Newsletters : quand la boîte mail devient un mégaphone

Presque dix ans après le boom des podcasts en France, de plus en plus de jour­na­listes fémi­nistes lancent leur news­let­ter. Format simple et acces­sible, l’infolettre n’a toutefois pas encore trouvé son modèle éco­no­mique. Peut-elle ouvrir un nouvel espace de liberté et d’information ?

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Publié le 29/07/2025

Modifié le 01/09/2025

Mathilde Aubier pour La Déferlante
Illustration ! Mathilde Aubier pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

Et une de plus ! En 2025, il semble que pas une semaine ne s’écoule sans qu’une jour­na­liste lance son info­lettre. Au mois de mai, ma consœur Renée Greusard annonçait sur Instagram son départ du Nouvel Obs. « Évidemment que je vais lancer une news­let­ter, suivez-moi sur Substack même si je n’y comprends rien pour l’instant », concluait son post.

 

Substack, une des appli­ca­tions les plus en vogue du moment, permet à la fois d’envoyer et de recevoir des info­lettres (gratuites ou payantes pour les abonné·es) d’une part et de publier des posts quo­ti­diens, des podcasts ou des vidéos, comme sur n’importe quel réseau social. L’entreprise états-unienne a dépassé les cinq millions d’abonnements payants et compte « des dizaines de millions d’abonnés actifs » dans le monde, selon Farrah Storr, res­pon­sable des par­te­na­riats pour l’Europe, qui ajoute que la pla­te­forme enre­gistre « une crois­sance continue […], y compris en France ».

En septembre 2024, je lançais moi-même ma news­let­ter, Gendercover, sur cette pla­te­forme, qui se targue d’attirer « de nom­breuses écri­vaines fémi­nistes qui ont choisi Substack parce qu’elle leur donne la liberté de publier selon leurs propres condi­tions ».

La preuve : tout comme l’ancienne jour­na­liste de Marie Claire Mélody Thomas, la jour­na­liste et essayiste féministe Lauren Bastide a direc­te­ment été démarchée par la pla­te­forme, où elle a lancé La Douceur en juillet 2024, en parallèle de son podcast Folie douce.

Est-ce à dire que Substack, Kessel ou Patreon seraient désormais le lieu où s’expriment les jour­na­listes fémi­nistes ? Ces appli­ca­tions semblent en tout cas proposer un nouvel espace de liberté.

Pourtant, comme les podcasts, qui, au moment de leur essor, exis­taient déjà depuis des années – Arte Radio a par exemple été fondée en 2002 –, ce média n’a rien de nouveau. « En 2015, les news­let­ters les plus popu­laires étaient autant lues que des magazines comme Biba, donc en nombre de lecteur·ices, c’était com­pa­rable à la presse féminine », décrit Aurélie Olivesi, maîtresse de confé­rences en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion. Elle compare les info­lettres à des édi­to­riaux plus radicaux ou à des fanzines, et voit également « une grande porosité avec le podcast », qui, lui aussi, valorise « le point de vue situé » et la mise en avant de personnes et de sujets peu visibles dans les médias tra­di­tion­nels. « À l’époque, il y avait un manque d’offre édi­to­riale féministe », témoigne ma consœur Clémentine Gallot, qui lançait avec Mélanie Wanga, dès 2017, la news­let­ter Quoi de meuf – avant que celle-ci, forte de plus de 50 000 abonné·es, ne devienne un podcast, dépro­gram­mé par Nouvelles écoutes en 2022. Même constat pour la jour­na­liste Mélody Thomas, qui créait avec Jennifer Padjemi en 2018 What’s good, une info­lettre inclusive sous l’angle de la pop culture : « On était sur la première vague de résur­gence des news­let­ters fémi­nistes. Pour nous, c’était l’occasion de parler de sujets qu’on ne voyait pas dans la presse française. »

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Face à un marché de news­let­ters sur le féminisme qu’elle estime « saturé », Clémentine Gallot a fait un pas de côté en choi­sis­sant cette fois-ci, avec Pauline Verduzier, de lancer Quoi de mum ? – clin d’œil à son précédent podcast – une info­lettre sur la paren­ta­li­té. Elle vante la liberté permise par ce format : « On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut, parler à la première personne, faire des repor­tages… On redevient maî­tresses de nos angles et de nos sujets. » C’est pré­ci­sé­ment ce qui m’a motivée à lancer Gendercover, dans la foulée de la parution de mon livre, Les Humilié·es, pour continuer à analyser les discours contre l’égalité en matière de genre.


