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Niki de Saint Phalle, voler le feu

Con­nue pour ses Nanas dansantes et col­orées, l’artiste fran­co-états-uni­enne (1930–2002) est l’autrice d’une œuvre foi­son­nante qui résonne avec les com­bats fémin­istes post-#MeToo. Inces­tée par son père, en révolte vis-à-vis de son milieu, désireuse de dyna­miter la représen­ta­tion des femmes, Niki de Saint Phalle aura passé sa vie à ten­ter de se libér­er des car­cans.
Publié le 23/04/2024

Modifié le 16/01/2025

Niki de Saint Phalle (à droite) à Amsterdam en 1962 avec, de gauche à droite, les sculpteurs Per Olof Ultvedt, Robert Rauschenberg, Martial Raysse, Daniel Spoerri et Jean Tinguely, pendant le montage de leur exposition Dylaby (Labyrinthe dynamique). Christer Strömholm / Strömholm Estate / Agence VU
Niki de Saint Phalle (à droite) à Ams­ter­dam en 1962 avec, de gauche à droite, les sculp­teurs Per Olof Ultvedt, Robert Rauschen­berg, Mar­tial Raysse, Daniel Spo­er­ri et Jean Tingue­ly, pen­dant le mon­tage de leur expo­si­tion Dyla­by (Labyrinthe dynamique). Chris­ter Strömholm / Strömholm Estate / Agence VU

C’est un jardin dis­simulé dans les replis de la Toscane, en Ital­ie. Mon­u­men­tal au milieu des chênes verts et des oliviers, un sphinx à la tête et au buste de femme accueille les vis­i­teuses et les vis­i­teurs. Formes opu­lentes, entrelacs de lignes et de matières, couleurs explo­sives… Niki de Saint Phalle a mis vingt ans, de 1978 à 1998, à ériger ce parc sans pareil : le jardin des Tarots et ses 22 sculp­tures archi­tec­turales, réin­ter­pré­tant les arcanes majeurs du célèbre jeu de cartes dans sa ver­sion mar­seil­laise – la Papesse, la Jus­tice, la Tem­pérance, etc. « Dans la mesure où elle démarre sa car­rière quinze ans avant les années 1970 et la deux­ième vague du fémin­isme, elle serait plutôt protofémin­iste », cadre d’emblée Cather­ine Dossin, pro­fesseure asso­ciée en his­toire de l’art con­tem­po­rain à l’université Pur­due aux États-Unis, et autrice de plusieurs arti­cles sur Niki de Saint Phalle (1).

 

En se tail­lant une place de choix dans un monde de l’art alors dom­iné par les hommes ; en dyna­mi­tant les représen­ta­tions plas­tiques tra­di­tion­nelles des femmes ; en appelant, à la radio et à la télévi­sion, au pou­voir des « nanas » et à l’avènement d’une société matri­ar­cale ; en dres­sant, dans un espace pub­lic très mas­culin, des fontaines, des aires de jeux pour enfants, des sculp­tures immer­sives… elle ouvre la voie et pré­pare le ter­rain aux généra­tions suiv­antes. « Pour moi, c’est une icône fémin­iste. Sa puis­sance est un exem­ple ; ses œuvres, ses enseigne­ments. Dans son sil­lage, j’ai fait de nou­veaux pas dans ma vie ces dernières années, dont celui de pass­er à la réal­i­sa­tion », con­fie l’actrice et désor­mais met­teuse en scène Céline Sal­lette. Son pre­mier long métrage, Niki, dont la sor­tie est prévue en 2024, racon­te com­ment Niki de Saint Phalle « se fait naître en devenant artiste ».

Issue d’une lignée aris­to­cra­tique française du côté de son père et d’une riche famille états-uni­enne du côté de sa mère, Cather­ine-Marie-Agnès de Saint Phalle naît en France en 1930. Elle y passe les trois pre­mières années de sa vie, loin de ses par­ents, étab­lis aux États-Unis. Elle les retrou­ve à New York, où elle grandit. C’est alors que sa mère la rebap­tise Niki, pour cess­er d’avoir à pronon­cer son prénom com­posé, choisi par son mari en sou­venir d’un pre­mier amour.

