Et une de plus ! En 2025, il semble que pas une semaine ne s’écoule sans qu’une journaliste lance son infolettre. Au mois de mai, ma consœur Renée Greusard annonçait sur Instagram son départ du Nouvel Obs. « Évidemment que je vais lancer une newsletter, suivez-moi sur Substack même si je n’y comprends rien pour l’instant », concluait son post.
Substack, une des applications les plus en vogue du moment, permet à la fois d’envoyer et de recevoir des infolettres (gratuites ou payantes pour les abonné·es) d’une part et de publier des posts quotidiens, des podcasts ou des vidéos, comme sur n’importe quel réseau social. L’entreprise états-unienne a dépassé les cinq millions d’abonnements payants et compte « des dizaines de millions d’abonnés actifs » dans le monde, selon Farrah Storr, responsable des partenariats pour l’Europe, qui ajoute que la plateforme enregistre « une croissance continue […], y compris en France ».
En septembre 2024, je lançais moi-même ma newsletter, Gendercover, sur cette plateforme, qui se targue d’attirer « de nombreuses écrivaines féministes qui ont choisi Substack parce qu’elle leur donne la liberté de publier selon leurs propres conditions ».
La preuve : tout comme l’ancienne journaliste de Marie Claire Mélody Thomas, la journaliste et essayiste féministe Lauren Bastide a directement été démarchée par la plateforme, où elle a lancé La Douceur en juillet 2024, en parallèle de son podcast Folie douce.
Est-ce à dire que Substack, Kessel ou Patreon seraient désormais le lieu où s’expriment les journalistes féministes ? Ces applications semblent en tout cas proposer un nouvel espace de liberté.
Pourtant, comme les podcasts, qui, au moment de leur essor, existaient déjà depuis des années – Arte Radio a par exemple été fondée en 2002 –, ce média n’a rien de nouveau. « En 2015, les newsletters les plus populaires étaient autant lues que des magazines comme Biba, donc en nombre de lecteur·ices, c’était comparable à la presse féminine », décrit Aurélie Olivesi, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication. Elle compare les infolettres à des éditoriaux plus radicaux ou à des fanzines, et voit également « une grande porosité avec le podcast », qui, lui aussi, valorise « le point de vue situé » et la mise en avant de personnes et de sujets peu visibles dans les médias traditionnels. « À l’époque, il y avait un manque d’offre éditoriale féministe », témoigne ma consœur Clémentine Gallot, qui lançait avec Mélanie Wanga, dès 2017, la newsletter Quoi de meuf – avant que celle-ci, forte de plus de 50 000 abonné·es, ne devienne un podcast, déprogrammé par Nouvelles écoutes en 2022. Même constat pour la journaliste Mélody Thomas, qui créait avec Jennifer Padjemi en 2018 What’s good, une infolettre inclusive sous l’angle de la pop culture : « On était sur la première vague de résurgence des newsletters féministes. Pour nous, c’était l’occasion de parler de sujets qu’on ne voyait pas dans la presse française. »
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Face à un marché de newsletters sur le féminisme qu’elle estime « saturé », Clémentine Gallot a fait un pas de côté en choisissant cette fois-ci, avec Pauline Verduzier, de lancer Quoi de mum ? – clin d’œil à son précédent podcast – une infolettre sur la parentalité. Elle vante la liberté permise par ce format : « On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut, parler à la première personne, faire des reportages… On redevient maîtresses de nos angles et de nos sujets. » C’est précisément ce qui m’a motivée à lancer Gendercover, dans la foulée de la parution de mon livre, Les Humilié·es, pour continuer à analyser les discours contre l’égalité en matière de genre.
Lauren Bastide a lancé Folie douce sur Kessel, en parallèle du podcast du même nom, « pour pouvoir proposer des contenus sur la santé mentale », sur une « temporalité ralentie », explique-t-elle. C’est aussi l’envie de « pouvoir travailler sur un temps long » qui a motivé Mélody Thomas pour le lancement de La Perce-Oreille sur Substack en mars 2025. Et comme elle gagne aujourd’hui sa vie sans dépendre de la pige, la journaliste de mode a fait le choix de ne pas rendre payante sa newsletter. « J’avais besoin d’un espace de réflexion dégagé des questions pécuniaires, pour ne pas en faire un énième travail, et de renouer avec l’idée d’écriture comme plaisir », confie-t-elle.
« On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut. On redevient maîtresses de nos angles et de nos sujets. »
Clementine Gallot, journaliste
De mon côté, j’ai également décidé de laisser ma newsletter gratuite pour l’instant. La raison est que je n’ai pas du tout assez de temps à y consacrer. Justement parce que je dois gagner ma vie à côté, et que je ne peux pas me permettre de tout lâcher dans l’espoir que, un jour, à force de persévérance et de publications de qualité, celles-ci finissent par m’assurer une rémunération suffisante.
Pub, partenariat ou vente directe
Face à la prolifération des offres, Clémentine Gallot et Pauline Verduzier ont préféré aller chercher l’argent du côté de la publicité et des partenariats plutôt que du côté des abonnements. Le but ? « Que ce soit un complément de revenu sur lequel on ait la main », explique Clémentine Gallot. Précurseuse avec le lancement en 2021 de Plan cash, devenu un média « qui parle d’argent aux femmes, sans tabou », Léa Lejeune a tout de suite opté pour la publicité. « On est sur un créneau très spécifique, donc ce n’était pas très dur de trouver un nouvel annonceur à partir du moment où on avait passé 5 000 abonnées », raconte-t-elle. Aujourd’hui, ces seuls encarts permettent à Plan cash, plus de 33 000 abonné·es, d’engranger entre 4 000 et 6 000 euros net de chiffre d’affaires par mois.
