serv­er son anony­mat. Et ce alors que le délai courait encore. De plus, le décret de 2006 étab­lis­sant le principe du dossier patient unique demeure3 « dif­fi­cile­ment applic­a­ble dans les hôpi­taux », pour­suit-elle. Elle s’explique : « Cer­tains doc­u­ments sont orig­inelle­ment numériques, d’autres demeurent sur papi­er et n’ont pas encore été numérisés, faute de moyens ou de temps. » Il existe aus­si des dossiers hybrides papi­er-numérique.
Mis­cha met en garde : « Ne pas avoir son dossier médi­cal peut empêch­er de con­firmer ou d’infirmer une sen­sa­tion, des sou­venirs, mais les don­nées médi­cales ne sont pas les seules garantes du vécu inter­sexe et de notre vérité. »

 

Se nommer, ensemble

Au-delà des tra­jec­toires indi­vidu­elles, le prob­lème de l’accès au dossier médi­cal est une des nom­breuses facettes de la dif­fi­culté, pour les per­son­nes inter­sex­es, à doc­u­menter leurs vécus et à faire com­mu­nauté. Le·a chercheur·euse Janik Bastien-Charlebois rap­pelle les autres fac­teurs : « Comme tout groupe social, tous·tes ses mem­bres n’ont pas les dis­po­si­tions pour entr­er en mil­i­tance, mais cette sous-représen­ta­tion de la com­mu­nauté inter­sexe est avant tout le résul­tat de con­traintes, basée sur la mar­gin­al­i­sa­tion her­méneu­tique : des per­son­nes mar­gin­al­isées à qui on bloque la pos­si­bil­ité de dévelop­per une com­préhen­sion pro­pre de leur sit­u­a­tion. »

La main­mise de la médecine sur leurs corps et leur his­toire a con­tribué à l’invisibilisation des per­son­nes inter­sex­es, même à leurs pro­pres yeux. Le terme « inter­sexe » n’a d’ailleurs jamais été pronon­cé par les médecins de Math­ieu, Alex, Mis­cha, Gabrielle ou Mö. Après son opéra­tion à 17 ans, Alex a longue­ment insisté auprès de son médecin pour avoir des expli­ca­tions con­cer­nant cette inter­ven­tion. « Le diag­nos­tic médi­cal est tombé à ce moment-là : le chirurgien m’a don­né le nom de ma vari­a­tion. Ça ne voulait rien dire pour moi, mais, au moins, j’avais un nom. » Le soignant lui a inter­dit d’aller regarder sur Inter­net. « C’est une iden­tité qui est venue bien plus tard, en lisant du con­tenu juridique ou des sci­ences sociales, et en ren­con­trant finale­ment des per­son­nes inter­sex­es », détaille quant à elle Gabrielle. « À l’origine, on ne se dit pas for­cé­ment que les médecins nous cachent des choses, explique Janik Bastien-Charlebois. Il y a une cul­ture de con­fi­ance absolue envers le corps médi­cal, et cela peut pren­dre du temps de ques­tion­ner leurs pra­tiques. »
Avec le con­sen­sus de Chica­go de 2005, on passe du par­a­digme du secret à un dis­cours médi­cal d’une hyper­so­phis­ti­ca­tion. « Les médecins se met­tent à désavouer le dénom­i­na­teur com­mun “inter­sexe” qu’ils et elles util­i­saient par­fois (4) : la com­mu­nauté se l’était appro­prié, et cela per­me­t­tait la con­struc­tion d’un meilleur rap­port de force », racon­te Janik Bastien-Charlebois. Cette nou­velle approche « au cas par cas » donne une fausse impres­sion de respect de l’autonomie de chacun·e. Cer­taines vari­a­tions entraî­nent un risque réel pour la san­té – un traite­ment hor­mon­al est alors néces­saire – tout en provo­quant des car­ac­téris­tiques physiques jugées atyp­iques par les médecins. « Mais les soignant·es asso­cient ces traits atyp­iques non souhaita­bles à de pré­ten­dus risques pour la san­té, et réduisent leur démarche de con­for­ma­tion aux normes à quelque chose de sec­ondaire, pour­suit la chercheuse. Comme s’il s’agissait d’une petite affaire à cor­riger qui ne devrait pas être prise en compte dans la con­struc­tion de la per­son­ne. » Et les médecins s’abstiennent soigneuse­ment de met­tre les per­son­nes con­cernées en con­tact avec les asso­ci­a­tions de pro­tec­tion des droits humains. « Quand tu gran­dis avec un dis­cours médi­cal pathol­o­gisant, c’est dif­fi­cile de sor­tir de cette boîte et de te recon­naître dans autre chose, dans un groupe com­mu­nau­taire par exem­ple. »