 

L’été des serpents

Dans le pre­mier tome de son auto­bi­ogra­phie, récem­ment réédité par Gal­li­mard (2), Niki de Saint Phalle par­le de son enfance comme d’une « prison dorée » : sco­lar­ité dans un cou­vent de bonnes sœurs puis dans une école pro­gres­siste pour filles, sor­ties en voili­er à Long Island, fréquentes vis­ites à la sec­tion égyp­ti­enne du Met­ro­pol­i­tan Muse­um of Art. Son père est sou­vent décrit comme fan­tasque et volage ; sa mère, ultra-rigide, lève régulière­ment la main sur ses cinq enfants. « Nous étions en 1940, les femmes pou­vaient être des reines à la mai­son, mais rien de plus. […] Très vite, j’ai com­pris que les hommes avaient le pou­voir, et le pou­voir, je le voulais. Oui, je leur vol­erai leur feu, je n’accepterai pas les fron­tières que Maman voulait m’imposer du seul fait que j’étais une femme. »

Nulle men­tion, dans cet écrit paru pour la pre­mière fois en 1999, du viol com­mis par son père alors qu’elle avait 11 ans. Niki de Saint Phalle le révélait pour­tant quelques années plus tôt dans Mon secret (3). Cet ouvrage grand for­mat est entière­ment man­u­scrit et rédigé sous forme de mis­sive à sa fille. Une spon­tanéité enfan­tine en émane, con­trastant avec un réc­it cru et lucide à la pre­mière per­son­ne : « L’été des ser­pents fut celui où mon père, ce ban­quier, cet aris­to­crate, avait mis son sexe dans ma bouche. » Plus loin : « Tour­men­tée pen­dant des années par ce viol, je con­sul­tais de nom­breux psy­chi­a­tres : des hommes, hélas ! Ce qu’ils fai­saient ressor­tir avant tout, à mon pro­fond désar­roi, c’était l’ambivalence de la petite fille, qui aurait provo­qué la sit­u­a­tion. »

« Niki de Saint Phalle a par­lé de cet inces­te très tard [à 64 ans], car elle avait peur que cette his­toire oblitère le reste de son tra­vail », observe Camille Morineau, direc­trice de l’association Aware et com­mis­saire de l’exposition Niki de Saint Phalle au Grand Palais, en 2014. « Elle a fini par le racon­ter dans un esprit pré-#MeToo, con­sid­érant qu’elle pou­vait jouer un rôle sym­bol­ique impor­tant. »

Une analyse que partage l’historienne et cri­tique d’art Élis­a­beth Lebovi­ci : « Ses pro­duc­tions imprimées ou ses films expéri­men­taux comme Dad­dy (4) sont extra­or­di­naires. Ils sont moins con­nus que ses sculp­tures de Nanas, mais c’est la par­tie de son œuvre qui rejoint sans doute le plus les préoc­cu­pa­tions fémin­istes actuelles. La façon dont elle y détend la chronolo­gie dit à quel point un inces­te détru­it et boule­verse la tem­po­ral­ité. »

Pellicule du film Daddy (1972) coréalisé avec Peter Whitehead. On y voit Niki de Saint Phalle de dos en pleine séance de tir.CENTRE POMPIDOU, MNAMCCI / RMN-GP / H.VÉRONÈSE /  © 2024 NIKI CHARITABLE ART FOUNDATION / ADAGP, PARIS

Pel­licule du film Dad­dy (1972) coréal­isé avec Peter White­head. On y voit Niki de Saint Phalle de dos en pleine séance de tir.
CENTRE POMPIDOU, MNAMCCI / RMN-GP / H.VÉRONÈSE /  © 2024 NIKI CHARITABLE ART FOUNDATION / ADAGP, PARIS

