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Ovidie : Quand « Je » est une autre

Des vies, elle en a eu plusieurs. Des noms, elle en a deux. « Ovi­die » est le pseu­do qu’elle s’est choisi autre­fois pour tra­vailler comme actrice et réal­isatrice dans le milieu du porno. C’est aus­si celui sous lequel elle signe des livres et des doc­u­men­taires pour des médias pres­tigieux. Quant au nom « Éloïse Del­sart », sous lequel elle fig­ure à l’état civ­il, il lui sert désor­mais dans le monde uni­ver­si­taire, où elle a reçu récem­ment le titre de doc­teure ès let­tres. Carte blanche à Ovidie/Éloïse, qui se demande com­ment faire corps avec ces iden­tités super­posées.

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Publié le 06/10/2022

Modifié le 21/03/2025

Ovidie pour la Carte Blanche de La Déferlante 8
Lynn S.K.

Retrou­vez cet arti­cle dans le n°8 Jouer de La Défer­lante

« Et toi, tu as choisi quoi comme nom de guerre ? » Il y a des déci­sions pris­es sur un coin de table qui scel­lent un des­tin. Un pseu­do­nyme grif­fon­né à la va-vite en bas d’une autori­sa­tion de dif­fu­sion, la pre­mière d’une infinie série.

Une nou­velle iden­tité mar­quée au fer rouge, à jamais dans ma chair, à défaut de fig­ur­er sur mon passe­port. L’acceptation de devenir deux, et la prise de con­science à seule­ment 18 ans que le nou­veau per­son­nage que j’étais en train de créer ne m’appartiendrait plus jamais sitôt le con­trat signé.

Ovi­die n’est pas mon nom. Ou plutôt si, il l’est devenu par la force des choses. Sous ce nom, cela fait plus de vingt ans que je réalise des fic­tions et doc­u­men­taires, que j’écris, que je milite. Jusque-là, pourquoi pas, je ne suis pas la pre­mière artiste à tra­vailler sous pseu­do­nyme. Mais le fait est qu’Ovidie était égale­ment mon nom de tra­vailleuse du sexe lorsque j’exerçais cette activ­ité, entre 1999 et 2002, et que je n’ai jamais souhaité en chang­er. Qu’il me sert aujourd’hui pour des activ­ités sociale­ment adoubées, des pro­duc­tions cul­turelles pour Arte ou France Cul­ture par exem­ple, comme il m’a servi par le passé au sein d’une indus­trie que beau­coup regar­dent comme la lie de notre société.

Mais qui opte comme ça pour un autre nom ? Celles qui à la fois veu­lent renaître et se sui­cider sociale­ment. Les putes ont ceci de com­mun avec les bonnes sœurs qu’elles sont con­traintes de se rebap­tis­er. Deux caté­gories qu’on croirait diamé­trale­ment opposées, entre lesquelles je n’ai pour­tant cessé de nav­iguer. Sainte Ovi­die.


Les putes ont ceci de com­mun avec les bonnes  sœurs qu’elles sont con­traintes de se rebap­tis­er.


Tout en ten­tant dés­espéré­ment de m’ancrer dans la réal­ité pour ne pas per­dre pied, j’ai voulu faire de ma pro­pre vie un roman, me met­tre moi-même en scène en fig­ure tra­gi-comique. Jusqu’à peut-être met­tre un jour en scène ma pro­pre mort, qui sait ? Je me demande par­fois si je ne vais pas finir telle une héroïne roman­tique dont le rôle est mal inter­prété, ago­nisant fausse­ment sous les pro­jecteurs, syl­phide alan­guie avec les seins à l’air. Quelle blague !

Un pseudonyme pour parer la violence

Au début, cette néces­sité de change­ment de nom, bif­fer « Éloïse » pour devenir « Ovi­die », ça n’était pour­tant qu’une bête stratégie de pro­tec­tion de ma vie privée. Lorsqu’on est une femme et qu’on fricote dan­gereuse­ment avec toute imagerie liée à la sex­u­al­ité, il est cap­i­tal de préserv­er son nom de bap­tême pour sa pro­pre sécu­rité, et surtout pour la sécu­rité de sa descen­dance née ou à naître. Une pré­cau­tion dont ne s’embarrassent pas néces­saire­ment les hommes du même milieu qui, eux, peu­vent con­serv­er leur prénom ou leur surnom. Ain­si, les Christophe devi­en­nent Kristof, les Sébastien devi­en­nent Sébas­t­ian… Et les Roc­co Siffre­di sont encen­sés dans leur rôle de père de famille, on leur con­sacre des hagiogra­phies, on loue leur qual­ité d’homme aux mul­ti­ples facettes.