De nom­breux témoignages reçus par La Défer­lante font part d’un sen­ti­ment de honte qui a empêché l’émergence de réc­its pen­dant des années. Enfant, Mis­cha pen­sait qu’il était très malade : « On m’avait dit que j’avais une mal­for­ma­tion extrême­ment rare, mais que ce n’était pas grave, car on allait me répar­er. Et que cela néces­si­tait que je sois courageux et sérieux. » Les médecins et ses par­ents lui recom­man­dent de n’en par­ler à per­son­ne. « J’ai men­ti toute ma vie à mes potes quand j’avais des ren­dez-vous médi­caux qui me fai­saient m’absenter de l’école. Cela créait de la méfi­ance, mes cama­rades pen­saient que je men­tais pour faire mon intéres­sant. J’avais du mal à suiv­re en classe, j’étais épuisé. Cette charge men­tale du men­songe et du tabou m’a isolé et m’a empêché de me sen­tir comme les autres. » « C’est dur de se mobilis­er poli­tique­ment sur la base de la honte, souligne Janik Bastien-Charlebois. C’est pour­tant le col­lec­tif qui per­met de repenser cette honte », comme le mon­tre la tra­jec­toire d’Eva*, artiste céramiste de 40 ans ren­con­trée à Tours en présence de Mis­cha.

Eva a décou­vert son inter­sex­u­a­tion à la lec­ture d’un arti­cle de La Défer­lante (n°1, mars 2021) et s’est tournée vers le CIA : « Je ne vivais pas super bien la pathol­o­gi­sa­tion de ma vari­a­tion, décou­verte à mes 17 ans, mais je man­quais de mots pour le dire. Les médecins m’ont fait me sen­tir dif­férente, pas à ma place dans cette société. Puis j’ai com­pris que ce n’était pas une mal­adie, que je n’étais pas la seule, et qu’on pou­vait voir les choses autrement. Je me rends compte aujourd’hui que cet espace com­mu­nau­taire m’a man­qué pen­dant toutes ces années. » Son dossier sur la table de la véran­da, Eva explique avoir pour autant mis du temps à se sen­tir légitime au sein du col­lec­tif : « En étant con­fron­tée aux réc­its des copaines, j’avais le syn­drome de l’impostrice, car je n’avais pas été mutilée. Mais on en a beau­coup par­lé, et, en épluchant mon dossier à nou­veau, le poids du patri­ar­cat, des normes hétéro­sex­uelles et cis­gen­res, m’a explosé à la fig­ure. »

 

Une « méconnaissance » de la part des magistrat·es

Math­ieu Le Mentec, qui a réus­si à obtenir son dossier en 2002, ne décou­vre le terme « inter­sexe » qu’en 2005. En 2015, il ren­con­tre Vin­cent Sari­ta Guil­lot, militant·e inter­sexe de longue date, fondateur·ice de la sec­tion française de l’Organisation inter­na­tionale inter­sexe, et entre en mil­i­tance. « C’est par ce biais que j’ai pu con­stru­ire une analyse cri­tique de mon dossier. Jusque-là, je n’en avais pas la pos­si­bil­ité. J’étais en souf­france et je pen­sais juste que la médecine avait fait de la merde. Mais ce qui a révo­lu­tion­né ma vie, c’est penser que les médecins auraient pu ne rien faire. » En 2016, à 36 ans, il porte plainte con­tre X pour « vio­lences volon­taires ayant entraîné une muti­la­tion ou une inca­pac­ité per­ma­nente sur mineurs de 15 ans ». Des faits pas­si­bles de quinze ans de prison et de 150 000 euros d’amende, pre­scrits vingt ans après la majorité.

