Neige Sinno et Kaoutar Harchi, écrire contre les silences

Après le succès mondial de Triste Tigre (P.O.L, 2023), l’écrivaine Neige Sinno a publié un récit sur son voyage au Mexique auprès de com­mu­nau­tés zapa­tistes, une puissante réflexion sur la notion d’altérité (La Realidad, P.O.L, 2025). De son côté, avec Ainsi l’animal et nous (Actes Sud, 2024), l’écrivaine et socio­logue Kaoutar Harchi établit des ponts entre la domi­na­tion exercée sur les animaux et celle exercée sur les humain·es. Les deux autrices, qui se ren­contrent pour la première fois, inter­rogent la fonction politique de l’écriture face aux violences patriarcales.

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Publié le 27/10/2025

Neige Sinno (à gauche) et Kaoutar Harchi, à Paris, le 11 avril 2025. Crédit : Camille Gharbi pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire

Neige Sinno, dans Triste Tigre, vous relatez l’inceste commis par votre beau-père et vous dites que l’écriture ne vous a pas sauvée. Kaoutar Harchi, dans plusieurs de vos livres, vous affirmez que la lit­té­ra­ture peut être un espace d’émancipation. Écrivez-vous pour trans­for­mer quelque chose ? Et si oui, quoi ?

NEIGE SINNO L’écriture ne m’a pas sauvée, moi, mais cette phrase n’est pas un énoncé général sur la lit­té­ra­ture, plutôt la marque du rapport ambi­va­lent que j’entretiens avec elle et ce qu’elle produit. En tout cas, je n’écris pas pour les consé­quences d’un livre, qui sont impré­vi­sibles. J’entretiens un rapport compliqué avec la réception de mes ouvrages. En amont, on contrôle à peu près sa phrase, on contrôle la fabri­ca­tion de l’objet. Mais l’interprétation des autres ? C’est impos­sible. Longtemps, j’ai écrit des livres sans trouver d’éditeur, je ne me posais donc pas la question de comment ils pour­raient être lus par un public. 

Depuis la parution de Triste Tigre, j’ai beaucoup parlé publi­que­ment de mes textes. Je suis insa­tis­faite de la manière dont je m’y prends comme de la façon dont on me demande d’en parler. J’estime qu’en général le discours sur le texte ne lui rend pas justice, ni à sa dimension politique, ni à sa dimension esthé­tique. Mais je trouve ça important que ces discours existent, car ils sont des chemins qui mènent aux livres et j’ai envie d’apprendre à faire ça mieux. En tout cas, si les choses m’échappent, c’est une preuve que le livre est vivant.

KAOUTAR HARCHI Pour ma part, tous mes livres supposent un avant et un après. Je recherche une forme de trans­for­ma­tion. Une fois le livre terminé, j’ai toujours espéré ne plus être exac­te­ment celle que j’étais avant de l’écrire.

À l’inverse de Neige, j’écris pour les consé­quences de l’écriture. Je n’ai pas de passion par­ti­cu­lière pour l’acte d’écrire. Ce n’est pas l’activité la plus plaisante de ma vie, c’est exigeant, éprouvant. Ça vous isole. J’ai d’abord écrit pour être publiée. Dans ma vingtaine, je me sentais privée de tout, dépos­sé­dée de beaucoup. Je ne voulais pas être écrivaine, je ne me fan­tas­mais pas dans un rôle. Mais je voulais avoir accès à un espace public, ouvert.

Neige Sinno
Des violences intrafamiliales aux résistances collectives

L’écrivaine Neige Sinno s’est imposée avec Triste Tigre (P.O.L, 2023) comme l’une des voix majeures du paysage lit­té­raire contem­po­rain français. Dans ce livre, elle affronte l’inceste qu’elle a subi enfant et ado­les­cente de la part de son beau-père et interroge la pré­va­lence de l’inceste dans la société, ainsi que les positions d’agresseur et de victime dans les cellules fami­liales. Traduit en vingt-neuf langues, Triste Tigre s’est vendu à 300 000 exem­plaires.
Avec La Realidad (P.O.L, 2025), récit de formation, elle revient sur sa rencontre dans le Chiapas, au Mexique, avec des com­mu­nau­tés zapa­tistes. Elle y ques­tionne, à partir de son expé­rience per­son­nelle, les impensés coloniaux, les arti­cu­la­tions entre les luttes et la question de l’altérité. Ce nouveau récit en partie auto­bio­gra­phique – écrit avant Triste Tigre – a d’abord été rédigé en espagnol avant d’être traduit en français par l’autrice. Neige Sinno est entrée en lit­té­ra­ture il y a près de vingt ans avec un recueil de nouvelles intitulé La Vie des rats (La Tangente, 2007), elle a ensuite publié un essai sur les figures des lecteur·ices, Lectores entre líneas. Roberto Bolaño, Ricardo Piglia y Sergio Pitol (Aldus Editorial, 2011) ainsi qu’un roman, Le Camion (Christophe Lucquin éditeur, 2018).