Les putains sont, elles, con­traintes de se réin­ven­ter – comme les bonnes sœurs, je l’ai dit, mais aus­si comme les légion­naires. Sauf qu’une putain ne tue per­son­ne. À la lim­ite, elle se tue de ses pro­pres mains, pour repren­dre la for­mule de Nel­ly Arcan, « en ver­tu d’une dépense trop rapi­de de [son] énergie vitale dans [ses] années de jeunesse 1Nel­ly Arcan, Folle, Édi­tions du Seuil, 2004 ». Elle n’assassine pas, pour­tant, elle aurait tué père et mère qu’on la trait­erait avec plus d’égards.

Mais si on change de nom, en réal­ité, c’est surtout pour envoy­er une autre que soi au front. Cette fic­tion­nal­i­sa­tion de soi-même per­met d’amortir la vio­lence du regard social : l’avatar que l’on crée va endoss­er la bru­tal­ité et la haine. C’est sans doute pour cette rai­son que je me sens si peu con­cernée par toutes les insultes et men­aces que je reçois sur les réseaux soci­aux : au fond ce n’est pas moi dont on par­le, c’est une poupée à mon effigie que l’on transperce d’aiguilles. Alors je ne réponds pas. Je ne saurais même pas quoi dire, telle­ment ce que je lis sur moi me laisse per­plexe. Il m’est déjà arrivé de taper mon nom dans Google, et la magie des référence­ments et des algo­rithmes me pro­posent une femme que je ne con­nais pas. Même ma fiche Wikipé­dia me sem­ble étrangère à moi-même. C’est donc ain­si qu’on me perçoit ?

L’abandon de ma pro­pre image et de mon corps n’était pas sans risque : il aurait pu me men­er vers une lente destruc­tion. C’est vers l’écriture et la for­mu­la­tion d’une pen­sée que je me suis tournée dans l’espoir de sauver ma peau. Car si la putain-objet se soumet aux désirs des hommes, l’autrice-sujet est, elle, por­teuse de dis­cours. Pour pro­duire de la pen­sée, j’ai voulu garder ce nom, « Ovi­die », qui était finale­ment bien à moi car sur­gi de ma pro­pre imag­i­na­tion. J’ai cru retrou­ver la maîtrise de cette iden­tité. Mais ai-je eu rai­son de mélanger les tor­chons et les servi­ettes en con­ser­vant, dans mes activ­ités d’autrice et de réal­isatrice, mon nom d’actrice ? Aujourd’hui encore, mon passé pro­fes­sion­nel fait régulière­ment obsta­cle à mon tra­vail. Au mieux, je suis la putain qui pense. À chaque nou­veau doc­u­men­taire, chaque nou­veau livre, chaque nou­velle série, à chaque nou­velle forme pro­duite sus­cep­ti­ble de me don­ner une légitim­ité sociale, des hordes de mas­culin­istes ressor­tent des pho­tos de moi en porte-jar­retelles en espérant me silenci­er. Même si cela fait vingt ans que je ne me suis pas désha­bil­lée, on m’invite à retourn­er écarter les jambes sans moufter, parce que c’est là que se trou­verait ma place. Et n’allez pas croire qu’il n’y a que les hommes qui se com­por­tent ain­si. Certes, ce sont les pires, mais bien des femmes aiment encore me réduire à ma cor­poréité. On n’est décidé­ment pas encore toutes au point ques­tion soror­ité.

Les amours impossibles d’une poupée russe

« Mais si tu souf­fres de cette stig­ma­ti­sa­tion, pourquoi n’as-tu jamais voulu repren­dre ta véri­ta­ble iden­tité ? » Ah très bien, on lais­serait donc Ovi­die à ses activ­ités de putain et on invit­erait Éloïse à récolter les lau­ri­ers de la légiti­ma­tion. On aban­donne l’une sous le flot de sperme de mil­lions d’internautes venus se mas­turber sur Porn­hub, on sauve l’autre en lui attribuant des titres hon­ori­fiques. Et pourquoi pas une troisième iden­tité à la jonc­tion du per­son­nage pub­lic, de mon iden­tité civile et, cerise sur le gâteau, de mon grade uni­ver­si­taire pour briller en société ? Doc­teure Ovi­die Del­sart, ça sonne bien non ? Non, en fait, ça ne sonne pas ter­ri­ble. Du reste, j’ai déjà l’impression d’être une poupée russe qui cam­ou­fle toutes ces couch­es d’identités divers­es, alors mer­ci bien.