Lauren Bastide a lancé Folie douce sur Kessel, en parallèle du podcast du même nom, « pour pouvoir proposer des contenus sur la santé mentale », sur une « tem­po­ra­li­té ralentie », explique-t-elle. C’est aussi l’envie de « pouvoir tra­vailler sur un temps long » qui a motivé Mélody Thomas pour le lancement de La Perce-Oreille sur Substack en mars 2025. Et comme elle gagne aujourd’hui sa vie sans dépendre de la pige, la jour­na­liste de mode a fait le choix de ne pas rendre payante sa news­let­ter. « J’avais besoin d’un espace de réflexion dégagé des questions pécu­niaires, pour ne pas en faire un énième travail, et de renouer avec l’idée d’écriture comme plaisir », confie-t-elle.


« On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut. On redevient maî­tresses de nos angles et de nos sujets. »

Clementine Gallot, journaliste

 


De mon côté, j’ai également décidé de laisser ma news­let­ter gratuite pour l’instant. La raison est que je n’ai pas du tout assez de temps à y consacrer. Justement parce que je dois gagner ma vie à côté, et que je ne peux pas me permettre de tout lâcher dans l’espoir que, un jour, à force de per­sé­vé­rance et de publi­ca­tions de qualité, celles-ci finissent par m’assurer une rému­né­ra­tion suffisante.

Pub, partenariat ou vente directe

Face à la pro­li­fé­ra­tion des offres, Clémentine Gallot et Pauline Verduzier ont préféré aller chercher l’argent du côté de la publicité et des par­te­na­riats plutôt que du côté des abon­ne­ments. Le but ? « Que ce soit un com­plé­ment de revenu sur lequel on ait la main », explique Clémentine Gallot. Précurseuse avec le lancement en 2021 de Plan cash, devenu un média « qui parle d’argent aux femmes, sans tabou », Léa Lejeune a tout de suite opté pour la publicité. « On est sur un créneau très spé­ci­fique, donc ce n’était pas très dur de trouver un nouvel annonceur à partir du moment où on avait passé 5 000 abonnées », raconte-t-elle. Aujourd’hui, ces seuls encarts per­mettent à Plan cash, plus de 33 000 abonné·es, d’engranger entre 4 000 et 6 000 euros net de chiffre d’affaires par mois.

Lauren Bastide, pour qui la news­let­ter est « forcément un à‑côté de quelque chose », trouve à l’inverse plutôt « vertueux et sain » d’être dans une sorte de démarche de vente directe de pro­duc­trice aux lecteur·ices : « J’y vois la pos­si­bi­li­té d’avoir un revenu sup­plé­men­taire pour être moins dépen­dante des annon­ceurs de mon podcast, des maisons d’édition ou des médias ».

Envie de sécurité

Pour Lauren Bastide comme pour d’autres, le fait de proposer un contenu payant permet aussi de filtrer à l’entrée : « Il y a, avec la news­let­ter, une espèce de com­mu­nau­té de valeurs et d’identité avec mes abonné·es, qui en fait un espace extrê­me­ment safe. Je me sens cent fois plus en sécurité quand j’envoie un article via ma news­let­ter que quand je poste un truc sur Instagram par exemple. » À l’image de la socio­logue, autrice et militante franco-israélienne Illana Weizman, qui a créé Impudique sur Kessel : « J’avais de plus en plus de mal à écrire et à être exposée. J’avais subi de grosses vagues de haine en ligne. Alors j’ai cherché un endroit refuge, qu’incarne aujourd’hui ma news­let­ter. Elle est payante, ce qui est aussi une espèce de gage. C’est comme si j’étais derrière une muraille. »

C’est la même envie de sécurité qui a motivé Taous Merakchi lorsqu’elle a lancé La Newsletter de l’horreur sur Patreon en 2019. Elle avait envie « d’un retour au blog », sans les risques de cybe­rhar­cè­le­ment – dont elle a été victime. « J’avais besoin de deux choses, décrit-elle : un soutien financier et une barrière pro­tec­trice ; je ne voulais plus faire les choses publi­que­ment. » Grâce à ses 920 abonné·es, elle gagne désormais entre 1 600 et 1 700 euros net mensuels. « J’espérais que ça puisse arriver, mais de là à ce que ça paie mon loyer, ça a changé ma vie… C’est grâce à ça que je peux vivre de ma plume », se réjouit-elle. Ce qui, à ses yeux, « aurait été impos­sible en s’en tenant aux médias tra­di­tion­nels ».