C’est à la suite d’une hos­pi­tal­i­sa­tion que Niki de Saint Phalle décide de con­sacr­er sa vie à l’art. Elle a 23 ans. Mar­iée depuis qua­tre ans au poète Har­ry Math­ews, elle est mère d’une fille, Lau­ra, née deux ans plus tôt. La famille a rejoint la France depuis peu. La jeune femme tra­vaille alors comme man­nequin et broie du noir. Elle accu­mule un arse­nal d’objets tran­chants dans son sac, sous son lit, et réflé­chit à la meilleure façon de se sui­cider. Une infidél­ité de son mari provoque chez elle une crise aiguë. Pen­dant six semaines, elle est internée dans une unité psy­chi­a­trique à Nice, où elle subit une série d’électrochocs. Pour lui chang­er les idées, un cou­ple d’ami·es lui offre une boîte de gouach­es. Elle qui pra­ti­quait déjà un peu la pein­ture s’y remet alors « avec acharne­ment », selon ses mots. Les années qui suiv­ent, elle se forme en auto­di­dacte. Avide de musées, d’architecture, de voy­ages, de ren­con­tres. Elle peint, colle, imbrique, truffe ses toiles et ses petits autels de jou­ets en plas­tique chipés à ses enfants – son fils, Philip, est né en 1955 – ou de ces out­ils tran­chants qu’elle rêvait un temps de retourn­er con­tre elle.

Au seuil de son tren­tième anniver­saire, la plas­ti­ci­enne con­fie la garde de ses deux enfants à leur père. « Dans son esprit, l’art exigeait “des sac­ri­fices”, et même si elle aimait ses enfants, elle voy­ait le fait de s’en sépar­er comme un mal néces­saire », pointe sa biographe Cather­ine Francblin (5). « Con­traire­ment à ce que l’on entend par­fois, elle ne les a pas du tout aban­don­nés, pré­cise Camille Morineau. Son mari avait plus de moyens et plus de temps qu’elle, qui voulait en pass­er le plus pos­si­ble dans son ate­lier. C’était un choix très peu ordi­naire dans les années 1960, et elle s’en est sen­tie coupable toute sa vie. »

Niki de Saint Phalle dans son atelier, en 1971, en train de peindre une de ses Nanas.JACK NISBERG / ROGER-VIOLLET © 2024 NIKI CHARITABLE ART FOUNDATION / ADAGP, PARIS

Niki de Saint Phalle dans son ate­lier, en 1971, en train de pein­dre une de ses Nanas.
JACK NISBERG / ROGER-VIOLLET © 2024 NIKI CHARITABLE ART FOUNDATION / ADAGP, PARIS

L’arme de l’art

Tour­nant le dos à son nid bour­geois, Niki de Saint Phalle s’installe à Paris, impasse Ron­sin : de som­maires ate­liers d’artistes plan­tés sur un ter­rain vague du XVe arrondisse­ment. Elle y côtoie l’avant-garde artis­tique de l’époque, dont le sculp­teur suisse Jean Tingue­ly, qui devien­dra son sec­ond mari. Les con­di­tions de vie sont spar­ti­ates, mais l’atmosphère est stim­u­lante. C’est là que Niki de Saint Phalle inau­gure ses Tirs : des tableaux peints à l’aide d’une cara­bine emprun­tée à une fête foraine. Il lui suf­fit de vis­er la sur­face sous laque­lle elle a placé des poches de pein­ture, des œufs, des bombes de couleur… et la toile « saigne » et « pleure ». « En 1961, j’ai tiré sur : papa, tous les hommes, les petits, les grands, les impor­tants, les gros, les hommes, mon frère, la société, l’Église, le cou­vent, l’école, ma famille, ma mère, tous les hommes, Papa, moi-même. »