Toute rela­tion amoureuse en devient impos­si­ble. Toute ren­con­tre sen­ti­men­tale ne peut que se résumer à un effroy­able malen­ten­du, à un décalage entre l’image que je donne à voir et la réal­ité de ce que je suis. On pour­rait croire que je m’en moque : je méprise au plus haut point la cul­ture de l’amour, que je con­sid­ère être un piège pour les femmes. Les comédies roman­tiques me font hor­reur, toute idée du cou­ple m’indiffère, même le sexe en fin de compte m’ennuie ter­ri­ble­ment. « Il faut avoir pas mal baisé pour devenir anti-baise, et les SCUM sont passées par tout ça, main­tenant elles veu­lent du nou­veau 2Valerie Solanas, SCUM Man­i­festo, traduit de l’anglais par Emmanuèle de Lesseps, édi­tions La Nou­velle Société 1971. Dans ce brûlot misan­dre aujour­d’hui culte, « SCUM » est l’acronyme de Soci­ety for Cut­ting Up Men (asso­ci­a­tion qui veut cas­tr­er les hommes). « Les SCUM » désigne les femmes mem­bres de ce club informel. » C’est vrai, la ques­tion sex­uelle est pour moi réglée, lavraie trans­gres­sion est de n’en avoir plus rien à foutre. Sainte Ovi­die, vous dis-je. Mais au fond, je suis, comme tout le monde, ani­mée par le besoin d’être aimée. Per­son­ne, fon­da­men­tale­ment, n’aime vivre sans attache­ment, sans val­ori­sa­tion à tra­vers le regard de l’Autre, sans con­tact ni bien­veil­lance.

Or, la mul­ti­plic­ité de mes iden­tités fait obsta­cle à cet amour. Il ne me sert à rien de ren­con­tr­er qui que ce soit puisque la rela­tion ne pour­ra se con­stru­ire que sur des bases viciées. Tout reposera sur ce que l’on pour­rait appel­er une « erreur de cast­ing » dans la grande parade de la séduc­tion. Mon corps est un écran sur lequel chacun·e pro­jette ses attentes et fan­tasmes. Il est un récep­ta­cle mal­léable à souhait : le moi y est trop enfoui et flex­i­ble pour que l’on puisse le dis­tinguer. Mon corps pro­tège ce moi et en même temps il le rend à jamais inac­ces­si­ble. Et même si j’acceptais de baiss­er la garde et, dans un moment de vul­néra­bil­ité, me lais­sais être vue telle que je suis, mon/ma parte­naire détourn­erait le regard. Je le sais, je l’ai déjà vécu. J’ai déjà lu dans le regard de l’Autre cette décep­tion, quand l’Autre réalise que je ne suis « que » ça. Que sans caméra ni micro je suis beau­coup moins drôle.

On ne me con­naît pas et, au fond, on ne veut pas me con­naître. Il me faut avoir la lucid­ité d’admettre que les dés sont sys­té­ma­tique­ment pipés. Mon amoureux·se repar­ti­ra triomphant·e avec son trophée, il/elle pour­ra dire qu’il/elle m’a eue à sa pogne. Quête iden­ti­taire par mise en dan­ger du corps et besoin insa­tiable d’amour sont chez moi une brûlure, un poi­son. Par­fois j’imagine qu’une autre forme de val­i­da­tion, celle qui proviendrait de mon tra­vail, pour­rait cica­tris­er mes blessures intérieures, être le baume, l’antidote. Mais il n’y a pas de (ré)conciliation ni avec moi ni avec l’Autre : chercher sans cesse à être validée par le regard de cet·te Autre, c’est une pour­suite idéal­iste qui me con­duit à ne plus savoir qui je suis.

Puisqu’on ne con­naît réelle­ment ni Éloïse ni Ovi­die, puisqu’on me prive de ma pro­pre his­toire en racon­tant n’importe quoi, qu’on m’attribue même par­fois des noms qui ne sont pas les miens (durant près de vingt ans, Inter­net m’a appelée « Éloïse Becht »), qu’on me fait tenir des pro­pos que je ne tiens pas, qu’on sait mieux que moi ma ville d’origine et le méti­er de mes par­ents ; puisque je suis dépos­sédée non seule­ment de mon image mais égale­ment de mon par­cours de vie, autant m’approprier la nar­ra­tion. Puisqu’on me racon­te mal, autant me racon­ter moi-même.