Vous avez en commun la mul­ti­pli­ca­tion des registres et des formats, ainsi qu’un rapport ambi­va­lent à la fiction et à l’autofiction. Qu’est-ce que cette hybridité formelle vous permet ?

KAOUTAR HARCHI Cela me vient des sciences sociales. J’ai toujours pensé que la lit­té­ra­ture devait demeurer sur ses gardes, ne pas trop se laisser aller à elle-même, à son roman­tisme, car les sciences sociales existent, et, inver­se­ment, les sciences sociales doivent rester sur leurs gardes car la lit­té­ra­ture existe. Mon travail consiste en une forme de théorie sensible : penser, réfléchir, critiquer deviennent des actes liés les uns aux autres. Tant de choses sont enfouies. Avec le temps, la violence et les effets de la domi­na­tion se sédi­mentent en nous. Mon geste, à mon échelle, consiste à provoquer des remontées, à rendre la violence, à retirer tout ce calcaire de notre corps, de notre esprit, de notre regard.

NEIGE SINNO Même si l’expérimentation formelle m’a toujours inté­res­sée, et qu’il me semblait que je n’avais peur de rien, je ne pensais pas que j’irais un jour vers une écriture auto­bio­gra­phique. La Realidad, à l’origine, je l’avais pensé comme un essai. Mais je me suis rendu compte que cette forme, qui implique un propos uni­ver­sa­li­sant, m’emmenait là où je ne voulais pas aller. C’est ce qui m’a obligée à me situer, comme on dit dans les sciences sociales, à écrire à la première personne, mais contre moi-même. Je ne pouvais pas être une femme blanche, avec un doctorat, et écrire sur les rapports de domi­na­tion dans le monde post­co­lo­nial sans dire qui j’étais. Je ne voulais pas faire comme les anthro­po­logues des années 1950 qui racon­taient ce qu’ils voyaient comme s’ils n’étaient pas là, comme s’ils pouvaient être de simples obser­va­teurs neutres. Je suis donc arrivée à la forme narrative du récit de formation par des chemins que je peux aujourd’hui expliquer, sans pour autant les avoir pré­mé­di­tés. C’est une surprise que ce soit la voie du réel qui m’ait rattrapée, alors que, toute ma vie, je me suis imaginée écrire des romans.


« C’est une surprise que ce soit la voie de la vérité qui m’ait rattrapée, alors que, toute ma vie, je me suis imaginée écrire des romans. »

Neige Sinno


KAOUTAR HARCHI J’ai moi aussi un rapport ambigu à la fiction. J’ai commencé par là, sans vraiment réfléchir à ce que cela signi­fiait. Je savais sim­ple­ment que le roman, c’était une forme his­to­rique, massive, centrale. Je m’y suis dirigée pour cette raison. Mais après la publi­ca­tion de trois récits fic­tion­nels, je me suis juré de ne plus jamais écrire une seule ligne de fiction. Je me tiens à cette promesse sans aucun mal. L’écriture roma­nesque me mettait dans une position incon­for­table. Dans Littérature et Révolution1Dans ce livre écrit à quatre mains et publié aux éditions Divergences en 2024, Kaoutar Harchi dialogue avec l’écrivain Joseph Andras sur les liens entre enga­ge­ment politique et lit­té­ra­ture., je dis même que la fiction est une forme « morte », ou, disons, contre-productive. Lorsque j’ai écrit L’Ampleur du saccage2Roman choral publié en 2011 aux éditions Actes Sud, L’Ampleur du saccage explore les consé­quences des violences commises durant la guerre d’Algérie sur des per­son­nages masculins ensevelis sous le poids du silence et du trau­ma­tisme., sur la guerre d’Algérie, les gens enten­daient « guerre d’Algérie » et « roman » dans la même phrase, comme si, soudain, la guerre d’Algérie n’avait jamais eu lieu. Que la guerre d’Algérie était une histoire, une fiction, un artifice. Or, moi, je cherchais tout le contraire. Je cherchais la vérité.