Cette série lui apporte une renom­mée inter­na­tionale et lui vaut d’être accueil­lie au sein du mou­ve­ment des nou­veaux réal­istes (6). « Seule femme au milieu d’un groupe d’hommes, elle s’impose avec une arme, sym­bole s’il en est de la dom­i­na­tion mas­cu­line », fait remar­quer Cather­ine Dossin. Dans ses tenues – com­bi­nai­son blanche et bottes en cuir noir, boas, cha­peaux à plumes –, « c’est elle qui décide de s’instrumentaliser, en tant qu’artiste. Ce ne sont pas les autres, comme lorsqu’elle était mod­èle. Elle reprend le pou­voir avec ce qui, à l’époque, est à sa dis­po­si­tion pour exis­ter. »
Façon­nées à par­tir de tulle, de plâtre, de gril­lage à poule, de bébés en plas­tique, d’araignées, de fleurs mor­tu­aires, nom­bre de ses sculp­tures représen­tent des accouche­ments, des mar­iées, une sor­cière, une pros­ti­tuée ou des « mères dévo­rantes ». « Cer­taines évo­quent claire­ment l’avortement clan­des­tin ou encore les con­séquences de l’inceste sur un corps », décode Fabi­enne Dumont, qui a rédigé la notice de Niki de Saint Phalle pour le Dic­tio­n­naire des fémin­istes (7). « Ses œuvres expri­ment des vérités inaudi­bles, con­sid­ère Céline Sal­lette. Niki expose au grand jour son ter­ri­ble, son dégoû­tant, son som­bre, et provoque ain­si des révéla­tions chez tout le monde. »

 

Hon, la femme publique

En 1966, au Mod­er­na Museet de Stock­holm, Niki de Saint Phalle cocrée, avec les sculp­teurs Jean Tingue­ly et Per Olof Ultvedt, la Hon (« Elle », en sué­dois). Une femme colosse de vingt-sept mètres de long sur neuf mètres de large et six mètres de haut. « À cette époque, deux artistes mas­culins qui se plient à la vision artis­tique d’une femme, c’est du jamais vu ! », s’enthousiasme l’historienne d’art con­tem­po­rain Cather­ine Dossin. « Avec cet énorme corps de femme enceinte, elle pousse, de façon col­orée et joyeuse, les murs du musée, insti­tu­tion encore fon­cière­ment dom­inée par les hommes », insiste Eva Kir­ilof, qui analyse l’histoire de l’art au prisme du fémin­isme dans une newslet­ter – inti­t­ulée « La superbe » – et dans une bande dess­inée*.
Allongée sur le dos, les jambes repliées et écartées, Hon offre son sexe au pub­lic : c’est par là qu’il pénètre pour décou­vrir l’œuvre, déployée sur trois étages. Avec son milk bar, ses machines absur­des signées
Tingue­ly et Ultvedt, sa galerie de faux tableaux, son tobog­gan, elle a des allures de parc d’attractions. En trois mois d’exposition, 100 000 per­son­nes explorent la struc­ture. « C’est une sorte d’opposé à L’Origine du monde de Gus­tave Courbet, où l’on ne peut que regarder, con­state Eva Kir­ilof. Là, spec­ta­tri­ces et spec­ta­teurs peu­vent s’engager à l’intérieur par le vagin. J’y vois une réflex­ion sur le corps de la femme qui devient presque un lieu pub­lic dans lequel tout le monde entre et sort comme il veut lors des tests gyné­cologiques de rou­tine ou lorsque l’on est enceinte. »
À la fois putain géante et déesse de la fer­til­ité, Hon était une sorte de grand-mère ances­trale per­me­t­tant à celles et ceux qui la vis­i­taient de renaître… De la sculp­ture découpée à la tronçon­neuse à la fin de l’exhibition, il ne reste aujourd’hui au musée sué­dois que la tête.

* Eva Kir­ilof et Mathilde Lemiesle (dessins), Une place. Réflex­ion sur la présence des femmes dans l’histoire de l’art, Les Inso­lentes, 2022.