À tra­vers des livres, des romans graphiques, des doc­u­men­taires, des pod­casts, une série. Non pas pour qu’on me regarde « moi, moi, moi », mais pour qu’on me laisse repren­dre pos­ses­sion de ce qu’on a dis­tor­du, défor­mé, piét­iné, encen­sé. Et lorsqu’on s’adresse à moi dans la rue ou sur les réseaux soci­aux pour me féliciter, je réponds un timide mer­ci parce que tout cela me dépasse. Quand j’entends que mon tra­vail s’invite dans l’existence d’autres femmes et dans ce qu’elles ont sou­vent de plus intime, cela me dépasse. Par­fois des incon­nues m’arrêtent pour me racon­ter leur viol, leur accouche­ment, leur épi­siotomie mal suturée, la vio­lence de leur con­joint. J’ai envie de les pren­dre dans mes bras et de les remerci­er pour leur con­fi­ance. Mais je me sens impuis­sante face à toute cette souf­france et j’aimerais leur dire qu’il y a erreur sur la per­son­ne, je n’arriverai pas à les sauver. Com­ment les aider alors que moi-même tous les matins je me demande qui je suis ?

La légitimation, un drôle de processus

Certes, en vingt ans, la putain en a par­cou­ru, du tra­jet. C’est curieux, d’ailleurs, la légiti­ma­tion est un drôle de proces­sus. Un jour on vous empêche de pour­suiv­re vos études parce que vous êtes Ovi­die, la fémin­iste pro­s­exe de ser­vice qu’on voit à la télévi­sion, vos professeur·es vous font des remar­ques déplacées, des étu­di­ants vous men­a­cent de viol cor­rec­tif dans les couloirs de la fac­ulté. Et vingt ans plus tard, on vous attribue la qual­i­fi­ca­tion au grade de maîtressede con­férences.

Tiens, en par­lant de val­i­da­tion par le tra­vail, le plus drôle reste quand même mon sujet de thèse : « Se racon­ter sans se trahir, l’autonarration à l’écrit et à l’écran ». Vous me croyez si je vous dis que je ne l’ai pas choisi con­sciem­ment ? Que je me suis men­ti à moi-même au point de me faire croire que ce sujet en valait bien un autre et que j’aurais tout aus­si bien pu pren­dre « la géné­tique balza­ci­enne des man­u­scrits » ? Que j’ai réus­si à me per­suad­er que je tra­vail­lais sur un cor­pus qui n’avait rien à voir avec ma pro­pre his­toire ? Allô Freud, laisse tomber tes théories sex­istes toutes moisies et viens te pencher deux sec­on­des sur mon cas parce que c’est vrai­ment trop cocasse.

Jugée sur sa vie et non sur la qualité de ce qu’on produit

Encore une fois, il m’a fal­lu me cacher der­rière quelqu’un d’autre, non plus Ovi­die mais des auteur·ices à tra­vers lesquel·les je n’ai finale­ment fait que m’exprimer. J’ai passé qua­tre années à enculer les mouch­es en tra­vail­lant sur l’autofiction, qui con­siste à se racon­ter, lit­térale­ment se fic­tion­nalis­er, et par con­séquent offrir une vision sub­jec­tive et néces­saire­ment mod­elée du réel. À dire « c’est moi, mais c’est pas moi ». J’ai passé qua­tre années à met­tre le sujet à dis­tance sans même réalis­er que j’en étais moi-même le cœur, que j’étais embour­bée depuis des années dans des œuvres autonar­ra­tives sans l’admettre. Comme si mes films et mes écrits déte­naient leur pro­pre vérité, cette vérité que je ne cesse d’estropier plus que je ne la décalque. Même lorsque mon tra­vail filmique colle à ma vie, il s’agit d’un univers à part, régi par ses pro­pres lois. Je ne cesse de hurler à la terre entière qu’il doit être jugé comme tel. Même quand je dis « je », je vous assure que, non, ce n’est pas moi. Lorsque je filme, lorsque j’écris, je crée un univers par­al­lèle, un monde fic­tif proche du réel, une rela­tion spécu­laire avec moi-même ; j’élabore un imag­i­naire dans lequel je m’observe, je me dis­tords, et sans doute aus­si dans lequel je soulage mes souf­frances.