La plainte de Math­ieu Le Man­tec, longue d’une soix­an­taine de pages, retrace les sept opéra­tions et les traite­ments hor­monaux infligés avant ses 12 ans. On peut y lire les séquelles avec lesquelles il vit désor­mais : ostéo­porose pré­coce, perte de sen­si­bil­ité, cica­tri­ces douloureuses, mod­i­fi­ca­tion de sa mor­pholo­gie due aux injec­tions de testostérone, détresse psy­chologique. La plainte est accom­pa­g­née de 13 doc­u­ments de 1979 à 2016 issus de son dossier médi­cal.

Pour Mila Petko­va, avo­cate de Math­ieu Le Mentec, « les don­nées acquis­es de la sci­ence ne peu­vent pas vio­l­er les droits humains. Le corps humain est pro­tégé depuis le Code de Nurem­berg de 1947, et ce n’est pas parce que les médecins pra­tiquent ces inter­ven­tions que ce n’est pas illé­gal. »

 


« Il y avait cette idée qu’il fal­lait dénon­cer, et en même temps, c’est ton intim­ité, et puis dénon­cer un corps tout pété avec des cica­tri­ces, c’est dur. »

Mö, aujourd’hui âgé·e de 44 ans


 

À ce jour, sept ans après le dépôt de plainte, l’instruction n’est tou­jours pas close. « Je suis con­va­in­cu que le min­istère pub­lic joue la mon­tre, en atten­dant que les pro­tag­o­nistes décè­dent », dénonce Math­ieu Le Mentec. Il souhaite pour­tant « que cette mise en accu­sa­tion de la médecine crée une nou­velle jurispru­dence » pour les droits des per­son­nes inter­sex­es. Con­tac­té, le par­quet de Cler­mont-Fer­rand respon­s­able de l’enquête assure que « le dossier est tou­jours entre les mains du mag­is­trat chargé de l’instruction », et insiste : cette durée par­ti­c­ulière­ment longue « ne veut pas dire que le dossier n’est pas suivi ».
De son côté, Mö a porté plainte con­tre l’État pour « vio­lences volon­taires » en 2015. Iel s’est enfin décidé·e après une rési­dence de dix jours en Bre­tagne (5) avec de nom­breuses per­son­nes inter­sex­es venues du monde entier. « Il y avait cette idée qu’il fal­lait dénon­cer, et en même temps, c’est ton intim­ité, et puis dénon­cer un corps tout pété avec des cica­tri­ces, c’est dur. » Sans oubli­er que cela implique une procé­dure par­ti­c­ulière­ment lourde, dont la val­i­da­tion par un·e expert médical·e des dom­mages causés et une esti­ma­tion finan­cière du préju­dice. Grâce à l’aide juri­dic­tion­nelle, Mö n’a pas eu à pay­er les frais d’avocat·es.

« Je me suis mis la pres­sion en me dis­ant que j’allais porter ma voix et celle des autres, pour­suit Mö. J’avais telle­ment une vie chao­tique – on m’a retiré le droit de pro­créer, d’avoir une bonne san­té, d’avoir du plaisir – que j’ai pris ça comme un défi à relever. » Sa plainte est jugée irrecev­able en rai­son du délai de pre­scrip­tion. Devant la Cour de cas­sa­tion, ses avocat·es plaident l’obstacle insur­montable, qui per­met d’instruire une plainte pour des faits en théorie pre­scrits. « On a expliqué qu’on lui avait caché sa sit­u­a­tion pen­dant des années », explique Mila Petko­va, son avo­cate. Mais la Cour bal­aie cet argu­ment. « Il y a une mécon­nais­sance pro­fonde de la réal­ité inter­sexe de la part des magistrat·es », regrette-t-elle.