Il y avait trop d’intermédiaires : déjà mon corps, puisque les gens m’identifiaient comme Arabe. Ensuite, il y avait l’intermédiaire du per­son­nage. Après coup, pour moi, tout cela était une arti­fi­cia­li­sa­tion catas­tro­phique. Je suis passée du per­son­nage aux personnes.

NEIGE SINNO Moi, ce que j’ai expé­ri­men­té dans ma relation aux lecteurs et lectrices, c’est une confron­ta­tion directe au déni. J’ai écrit des fictions3Avant la parution de Triste Tigre, Neige Simo a publié deux textes de fiction : un recueil de nouvelles, La Vie des rats (Tangente, 2007) et un roman, Le Camion (Christophe Lucquin éditeur, 2018). pendant longtemps, où il était question de violence sexuelle, de rapports de domi­na­tion, dans les­quelles les expé­riences que j’avais vécues appa­rais­saient sous une forme ou une autre. Et sys­té­ma­ti­que­ment, le lecteur pouvait se dire : « C’est inventé. Là, elle exagère. Ça ne s’est sans doute pas passé comme ça dans la vraie vie. » 

Avec Triste Tigre, j’ai annoncé très clai­re­ment le contrat dès le début du livre : je ne vais pas inventer. Quand je ne sais pas, je le dirai. Ça me trouble beaucoup que certains éditeurs étrangers veuillent le classer en fiction ou en auto­fic­tion. J’étais tellement consciente du déni autour des violences sexuelles que j’ai ressenti le besoin d’inclure des extraits du procès dans le livre. Ce que je voulais, c’était inscrire la relation au lecteur dans un rapport constant à la vérité.

KAOUTAR HARCHI Ce que tu dis sur les lectrices et lecteurs qui ont « le choix », c’est exac­te­ment ce que je ressens, je ne l’avais jamais formulé de cette manière. Moi, je dis toujours : avec le roman, elles et ils s’échappent. Quand je raconte quelque chose, les lectrices et lecteurs trouvent une porte de sortie. Il fallait que je crée un dis­po­si­tif d’écriture qui empêche cette échappée.

NEIGE SINNO Je crois qu’on se retrouve dans cette volonté d’être entendues. Mais on y arrive de manière com­plè­te­ment dif­fé­rente. Moi, j’ai toujours été attachée à l’idée d’écrire des romans, c’est mon métier, ma formation [Neige Sinno a écrit une thèse sur la lit­té­ra­ture amé­ri­caine, elle est tra­duc­trice et pro­fes­seure de lit­té­ra­ture à l’université]. La fiction permet de se situer sur un ter­ri­toire impré­vi­sible, où la relation avec la vérité fonc­tionne dif­fé­rem­ment. La liberté qui nous est donnée par ce dépla­ce­ment me manque.

Neige Sinno, à Paris, le 11 avril 2025.
Neige Sinno, à Paris, le 11 avril 2025.

Dans vos livres, vous envisagez dif­fé­rem­ment la question de l’animalité. Chez vous, Neige Sinno, elle est la marque de l’agresseur, ce « triste tigre ». Kaoutar Harchi, votre essai Ainsi l’animal et nous raconte plutôt l’animalisation des humain·es opprimé·es.

NEIGE SINNO Les animaux sont présents dans plusieurs de mes livres et ne portent pas uni­que­ment la marque du dominant. Il y a par exemple, dans Triste Tigre, ces chiennes des rues cassées aux­quelles je m’identifie et qui, comme je l’écris, « sont là malgré les pro­nos­tics qui les don­ne­raient pour mortes ». Le tigre de mon titre m’a longtemps posé problème, je ne voulais pas utiliser un animal en le réduisant à une image simpliste. Dans La Realidad, il y a des ânes, qui ne sont pas une métaphore. C’est le véritable animal qui nous regarde, qui com­mu­nique avec nous, parce que c’est cela, La Realidad : un livre sur l’altérité. L’animal reste pour moi pro­fon­dé­ment mys­té­rieux, la preuve qu’il existe une conscience non humaine, une âme qui nous regarde. C’est une altérité radicale, mais aussi une forme de présence à laquelle on ne sait pas répondre.