Lauren Bastide, pour qui la newsletter est « forcément un à‑côté de quelque chose », trouve à l’inverse plutôt « vertueux et sain » d’être dans une sorte de démarche de vente directe de productrice aux lecteur·ices : « J’y vois la possibilité d’avoir un revenu supplémentaire pour être moins dépendante des annonceurs de mon podcast, des maisons d’édition ou des médias ».
Envie de sécurité
Pour Lauren Bastide comme pour d’autres, le fait de proposer un contenu payant permet aussi de filtrer à l’entrée : « Il y a, avec la newsletter, une espèce de communauté de valeurs et d’identité avec mes abonné·es, qui en fait un espace extrêmement safe. Je me sens cent fois plus en sécurité quand j’envoie un article via ma newsletter que quand je poste un truc sur Instagram par exemple. » À l’image de la sociologue, autrice et militante franco-israélienne Illana Weizman, qui a créé Impudique sur Kessel : « J’avais de plus en plus de mal à écrire et à être exposée. J’avais subi de grosses vagues de haine en ligne. Alors j’ai cherché un endroit refuge, qu’incarne aujourd’hui ma newsletter. Elle est payante, ce qui est aussi une espèce de gage. C’est comme si j’étais derrière une muraille. »
C’est la même envie de sécurité qui a motivé Taous Merakchi lorsqu’elle a lancé La Newsletter de l’horreur sur Patreon en 2019. Elle avait envie « d’un retour au blog », sans les risques de cyberharcèlement – dont elle a été victime. « J’avais besoin de deux choses, décrit-elle : un soutien financier et une barrière protectrice ; je ne voulais plus faire les choses publiquement. » Grâce à ses 920 abonné·es, elle gagne désormais entre 1 600 et 1 700 euros net mensuels. « J’espérais que ça puisse arriver, mais de là à ce que ça paie mon loyer, ça a changé ma vie… C’est grâce à ça que je peux vivre de ma plume », se réjouit-elle. Ce qui, à ses yeux, « aurait été impossible en s’en tenant aux médias traditionnels ».
Parmi les journalistes ayant récemment créé leur newsletter, plusieurs travaillaient dans de grands médias. « Si l’écosystème des médias allait mieux, on ne serait pas tous·tes en train de faire des newsletters », avance Clémentine Gallot, qui a subi la liquidation judiciaire du magazine féministe Causette en 2024.
Dans un contexte de crise de la presse, mais aussi de concentration et d’extrême-droitisation des médias, aux États-Unis comme en France, l’espace indépendant offert par la plateforme Substack n’est toutefois pas un eldorado, comme l’explique la chercheuse Marion Olharan Lagan, autrice de Patriartech. Les nouvelles technologies au service du vieux monde (Hors d’atteinte, 2024) et de la lettre Word Economy, elle-même hébergée sur Substack. « La plateforme se prévaut d’être un complément à l’industrie des médias, alors que la manière dont ses dirigeants opèrent montre qu’ils veulent la remplacer, ce qui est à mon sens très négatif », s’inquiète-t-elle.
L’entreprise ne s’en cache d’ailleurs pas. « Nous mettons en place un modèle économique et une infrastructure qui permettent aux auteurs et aux créateurs [sic] de bâtir leurs propres empires médiatiques indépendants », prétend la responsable des partenariats européens, Farrah Storr. Au risque d’y sacrifier quelques valeurs, met en garde Marion Olharan Lagan : « Les fondateurs de Substack appréhendent la liberté d’expression à la Zuckerberg [le patron de Meta], c’est-à-dire que tout le monde fait ce qu’il veut, y compris les néonazis. »
Un énième boys’ club blanc ?
Avec la commission non négligeable de 10 % qu’elle se verse, la plateforme était en 2023 au cœur des critiques pour avoir tiré profit de contenus suprémacistes blancs et antisémites. En janvier 2025, Chris Best, un des fondateurs, se fendait d’un billet décrivant le créateur de Facebook et Elon Musk comme de fervents défenseurs de la liberté d’expression. Le trio, masculin, à l’origine de Substack a pour l’instant refusé de la revendre au patron de Tesla, mais… les abonnements à l’application ne financeraient-ils pas finalement en partie un énième boys’ club ? « Qui apparaît beaucoup sur les plateformes dominantes en France (Substack, Kessel et Patreon) ? Des hommes blancs et privilégiés », abonde Marion Olharan Lagan. Au moment de la rédaction de cet article, l’onglet News de l’application Substack faisait en effet apparaître très peu de femmes, encore moins racisées, parmi ses « top best-sellers », essentiellement en provenance des États-Unis.
Le système de recommandations proposé par Substack, et la présence des revues de presse dans les infolettres permettent la « construction d’une culture féministe en réseau », comme l’a nommée la chercheuse Aurélie Olivesi. Une « circulation des savoirs » que Lauren Bastide trouve « finalement très féministe ». À condition de « faire l’effort de nous trouver les unes les autres et de sortir de nos bulles respectives », met toutefois en garde Mélody Thomas. Celle-ci invite à orienter nos algorithmes pour mettre en avant davantage de personnes racisées : « Ce n’est pas que ce contenu n’existe pas, mais c’est qu’il est invisibilisé par notre propre consommation de l’information. »
En attendant de, peut-être, un jour, trouver un espace d’information plus vertueux, qui ne devienne pas un énième modèle d’exploitation des autrices les plus précaires, de nombreuses journalistes féministes incitent leurs consœurs à se lancer. Et bien qu’elle soit méfiante, Marion Olharan Lagan n’est pas en reste : « Je pense que l’idée est d’être un peu mercenaire. C’est-à-dire venir sur Substack, récupérer le plus d’abonné·es possible, pour ensuite partir et être indépendante. » •