 

Au premier plan, sculpture monumentale d’un sphinx au buste de femme à l’entrée du jardin des Tarots, conçu par Niki de Saint Phalle, en Toscane (Italie). 2014. PATRICK PETITJEAN / NATURIMAGES © 2024 NIKI CHARITABLE ART FOUNDATION / ADAGP, PARIS

Au pre­mier plan, sculp­ture mon­u­men­tale d’un sphinx au buste de femme à l’entrée du jardin des Tarots, conçu par Niki de Saint Phalle, en Toscane (Ital­ie). 2014.
PATRICK PETITJEAN / NATURIMAGES © 2024 NIKI CHARITABLE ART FOUNDATION / ADAGP, PARIS

Un « féminisme viril »

Défer­lent ensuite les Nanas, énormes, pim­pantes, libres. « Niki de Saint Phalle fait vol­er en éclats la représen­ta­tion de la femme comme une et indi­vis­i­ble, en mon­trant toutes les pos­si­bil­ités de références féminines qu’une civil­i­sa­tion peut avoir », résume Élis­a­beth Lebovi­ci. Dès 1966, la sculp­trice façonne des Nanas noires. « N’oublions pas qu’elle a fui les États-Unis au début des années 1950, notam­ment à cause du racisme qui y rég­nait », rap­pelle Camille Morineau. Que ce soit en dessin, en bal­lon gon­flable ou en mosaïque – comme le sphinx géant à la peau noire du jardin des Tarots –, elle pro­duira tout au long de sa car­rière des femmes aux car­na­tions var­iées.

Peut-on pour autant la qual­i­fi­er de fémin­iste inter­sec­tion­nelle ? « Il ne faut pas exagér­er ni tomber dans l’anachronisme ! s’amuse Élis­a­beth Lebovi­ci. C’est une femme un peu aris­to­cra­tique, blanche, hétéro­sexuelle, qui n’évolue pas du tout dans le monde de la reven­di­ca­tion poli­tique. » D’autant que son insis­tance à glo­ri­fi­er le corps des femmes, leur intu­ition, leur impor­tance comme source de vie sem­ble par­fois fris­er l’essentialisme. Non sans ironie d’ailleurs, quand elle déclare : « Les machos ont été mes mus­es », les remer­ciant de lui avoir causé les blessures qui ont nour­ri son art. « Reposant sur une féminité tri­om­phante, son fémin­isme est héroïque et vir­il », écrit Cather­ine Francblin, qui voit en elle « une indi­vid­u­al­iste farouche »

Bien qu’elle ait dit avoir avorté clan­des­tine­ment (8), elle ne signe pas le « Man­i­feste des 343 », en 1971. Invitée dans ces mêmes années à rejoin­dre le mou­ve­ment fémin­iste, que ce soit par l’écrivaine fémin­iste états-uni­enne Kate Mil­lett, la réal­isatrice Agnès Var­da ou encore l’actrice Jane Fon­da, elle hésite longue­ment, avant de refuser. « Je me suis dit : “Pourquoi main­tenant ?” Je sens à ma manière que toutes les choses mon­u­men­tales que j’ai faites sont aus­si pour prou­ver qu’une femme peut tra­vailler à cette dimen­sion (9). »

Le jardin des Tarots est le sym­bole de ce fémin­isme à l’œuvre. Jouant de ses con­tacts, Niki de Saint Phalle acquiert un ter­rain isolé, en Ital­ie – pays dont elle ne par­le pas la langue et où elle ne con­naît per­son­ne. Elle y fait installer l’eau et l’électricité. Sans mécène, elle aut­o­fi­nance pen­dant vingt ans ce pro­jet titanesque. Cédant ses œuvres au prix fort à ses anciens amours, lançant un par­fum à son nom, créant et ven­dant des objets en série – dont elle des­sine tous les motifs. « Elle a été très en avance au sujet du mar­ket­ing mis au ser­vice d’un pro­jet artis­tique », souligne Céline Sal­lette. Pour don­ner corps aux sculp­tures colos­sales de son « jardin de joie », elle col­la­bore avec Jean Tingue­ly, dont elle con­tin­ue d’être proche après leur sépa­ra­tion. Elle s’entoure de spé­cial­istes de la soudure, de céramistes, d’artisan·es du verre, de technicien·nes mani­ant des pul­vérisa­teurs de béton… Femmes et hommes, tout le monde est payé à salaire égal.