KAOUTAR HARCHI Je suis venue à la question animale par les rapports d’exploitation raciale et genrée. Je me disais : où sont passé·es tous·tes ces vivant·es qui, depuis plusieurs siècles, ont été exclu·es du contrat social ? Cette inter­ro­ga­tion brasse tout : l’enfance, le colo­nia­lisme, les hié­rar­chies d’espèces. Dans Ainsi l’animal et nous, j’essaie de faire remonter les animaux à la surface – dans le langage, dans l’imaginaire collectif, dans les luttes. Je parle parfois des animaux comme de fantômes. On sait qu’ils sont là, on les voit passer… mais on regarde à travers eux. Il y a vingt ans, je n’aurais jamais imaginé écrire sur ce sujet ni politiser cette question. Les animaux doivent être intégrés dans notre com­mu­nau­té morale et politique.

Kaoutar Harchi 
Penser la hiérarchisation des vivant·es

Sociologue et écrivaine, Kaoutar Harchi explore dans ses livres les liens entre identité, pouvoir et légi­ti­mi­té au sein des champs lit­té­raire et politique. Après des romans et des essais sur le racisme et la condition post­co­lo­niale, elle publie Ainsi l’animal et nous (Actes Sud, 2024), un texte incisif qui interroge notre rapport aux animaux pour mieux éclairer les méca­nismes de hié­rar­chi­sa­tion des vivant·es. Elle y articule domi­na­tion animale, raciale et genrée, en s’appuyant sur diverses figures et périodes his­to­riques qui viennent illustrer « l’ordre zoo-social » à l’œuvre dans nos sociétés. Kaoutar Harchi s’est fait connaître avec les romans L’Ampleur du saccage (Actes Sud, 2011), sur la guerre d’Algérie, et Comme nous existons (Actes Sud, 2021), récit de son enfance marquée par le racisme. Entretemps, en 2016, elle publie Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne (Pauvert), un essai tiré de sa thèse soutenue en 2014 à l’université Sorbonne-Nouvelle, dans laquelle elle étudie la question de la valeur lit­té­raire à partir de la tra­jec­toire de cinq auteur·ices algérien·nes écrivant en français. Autrice engagée, elle collabore régu­liè­re­ment avec plusieurs revues et col­lec­tifs sur les questions anti­ra­cistes et antispécistes.

NEIGE SINNO Ce qui me frappe, Kaoutar, c’est que tu commences à voir quelque chose, puis cette vision produit une réaction en chaîne, et tu ne peux plus faire autre chose que voir. C’est ce que je trouve remar­quable dans ton livre : cette relecture qui est faite de notre histoire, à partir du repérage d’un fonc­tion­ne­ment struc­tu­rel, jusqu’au temps présent. Cette lecture his­to­rique qui nous permet de com­prendre que tout cela ne date pas d’hier. On se rend compte que ce sont des relations de pouvoir anciennes, déjà inscrites dans le langage. Quand on animalise une personne racisée, ou toute personne qu’on veut infé­rio­ri­ser, on manifeste une hié­rar­chie qui existe déjà. Et toi, tu montres ça clai­re­ment. C’est une lecture qui éclaire le présent en l’adossant à l’histoire.


« Je suis venue à la question animale par les rapports d’exploitation raciale et genrée. »

Kaoutar Harchi

Vous faites plusieurs ponts entre l’oppression animale et l’oppression des femmes dans vos textes res­pec­tifs. Comment les articulez-vous ?

NEIGE SINNO Avec l’image de la chienne des rues que je décris dans Triste Tigre, je reprends l’insulte à mon compte. L’idée, c’est d’attraper cette image sexiste, d’y entrer : d’accord, je suis une chienne et main­te­nant je vais vous dire ce que cette chienne voit du monde. D’un côté, c’est une position qui m’est imposée, mais de l’autre, elle me permet de com­prendre des choses. Ces chiennes des rues cabossées, abîmées : c’est ça, être une sur­vi­vante. Celle qui s’est fait écraser n’est pas infé­rieure à celle qui reste, et ce qu’elle voit du monde peut être valable aussi.