Dans un arrêt de 2002, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que la plainte de Mö con­tre l’État français pour lui avoir refusé l’accès à un procès était irrecev­able, esti­mant que Mö et son con­seil n’avaient pas épuisé tous les recours juridiques disponibles en France. La CEDH a tout de même rap­pelé que, pour inter­venir dans un cadre thérapeu­tique, la néces­sité médi­cale doit être « démon­trée de façon con­va­in­cante ». Elle affirme aus­si que l’intention de nuire de la part des médecins n’a pas néces­saire­ment besoin d’être prou­vée en cas de plainte con­tre des traite­ments inhu­mains et dégradants. La CEDH ajoute que « la stéril­i­sa­tion pra­tiquée sans final­ité thérapeu­tique et sans son con­sen­te­ment éclairé est […] incom­pat­i­ble avec le respect de la lib­erté et de la dig­nité de l’homme », et que ce principe s’applique aux per­son­nes inter­sex­es.

Mila Petko­va juge cet arrêt « his­torique ». De son côté, après sept ans et demi de procé­dure, Mö ne regrette rien : « Cela m’a per­mis de repren­dre mon par­cours médi­cal, que mes par­ents réalisent égale­ment leur his­toire, que ma famille arrête de me con­sid­ér­er comme marginal·e, que mes potes com­pren­nent. Surtout, j’ai eu beau­coup de retours posi­tifs de per­son­nes inter­sex­es qui se sont sen­ties représen­tées.
La com­mu­nauté s’est élargie. »

Après ce coup d’arrêt à ses démarch­es juridiques, Mö a d’abord tra­ver­sé un con­tre­coup énorme. « J’ai peut-être fait un truc bien pour la com­mu­nauté et moi, mais, au final, je n’ai pas obtenu répa­ra­tion. Et si j’avais gag­né ? » s’interroge cell·ui qui vit aujourd’hui avec l’allocation aux adultes handicapé·es. Ma vie serait plus sim­ple : je ver­rais de meilleur·es spé­cial­istes pour mes séquelles, je pour­rais me racheter une paire de bas­kets, je mangerais mieux, je ver­rais un·e psy. Quand je fais le bilan, c’est quand même dégueu­lasse. » •

 

Une législation balbutiante et encore insuffisante

Depuis 2021, la loi rel­a­tive à la bioéthique encadre les inter­ven­tions médi­cales sur les per­son­nes inter­sex­es, notam­ment avec la mise en place de réu­nions de con­cer­ta­tion pluridis­ci­plinaire. Mais son arrêté de bonnes pra­tiques est large­ment détourné.

Depuis la nou­velle loi rel­a­tive à la bioéthique pro­mul­guée le 2 août 2021, la prise en charge des enfants inter­sex­es – nommé·es « enfants présen­tant une vari­a­tion du développe­ment géni­tal » (VDG) – se fait oblig­a­toire­ment au sein de cen­tres de référence mal­adies rares (CRMR). Après avoir posé un diag­nos­tic, les expert·es (soignant·es, juristes, éthicien·nes) définis­sent dans le cadre d’une réu­nion de con­cer­ta­tion pluridis­ci­plinaire (RCP) le suivi thérapeu­tique de l’enfant, qui peut inclure l’abstention thérapeu­tique (ne pas entamer de traite­ment ou d’intervention). L’article de loi insiste sur la néces­sité d’un accom­pa­g­ne­ment psy­choso­cial de la famille.