Parmi les jour­na­listes ayant récemment créé leur news­let­ter, plusieurs tra­vaillaient dans de grands médias. « Si l’écosystème des médias allait mieux, on ne serait pas tous·tes en train de faire des news­let­ters », avance Clémentine Gallot, qui a subi la liqui­da­tion judi­ciaire du magazine féministe Causette en 2024.

Dans un contexte de crise de la presse, mais aussi de concen­tra­tion et d’extrême-droitisation des médias, aux États-Unis comme en France, l’espace indé­pen­dant offert par la pla­te­forme Substack n’est toutefois pas un eldorado, comme l’explique la cher­cheuse Marion Olharan Lagan, autrice de Patriartech. Les nouvelles tech­no­lo­gies au service du vieux monde (Hors d’atteinte, 2024) et de la lettre Word Economy, elle-même hébergée sur Substack. « La pla­te­forme se prévaut d’être un com­plé­ment à l’industrie des médias, alors que la manière dont ses diri­geants opèrent montre qu’ils veulent la remplacer, ce qui est à mon sens très négatif », s’inquiète-t-elle.

L’entreprise ne s’en cache d’ailleurs pas. « Nous mettons en place un modèle éco­no­mique et une infra­struc­ture qui per­mettent aux auteurs et aux créateurs [sic] de bâtir leurs propres empires média­tiques indé­pen­dants », prétend la res­pon­sable des par­te­na­riats européens, Farrah Storr. Au risque d’y sacrifier quelques valeurs, met en garde Marion Olharan Lagan : « Les fon­da­teurs de Substack appré­hendent la liberté d’expression à la Zuckerberg [le patron de Meta], c’est-à-dire que tout le monde fait ce qu’il veut, y compris les néonazis. »

Un énième boys’ club blanc ?

Avec la com­mis­sion non négli­geable de 10 % qu’elle se verse, la pla­te­forme était en 2023 au cœur des critiques pour avoir tiré profit de contenus supré­ma­cistes blancs et anti­sé­mites. En janvier 2025, Chris Best, un des fon­da­teurs, se fendait d’un billet décrivant le créateur de Facebook et Elon Musk comme de fervents défen­seurs de la liberté d’expression. Le trio, masculin, à l’origine de Substack a pour l’instant refusé de la revendre au patron de Tesla, mais… les abon­ne­ments à l’application ne financeraient-ils pas fina­le­ment en partie un énième boys’ club ? « Qui apparaît beaucoup sur les pla­te­formes domi­nantes en France (Substack, Kessel et Patreon) ? Des hommes blancs et pri­vi­lé­giés », abonde Marion Olharan Lagan. Au moment de la rédaction de cet article, l’onglet News de l’application Substack faisait en effet appa­raître très peu de femmes, encore moins racisées, parmi ses « top best-sellers », essen­tiel­le­ment en pro­ve­nance des États-Unis.

Le système de recom­man­da­tions proposé par Substack, et la présence des revues de presse dans les info­lettres per­mettent la « construc­tion d’une culture féministe en réseau », comme l’a nommée la cher­cheuse Aurélie Olivesi. Une « cir­cu­la­tion des savoirs » que Lauren Bastide trouve « fina­le­ment très féministe ». À condition de « faire l’effort de nous trouver les unes les autres et de sortir de nos bulles res­pec­tives », met toutefois en garde Mélody Thomas. Celle-ci invite à orienter nos algo­rithmes pour mettre en avant davantage de personnes racisées : « Ce n’est pas que ce contenu n’existe pas, mais c’est qu’il est invi­si­bi­li­sé par notre propre consom­ma­tion de l’information. »

En attendant de, peut-être, un jour, trouver un espace d’information plus vertueux, qui ne devienne pas un énième modèle d’exploitation des autrices les plus précaires, de nom­breuses jour­na­listes fémi­nistes incitent leurs consœurs à se lancer. Et bien qu’elle soit méfiante, Marion Olharan Lagan n’est pas en reste : « Je pense que l’idée est d’être un peu mer­ce­naire. C’est-à-dire venir sur Substack, récupérer le plus d’abonné·es possible, pour ensuite partir et être indé­pen­dante. » •

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.