KAOUTAR HARCHI La domi­na­tion masculine est une domi­na­tion ouverte. Elle frappe les femmes bien sûr, mais pas seulement. Je voulais montrer qu’on peut faire preuve de géné­ro­si­té intel­lec­tuelle en percevant les autres figures qui en sont aussi les cibles. Certains hommes font aux animaux ce qu’ils rêve­raient de faire aux femmes, aux êtres humains. Ce destin commun m’émeut et me touche : quelque chose qui se termine trop tôt, qui a été fauché. Quelque chose qui n’aurait pas dû finir, mais qui finit quand même. Ce mouvement d’un temps volé, précipité, arraché, je le retrouve dans les crimes racistes, les fémi­ni­cides, les infan­ti­cides, les mises à mort d’animaux.

Des humain·es exploitent les terres et tuent les êtres vivants au nom de la civi­li­sa­tion : ce thème vous l’explorez toutes les deux. Nous vivons un moment d’accélération de cette violence expan­sion­niste avec le génocide à Gaza. On peut citer aussi les velléités d’annexion du Groenland et du Canada par Donald Trump. Quel regard portez-vous sur cette bascule politique ?

NEIGE SINNO Un·e autoch­tone qui se bat pour préserver la forêt dans laquelle il ou elle vit dans le sud du Mexique mène une lutte parallèle à celle d’une tra­vailleuse du sexe qui demande à être protégée dans les rues de Mexico. À première vue, leurs causes semblent n’avoir aucun lien, mais elles et ils résistent à la même chose : le contrôle des exis­tences, l’exploitation et la vul­né­ra­bi­li­sa­tion des plus faibles. L’hydre capi­ta­liste est une figure à multiples têtes – capi­ta­lisme, patriar­cat, colo­nia­lisme : si on résiste à une tête, on résiste à toutes. Cette arti­cu­la­tion a été pensée dès le début du sou­lè­ve­ment zapatiste4Le zapatisme est un mouvement de trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire de la société. Il est né en 1994, au Chiapas, l’un des États les plus pauvres du Mexique. Ce sou­lè­ve­ment des peuples indigènes incarne depuis trente ans une alter­na­tive au système capi­ta­liste néo­li­bé­ral unique au monde. en 1994. Je trouve ça fabuleux. C’est ce que j’essaie de raconter dans La Realidad : cette expé­rience, dans mon propre corps, d’une porte qui s’ouvre et où on me dit : « Ta lutte peut s’articuler avec celle des autres. »

KAOUTAR HARCHI Aujourd’hui, les jus­ti­fi­ca­tions qui accom­pagnent certaines poli­tiques conti­nuent de mobiliser la notion de « civi­li­sa­tion », mais dans un sens différent de celui de l’époque des grands projets colo­nia­listes assortis d’idées et de valeurs telles que « la démo­cra­tie », « l’État de droit », « la justice sociale ». Le discours actuel retourne ces notions, avançant l’idée qu’on serait allé·es trop loin dans les poli­tiques d’égalité.

Il faudrait fermer les fron­tières, trier les personnes. Cette vision maintient une structure coloniale, mais en la repliant sur elle-même. C’est un impé­ria­lisme qui ne veut plus conquérir, mais qui cherche à affirmer son autorité pro­tec­tion­niste. Certains parlent même de « colo­ni­sa­tion inversée5Cette formule renvoie à la théorie du « grand rem­pla­ce­ment », popu­la­ri­sée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, selon laquelle les popu­la­tions euro­péennes seraient pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cées par des popu­la­tions immigrées, majo­ri­tai­re­ment musul­manes. » : les États-Unis, la France, l’Allemagne ou l’Italie seraient en train d’être colo­ni­sées par les étranger·es, les migrant·es, celles et ceux qui viennent « profiter du système ».

Kaoutar Harchi, à Paris, le 11 avril 2025.
Kaoutar Harchi, à Paris, le 11 avril 2025.

Dans vos œuvres, la question de la domi­na­tion adulte est centrale. Neige Sinno, vous racontez les violences sexuelles vécues dans le cadre familial. Kaoutar Harchi, vous analysez le trai­te­ment raciste réservé aux enfants non blanc·hes, par la police notamment. Dans les deux cas, les enfants victimes sont « adultifié·es », rendu·es res­pon­sables des violences vécues. L’incesteur et le policier raciste jouent-ils le même rôle social ?