Vivant sur place pour mieux super­vis­er les travaux, elle choisit le corps d’une femme pour mai­son. Une femme qu’elle a inven­tée, mod­elée, édi­fiée. La mère idéale qu’elle n’a pas eue ? La déesse-nature en laque­lle elle croy­ait ? Entière­ment recou­vert de miroirs, cet espace mi-utérin, mi-grotte, fini­ra par l’étouffer, elle qui, sa vie durant, a souf­fert de graves prob­lèmes aux poumons et à la thy­roïde. Elle s’éteint en Cal­i­fornie à 72 ans, non sans avoir légué son droit moral à sa petite-fille, pré­parée à cette mis­sion qua­si spir­ituelle depuis son ado­les­cence. Le pou­voir aux « nanas », jusqu’au bout. •

Cet arti­cle a été édité par Élise Thiébaut.

 

Niki de Saint Phalle en 5 dates

1930

Nais­sance de Niki de Saint Phalle à Neuil­ly-sur-Seine.

1953

Hos­pi­tal­isée pour une grave dépres­sion, elle décide de con­sacr­er sa vie à l’art.

1961

Début des Tirs, des œuvres hap­pen­ing qui sig­nent son entrée dans le monde artis­tique.

1994

L’artiste révèle avoir été vio­lée par son père à l’âge de 11 ans, dans Mon Secret.

2002

Mort de Niki de Saint Phalle à La Jol­la, en Cal­i­fornie.


(1) « Niki de Saint Phalle and the Mas­ca­rade of Hyper­fem­i­n­i­ty », Women’s Art Jour­nal, 2010, et « Les longs métrages de Niki », dans le cat­a­logue Niki de Saint Phalle, pub­lié à l’occasion de l’exposition con­sacrée à l’artiste au Grand Palais en 2014.

(2) Traces. Une auto­bi­ogra­phie, 1930–1949, Gal­li­mard, 2023. La suite, Har­ry and Me, 1950–1960, paraî­tra en 2025.

(3) Pub­lié une pre­mière fois en 1994, épuisé depuis, il a été réédité en mai 2023 par Les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque.

(4) Ce long métrage de 1972 est qual­i­fié par l’artiste de « psy­chodrame col­lec­tif et à moitié auto­bi­ographique », dirigé « con­tre la reli­gion, la soumis­sion de la femme au mâle et surtout con­tre l’image du père ».

(5) Cather­ine Francblin, Niki de Saint Phalle. La révolte à l’œuvre, Haz­an, 2013. C’est la pre­mière biogra­phie de l’artiste en français. Sauf men­tion con­traire, toutes les cita­tions de Niki de Saint Phalle en sont issues.

(6) Ce mou­ve­ment artis­tique né en 1960 s’attache à opér­er « un recy­clage poé­tique du réel urbain, indus­triel ou pub­lic­i­taire », selon les ter­mes de Pierre Restany, et réu­nit des per­son­nal­ités comme Yves Klein, Arman ou Jean Tingue­ly.

(7) Chris­tine Bard (dir.) avec la col­lab­o­ra­tion de Sylvie Chap­er­on, Dic­tio­n­naire des fémin­istes : France, xvi­i­ie — xxie siè­cle, PUF, 2017.

(8) Elle évoque cet avorte­ment dans un arti­cle pub­lié le 19 juil­let 1980 par The Inter­na­tion­al Her­ald Tri­bune, « Niki de Saint Phalle Meets “The New Man” ».

(9) Niki de Saint Phalle, artiste solaire et engagée, cinq pod­casts d’« À voix nue », France Cul­ture, mai 2002.

Fleur de la Haye-Serafini

Journaliste indépendante basée à Rome (Italie), elle est aussi guide-conférencière. Elle a publié le Dictionnaire insolite de Rome (Cosmopole, 2019). Voir tous ses articles

DESSINER : ESQUISSES D’UNE ÉMANCIPATION


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