À ce stade, je n’arrive pas à savoir si ça me rend folle ou si ça me sauve. Car l’autonarration est un piège, tout par­ti­c­ulière­ment lorsqu’on est une femme. On est alors jugée sur sa vie et non sur la qual­ité de ce qu’on pro­duit. Une fois qu’on com­mence à se racon­ter, ce n’est plus la forme de l’objet, ses qual­ités filmiques ou son éventuelle richesse lit­téraire qui intéressent. La grande ques­tion devient : « Ah bon, ça vous est vrai­ment arrivé ? » Et si le pacte biographique est rompu, alors ça hurle à la tromperie sur la marchan­dise. Comme si nous étions redev­ables d’une vérité factuelle, comme s’il fal­lait impéra­tive­ment livr­er nos exis­tences jusque dans les moin­dres détails. Nous ne sommes plus des autri­ces ni des réal­isatri­ces, nous sommes des expéri­ences que l’on com­mente. La philosophe Geneviève Fraisse me con­fi­ait un jour sa las­si­tude de voir sa vie plus com­men­tée que sa pen­sée : « On s’intéresse plus aux femmes pour leur par­cours que pour leurs écrits. » C’est vrai.

Et pour­tant, voilà que je retombe encore une fois dans ce piège que je me tends à moi-même : à tra­vers ce texte, ne suis-je pas, là encore, à me racon­ter ? Mais quelle andouille je suis, à gein­dre de devoir par­ler de moi alors que je ne fais que ça, tout le temps. Et dire qu’on ne me l’a même pas demandé ! Comble de l’hypocrisie ! Non pas une hypocrisie envers celles et ceux qui me lisent, mais une filouterie d’Ovidie à cette pau­vre sotte d’Éloïse, qui réflé­chit lente­ment, qui a tou­jours un métro de retard et qu’on dupe avec une facil­ité décon­cer­tante. Car Ovi­die est bien plus maline qu’Éloïse. Éloïse est une uni­ver­si­taire ratée, un doc­tor­at tardif, quelques pub­li­ca­tions sci­en­tifiques insignifi­antes. Rien de bien bril­lant. Éloïse regarde ses pom­pes lorsqu’elle s’exprime, peine à faire des phras­es con­stru­ites. Con­fiez un micro à Ovi­die, met­tez-la en pilote automa­tique et elle par­lera durant des heures, s’improvisera experte de tout, de rien, elle emballera d’un beau papi­er cadeau le néant de sa pen­sée, et le pire c’est qu’elle le fera avec aisance. Ah ! c’est facile de briller sur un tas de fumi­er, mais c’est plus dur lorsqu’on com­mence à graviter dans une sphère où les autres ont du tal­ent. Tiens, est-ce que je ne cou­verais pas un petit syn­drome de l’impostrice par hasard ? Ho ho, ça y ressem­ble bien ! Est-ce que mes col­lègues hommes se posent autant de ques­tions ? Hum ! j’en doute.


Éloïse regarde ses pom­pes lorsqu’elle s’exprime, peine à faire des phras­es con­stru­ites. Con­fiez un micro à Ovi­die, met­tez-la en pilote automa­tique et elle par­lera durant des heures.


Ma fille réconcilie tout, la maman comme la militante

Mais alors, com­ment dans tout ce merdier par­venir à retrou­ver mon iden­tité d’origine et accéder à mon moi véri­ta­ble ? Il n’y a que la mort, dans son implaca­ble retour à la réal­ité du corps, qui me per­me­t­tra de rede­venir Éloïse. J’ai beau fan­tas­mer une ago­nie théâ­trale d’héroïne roman­tique, il n’y a que dans la rigid­ité cadavérique que je m’affranchirai de toute représen­ta­tion. Quit­ter la spec­tac­u­lar­i­sa­tion et revenir à la réal­ité du corps.

Sauf que… De nou­veau le prob­lème se posera, cela n’en fini­ra jamais. Car sur ma tombe, qu’écrira-t-on ? Qui assis­tera à mon inc­inéra­tion ? Est-ce le cer­cueil d’Éloïse ou celui d’Ovidie qui dis­paraî­tra dans les flammes ? C’est bien à deux per­son­nes dif­férentes qu’il fau­dra dire adieu. Et de nou­veau le malen­ten­du se pro­duira, le temps d’une céré­monie où chacun·e adressera un dernier au revoir à un corps sans vie, sur­face de pro­jec­tion d’une per­son­nal­ité fan­toche, man­nequin de cire sur lequel ont été pro­jetées des images. La fille, la pute, l’intello de pacotille, et quoi d’autre ? Puisque ce ne peut-être l’épouse, toutes les caté­gories sont là, il n’y en a pas d’autres, une femme ce n’est rien d’autre que ça paraît-il. Et la mère dans tout ça ? S’il y a une putain, comme dit Jean Eustache 3En 1973, le cinéaste Jean Eustache réalise La Maman et la Putain, son plus célèbre film, qui met en scène un tri­an­gle amoureux, il y a bien une maman quelque part, non ?

« Et ta fille, com­ment elle l’a pris quand elle a su que t’étais Ovi­die ? » Com­ment elle a pris quoi, bande de vau­tours ? Je sais, vous auriez aimé pou­voir vous repaître de ma chair meur­trie et du dés­espoir de ma progéni­ture. On m’avait prédit le pire, on m’avait même sug­géré de me faire stérilis­er. C’est drôle tout de même : alors qu’on empêche en général les femmes de se faire lig­a­tur­er les trompes, moi on m’a sig­nifié que ce serait bien que je le fasse. Je n’avais que 22 ans, je n’étais même plus actrice, mais il fal­lait qu’on me punisse. Il fal­lait m’empêcher de me repro­duire. L’eugénisme des putains. Mais c’était pour mon bien et celui de mon enfant, com­prenez-vous. Jamais aucune fille ne sup­port­erait d’avoir une telle mère : « À l’école, on se moquera d’elle, dans la cour de récréa­tion. »

Sauf que, juste­ment, s’il y en a une qui n’en a rien à braire, de cette his­toire de dou­ble iden­tité, c’est bien ma fille. Parce qu’elle est celle qui réc­on­cilie tout, celle qui aime autant la maman qui lui a lu 352 fois Tchoupi va sur le pot que la mil­i­tante à qui elle racon­te aujourd’hui ses man­i­fs. Celle qui me fait un peu moins détester Éloïse et Ovi­die. Celle qui ne fait pas de dif­férence entre la per­son­ne qui lui dit « Range ta cham­bre ! » et la réal­isatrice de doc­u­men­taires qui passe des mois enfer­mée en salle de mon­tage. Parce que, au fond, ma fille sait que tout cela n’est pas une mas­ca­rade, loin de là, et qu’elle voit ce qu’il en coûte d’accoucher de chaque nou­veau film et de par­tir au com­bat. « Maman, pour moi t’es San­ta Maria de la bas­ton. »

« San­ta Maria de la bas­ton ». Voilà, c’est ça, mer­ci, ce sera ça, mon nou­veau nom de guerre à l’avenir. •

1980

Nais­sance à Lille d’Éloïse Del­sart.

1999

Elle devient tra­vailleuse du sexe sous le nom d’Ovidie.

2000

Réal­i­sa­tion de fic­tions porno-fémin­istes pour Canal+.

2002

Elle pub­lie Porno man­i­festo (Flam­mar­i­on), dans lequel elle défend le fémin­isme pro­s­exe.

2010

Réal­i­sa­tion du doc­u­men­taire Rha­bil­lage pour France 2.

2018

Prix Amnesty Inter­na­tion­al au Fes­ti­val du film de Thes­sa­lonique et final­iste du prix Albert-Lon­dres pour le doc­u­men­taire Là où les putains n’existent pas.

2020

Éloïse Del­sart devient doc­teure ès let­tres.

  • 1
    Nel­ly Arcan, Folle, Édi­tions du Seuil, 2004
  • 2
    Valerie Solanas, SCUM Man­i­festo, traduit de l’anglais par Emmanuèle de Lesseps, édi­tions La Nou­velle Société 1971. Dans ce brûlot misan­dre aujour­d’hui culte, « SCUM » est l’acronyme de Soci­ety for Cut­ting Up Men (asso­ci­a­tion qui veut cas­tr­er les hommes). « Les SCUM » désigne les femmes mem­bres de ce club informel.
  • 3
    En 1973, le cinéaste Jean Eustache réalise La Maman et la Putain, son plus célèbre film, qui met en scène un tri­an­gle amoureux
Ovidie

Autrice et réalisatrice de fictions et documentaires, Docteure en Lettres et Études filmiques, spécialisée dans les questions de corps, féminismes, sexualités. Voir tous ses articles

Jouer, quand les féministes bousculent les règles

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