NEIGE SINNO Ce que vivent les enfants, la dépo­li­ti­sa­tion des rapports adulte-enfant, c’est une question qui n’a pas encore suf­fi­sam­ment émergé. Le rap­pro­che­ment entre enfance et animalité, par exemple, méri­te­rait un livre à lui tout seul. C’est un champ à ouvrir. De nom­breuses per­cep­tions mino­ri­taires émergent, mais celle des enfants est peu entendue. La société n’est pas prête, elle demeure dans le refus de les écouter vraiment.

KAOUTAR HARCHI Dans Sans parler des blessé·es6Kaoutar Harchi et Aurélien Bellanger, Sans parler des blessé·es, La Déferlante Éditions, 2025. Le livre rassemble des lettres échangées entre les deux écrivain·es entre janvier et juin 2025, pré­cé­dem­ment diffusées par le média épis­to­laire La Disparition., j’évoque cette inca­pa­ci­té des adultes à prendre en consi­dé­ra­tion les enfants. Je reviens sur les travaux du chercheur Tal Piterbraut-Merx7Tal Piterbraut-Merx (1992–2021), écrivain féministe, chercheur en phi­lo­so­phie est l’autrice (ses proches utilisent alter­na­ti­ve­ment le masculin et le féminin) de La Domination adulte. Politiser la relation adulte-enfant, éditions Blast, 2024. qui dit « ce sont les enfants qui nous attendent ». J’ai entendu le témoi­gnage d’un homme victime dans l’affaire Bétharram. Il a 60 ans, mais c’est un enfant qui parle. Parce qu’« enfant », ce n’est pas un âge, c’est une position politique. Pour moi, la vraie question n’est pas : « N’est-on pas tous·tes passé·es par là ? », mais plutôt : « Qui sort de l’enfance ? », « Qui y reste ? » Tal Piterbraut-Merx dit qu’il faut se souvenir de l’enfant qu’on a été, de ce qu’on a vécu. Il considère cette mémoire comme un outil contre la per­pé­tua­tion des domi­na­tions faites aux enfants.

NEIGE SINNO Ce que tu cites du travail de Tal Piterbraut-Merx me touche. La dernière phrase de La Realidad, c’est : « De l’autre côté, ma fille m’attend. » J’ai aussi cette vision-là de l’enfance comme quelque chose qui est devant nous et qui nous oblige, qui nous met face à notre res­pon­sa­bi­li­té. Si on se place dans l’hypothèse de Dorothée Dussy8Dans Le Berceau des domi­na­tions. Anthropologie de l’inceste (La Discussion, 2013), l’anthropologue Dorothée Dussy montre que ce n’est pas le crime d’inceste qui est tabou mais sa dénon­cia­tion., selon laquelle nous sommes tous et toutes socialisé·es dans l’inceste – et que la domi­na­tion adulte est à l’origine de toutes les autres –, alors remettre en question cette domi­na­tion, pour cette société, ce serait into­lé­rable. Ce serait remettre en cause l’ensemble du contrat social. Mettre au premier plan non seulement la pro­tec­tion, mais aussi la consi­dé­ra­tion et la recon­nais­sance de la vie des enfants en tant que sujets inalié­nables… C’est tout un monde qui s’effondrerait. Nous ne sommes pas prêt·es, mais il faudrait qu’on le soit.


« L’animal reste pour moi pro­fon­dé­ment mys­té­rieux, la preuve qu’il existe une conscience non humaine, une âme
qui nous regarde. C’est une altérité radicale. »

Neige Sinno

Neige Sinno, vous vous décrivez comme une enfant frondeuse dans Triste Tigre. Kaoutar Harchi, vous racontez dans Comme nous existons les moments d’école buis­son­nière afin d’échapper au har­cè­le­ment raciste de l’institution scolaire. Reconnaître les enfants passe-t-il par le fait de regarder leurs luttes, leur résistance ?