C’est la pre­mière fois que l’existence des enfants inter­sex­es est men­tion­née dans le droit français.
Le Col­lec­tif inter­sexe activiste (CIA) juge la loi « pathol­o­gisante » – elle insti­tu­tion­nalise l’intersexuation comme une « mal­adie rare » – et « insuff­isam­ment pro­tec­trice » à l’égard des per­son­nes con­cernées : le CIA réclame une inter­dic­tion totale d’intervention sans le con­sen­te­ment de l’enfant. De son côté, le Défenseur des droits, dans un rap­port de 2022, regrette que « le principe de pré­cau­tion ne soit pas envis­agé comme guide des équipes médi­cales pluridis­ci­plinaires des cen­tres de référence […]. L’affirmation d’un tel principe per­me­t­trait d’envisager plus sys­té­ma­tique­ment de retarder les opéra­tions, dans l’attente de pou­voir recevoir le con­sen­te­ment éclairé de l’enfant lui-même, sauf en cas d’urgence vitale. »

Des muti­la­tions jus­ti­fiées par la « fonc­tion­nal­ité »

Pub­lié le 15 novem­bre 2022 par le min­istère de la San­té et de la Préven­tion, un arrêté de bonnes pra­tiques apporte des pré­ci­sions à la loi et les modal­ités des RCP. On y décou­vre que seul·es les enfants présen­tant une vari­a­tion « mar­quée » du développe­ment géni­tal sont concerné·es par les RCP – la loi prévoy­ait que toutes les per­son­nes nées avec une VDG y soient pris­es en charge. Ain­si, cer­taines vari­a­tions, notam­ment celles qui ne se man­i­fes­tent qu’au moment de la puberté, ne seront pas soumis­es au con­trôle d’une RCP. Le texte pré­cise que « la seule final­ité de con­for­ma­tion des organes géni­taux atyp­iques de l’enfant aux représen­ta­tions du féminin et du mas­culin ne con­stitue pas une néces­sité médi­cale ». Mais « aucun prati­cien ne présente la con­for­ma­tion comme seul motif d’intervention », dénonce le CIA, qui rap­pelle que les muti­la­tions com­mis­es sur les per­son­nes inter­sex­es sont aujourd’hui jus­ti­fiées par des argu­ments rel­e­vant, entre autres, de la fonc­tion­nal­ité. « Les médecins font et dis­ent le droit » au mépris des droits humains, estime le CIA. D’après nos infor­ma­tions, depuis la paru­tion de l’arrêté, entre 300 et 400 enfants auraient été présenté·es en RCP nationales, réal­isées en visio­con­férence. S’il sem­ble que le nom­bre de cer­taines inter­ven­tions chirur­gi­cales – réduc­tions cli­tori­di­ennes, vagino­plas­ties… – ait chuté, des médecins dis­cuteraient en revanche l’obligation de pass­er des dossiers en RCP, arguant que la vari­a­tion de l’enfant ne ren­tr­erait pas dans le cadre de l’arrêté. D’autres invo­quent la néces­sité fonc­tion­nelle pour inter­venir – un enfant dit garçon doit pou­voir uriner debout, par exem­ple –, con­tour­nant l’interdiction de con­for­ma­tion sex­uée inscrite dans l’arrêté. On nous racon­te aus­si le cas d’une enfant de 6 ans se plaig­nant de la taille de son cli­toris : « Les médecins ont estimé que c’était une forme de con­sen­te­ment et ont voté pour la chirurgie, com­mente une mem­bre de ces groupes. En réal­ité, on aurait pu la revoir plus tard, lui expli­quer les choses. »

Preuve de plus que les pra­tiques ont du mal à chang­er, un reportage dif­fusé en octo­bre 2023 sur la chaîne France 2 dans l’émission « La Mai­son des Mater­nelles » et tourné à l’hôpital Neck­er (Paris), mon­tre des soignantes au dis­cours stéréo­typé et pathol­o­gisant par­ler d’une petite fille née inter­sexe quelques heures aupar­a­vant. Une sage-femme assure qu’elle n’a pas « un aspect de vul­ve habituel » et qu’il existe « des traite­ments qui féminisent ou mas­culinisent les organes géni­taux ». Une endocrino­logue pédi­a­trique assure qu’un « petit geste chirur­gi­cal » est à prévoir, faisant fi de l’obligation d’une RCP pour stat­uer sur la prise en charge. Con­tac­tée, la rédac­tion de France 2 nous a con­fir­mé avoir reçu deux appels de l’AP-HP et de la Direc­tion générale de la san­té pour retir­er ce reportage (6).
Le député Raphaël Gérard (Renais­sance), qui a codé­posé l’article de loi con­cer­nant les enfants avec une VDG, se dit « sat­is­fait » d’un arrêté qu’il juge « con­traig­nant », tout en lui recon­nais­sant des faib­less­es. « Les médecins le con­tour­nent, dans un esprit de “tout-opéra­tion” », com­mente celui qui assure réfléchir à une solu­tion lég­isla­tive à ce sujet. Une infrac­tion ne con­cer­nant que les muti­la­tions des per­son­nes inter­sex­es serait aus­si en réflex­ion. « Le droit posi­tif inter­dit déjà les inter­ven­tions, et les sanc­tions exis­tent en théorie dans le Code pénal, mais les juges ne veu­lent pas le voir », déplore le député.

Au print­emps 2024, un rap­port rédigé par le min­istère du Tra­vail, de la San­té et des Sol­i­dar­ités devrait être remis au Par­lement sur les pro­to­coles appliqués dans les cen­tres de référence mal­adies rares (CRMR). D’après nos infor­ma­tions, son volet quan­ti­tatif, sup­posé recenser les actes médi­caux des médecins, com­pile des don­nées de 2015 à 2020 – en amont de l’arrêté, donc. Les défenseur·euses des per­son­nes inter­sex­es sauront s’assurer que des fonds soient déblo­qués par le min­istère pour doc­u­menter les années qui suiv­ent, alors qu’il existe « un angle mort magis­tral sur les don­nées de san­té des per­son­nes inter­sex­es en France », rap­pelle Gabrielle, du CIA. •

 

Enquête réal­isée par Lilas Pepy. Jour­nal­iste indépendant·e, iel tra­vaille sur les dis­crim­i­na­tions dans l’accès aux soins des per­son­nes LGBT+ ou incarcérées, ain­si que sur la santé men­tale.


* Le prénom a été mod­i­fié

(1) À ce sujet, lire l’entretien de Lilas Pepy avec la chercheuse Michal Raz paru dans Le Monde : « Enfants inter­sex­es : “À par­tir du xxe siè­cle, la médecine est dev­enue la police du genre” », 7 jan­vi­er 2023.

(2) L’OII Europe établit chaque année une carte des bonnes pra­tiques des pays de l’Union européenne, rel­e­vant les faib­less­es des lois cen­sées encadr­er les inter­ven­tions. Pub­liée en 2023, la liste d’indicateurs socio­juridiques garan­tis­sant une réelle pro­tec­tion des per­son­nes inter­sex­es est disponible sur le site de l’organisation (www.oiieurope.org).

(3) Dans le dossier patient unique sont regroupées toutes les infor­ma­tions médi­cales d’un·e patient·e, issues des dif­férentes con­sul­ta­tions dans dif­férents ser­vices au sein d’un même étab­lisse­ment.

(4) Le terme « inter­sexe » est pro­posé par le biol­o­giste d’origine alle­mande Richard Gold­smith en 1917. Dans leurs écrits, les médecins ont longtemps alterné entre les ter­mes « pseu­do-her­maph­ro­disme », « her­maph­ro­disme », « inter­sex­uel » et « inter­sexe ».

(5) Cette rési­dence a fait l’objet d’un doc­u­men­taire, Entre deux sex­es, réal­isé par Régine Aba­dia en 2017.

(6) Lire l’enquête de Lilas Pepy à ce sujet paru en avril dernier sur arretsurimages.net.

Lilas Pepy

Journaliste indépendant·e, iel travaille sur les discriminations dans l'accès aux soins des personnes LGBT+ ou incarcérées, la santé mentale ou encore la formation des professionnel·les du soin. Voir tous ses articles

DESSINER : ESQUISSES D’UNE ÉMANCIPATION

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 Dessin­er, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.


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