KAOUTAR HARCHI Les enfants sont des sujets poli­tiques. Le dire c’est déjà renverser la pers­pec­tive : celle qui voudrait que les enfants ne soient « que », « pas encore », « pas assez ». Autrement dit, les enfants ne sont pas des êtres natu­rel­le­ment vul­né­rables : elles et ils sont socia­le­ment vulnérabilisé·es. C’est en cela que les enfants sont des sujets « déjà » et « toujours » poli­tiques. L’existence des enfants est façonnée, pourrait-on dire, avant même que les enfants n’existent. Ce n’est pas seulement quelque chose qui me fait réfléchir, c’est quelque chose qui me touche. L’enfance est toujours une injustice. Les enfants ne manquent de rien mais elles et ils sont privé·es de beaucoup. Les enfants sont d’ailleurs privé·es tout court. Elles et il sont à leurs parents, à leur famille avant d’être à eux-mêmes. Et les enfants, bien sûr, cherchent à agir. Pour ma part, enfant, je fuyais l’école mais je finissais toujours par revenir. Je ne voulais pas dis­pa­raître. Seulement me libérer de quelque chose. C’est très ordinaire, je crois. La domi­na­tion adulte, d’ailleurs, n’est jamais isolée. Elle est solidaire de toutes les formes de domi­na­tion. On n’est jamais seulement un·e enfant. On est un·e enfant pauvre, un·e enfant handicapé·e, on est un·e enfant de bourgeois, un·e enfant palestinien·ne.


NEIGE SINNO J’échange avec des gens qui ont travaillé sur l’affaire Bétharram. Dans la région, le pen­sion­nat était connu comme un centre de redres­se­ment pour enfants et ado­les­cents tur­bu­lents. Il n’était pas rare d’entendre : « Si tu te comportes mal, tu iras à Bétharram. » On menaçait les enfants d’y aller se faire mal­trai­ter. Aujourd’hui, on s’indigne : Bétharram, quelle horreur ! Mais où est la limite entre un « bon » dressage et un dressage qui va trop loin ? Comme tu le dis, Kaoutar, on continue de créer les condi­tions de l’abus.

KAOUTAR HARCHI Et c’est nous, les adultes, qui les rendons enfants. On part toujours du principe qu’ils « ne savent pas parler », « ne savent pas marcher ». On les assigne à des inca­pa­ci­tés. Au nom de cette fragilité, on se permet tout. On les attache, on les corrige, on les contraint. Leur vul­né­ra­bi­li­té, c’est le passage entre une dif­fé­rence bio­lo­gique – ce que leur corps peut ou ne peut pas faire – et le moment où cette dif­fé­rence est traduite en inégalité sociale. Qu’est-ce qui justifie qu’on interdise par exemple à un·e enfant de manger un morceau de pain et que cette limite devienne un rapport de pouvoir, une manière de le toucher, de lui parler ? On pourrait mesurer la violence au nombre de fois qu’on touche les enfants. On les touche comme des animaux. Cela dit tout.

Comment conjuguez-vous l’expérience solitaire de l’écriture avec la par­ti­ci­pa­tion à des luttes collectives ?

KAOUTAR HARCHI J’écris en ce moment pour les camarades de Révolution per­ma­nente9Révolution per­ma­nente est une orga­ni­sa­tion politique française trots­kiste fondée en 2022. Il s’agissait d’un courant du Nouveau Parti anti­ca­pi­ta­liste (NPA) de 2015 jusqu’à la scission entre les deux groupes en 2021. qui réalisent un film sur la manière dont la RATP essaie de se débar­ras­ser des agent·es qu’elle juge « inaptes », en vue de la pri­va­ti­sa­tion de l’entreprise. Je tente de servir la cause de cette manière. La lit­té­ra­ture et le mili­tan­tisme, c’est la même chose pour moi. Écrire ce texte-là, un texte sur les animaux, ou quelque chose d’autobiographique, plus lit­té­raire… c’est pareil. Je fais tout entrer dans le même espace de travail. Écraser les hié­rar­chies, c’est important parce que le monde lit­té­raire en est saturé : Où écris-tu ? Qui te publie ? Es-tu traduite ? Est-ce que c’est de la lit­té­ra­ture jeunesse ? De la lit­té­ra­ture blanche ? Je veux écrire pour les machi­nistes de la RATP. Cela a beaucoup de valeur pour moi.

NEIGE SINNO En ce qui me concerne, c’est très contrasté. Longtemps, j’ai fait une dis­tinc­tion nette entre ce que j’écrivais – qui ne sert que le livre – et mes actions mili­tantes. Mais La Realidad, qui est un récit de formation, a créé des points de rencontre. On passe de ma copine et moi à d’autres copines, puis à un collectif de sym­pa­thi­santes zapa­tistes, puis à un immense ras­sem­ble­ment en non-mixité. Ces femmes indigènes qui nous ont reçues sont mes contem­po­raines et ce qu’on a en commun est plus fort que ce qui nous sépare. C’est un livre sur la déco­lo­ni­sa­tion inté­rieure de cette notion d’altérité. Il m’a fallu longtemps pour com­prendre que la solitude du trau­ma­tisme, que j’identifiais comme sin­gu­lière, était en réalité partagée. Ces amitiés – notamment féminines – ont ouvert sur des col­lec­tifs, qui m’ont reliée à quelque chose de plus large, de plus humain. •

Neige Sinno et Kaoutar Harchi en 7 dates

1977

Neige Sinno naît à Vars, dans les Hautes-Alpes.

1987 

Kaoutar Harchi naît à Strasbourg.

2006

Neige Sinno s’installe au Mexique. Elle y vivra près de vingt ans.

2016

Kaoutar Harchi publie Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne (Pauvert)

2016

Neige Sinno reçoit le prix Goncourt des lycéens, le prix lit­té­raire Le Monde, le prix Les Inrockuptibles catégorie roman et le prix Femina pour Triste Tigre.

2024

Kaoutar Harchi cosigne Littérature et Révolution (Divergences) avec l’écrivain Joseph Andras et publie Ainsi l’animal
et nous
(Acte Sud).

2025

Neige Sinno publie La Realidad (P.O.L). Kaoutar Harchi cosigne Sans parler des blessé·es, une cor­res­pon­dance
avec Aurélien Bellanger (La Déferlante Éditions).

  • 1
    Dans ce livre écrit à quatre mains et publié aux éditions Divergences en 2024, Kaoutar Harchi dialogue avec l’écrivain Joseph Andras sur les liens entre enga­ge­ment politique et littérature.
  • 2
    Roman choral publié en 2011 aux éditions Actes Sud, L’Ampleur du saccage explore les consé­quences des violences commises durant la guerre d’Algérie sur des per­son­nages masculins ensevelis sous le poids du silence et du traumatisme.
  • 3
    Avant la parution de Triste Tigre, Neige Simo a publié deux textes de fiction : un recueil de nouvelles, La Vie des rats (Tangente, 2007) et un roman, Le Camion (Christophe Lucquin éditeur, 2018)
  • 4
    Le zapatisme est un mouvement de trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire de la société. Il est né en 1994, au Chiapas, l’un des États les plus pauvres du Mexique. Ce sou­lè­ve­ment des peuples indigènes incarne depuis trente ans une alter­na­tive au système capi­ta­liste néo­li­bé­ral unique au monde.
  • 5
    Cette formule renvoie à la théorie du « grand rem­pla­ce­ment », popu­la­ri­sée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, selon laquelle les popu­la­tions euro­péennes seraient pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cées par des popu­la­tions immigrées, majo­ri­tai­re­ment musulmanes
  • 6
    Kaoutar Harchi et Aurélien Bellanger, Sans parler des blessé·es, La Déferlante Éditions, 2025. Le livre rassemble des lettres échangées entre les deux écrivain·es entre janvier et juin 2025, pré­cé­dem­ment diffusées par le média épis­to­laire La Disparition.
  • 7
    Tal Piterbraut-Merx (1992–2021), écrivain féministe, chercheur en phi­lo­so­phie est l’autrice (ses proches utilisent alter­na­ti­ve­ment le masculin et le féminin) de La Domination adulte. Politiser la relation adulte-enfant, éditions Blast, 2024.
  • 8
    Dans Le Berceau des domi­na­tions. Anthropologie de l’inceste (La Discussion, 2013), l’anthropologue Dorothée Dussy montre que ce n’est pas le crime d’inceste qui est tabou mais sa dénonciation.
  • 9
    Révolution per­ma­nente est une orga­ni­sa­tion politique française trots­kiste fondée en 2022. Il s’agissait d’un courant du Nouveau Parti anti­ca­pi­ta­liste (NPA) de 2015 jusqu’à la scission entre les deux groupes en 2021.

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire