Neige Sinno, dans Triste Tigre, vous relatez l’inceste commis par votre beau-père et vous dites que l’écriture ne vous a pas sauvée. Kaoutar Harchi, dans plusieurs de vos livres, vous affirmez que la littérature peut être un espace d’émancipation. Écrivez-vous pour transformer quelque chose ? Et si oui, quoi ?
NEIGE SINNO L’écriture ne m’a pas sauvée, moi, mais cette phrase n’est pas un énoncé général sur la littérature, plutôt la marque du rapport ambivalent que j’entretiens avec elle et ce qu’elle produit. En tout cas, je n’écris pas pour les conséquences d’un livre, qui sont imprévisibles. J’entretiens un rapport compliqué avec la réception de mes ouvrages. En amont, on contrôle à peu près sa phrase, on contrôle la fabrication de l’objet. Mais l’interprétation des autres ? C’est impossible. Longtemps, j’ai écrit des livres sans trouver d’éditeur, je ne me posais donc pas la question de comment ils pourraient être lus par un public.
Depuis la parution de Triste Tigre, j’ai beaucoup parlé publiquement de mes textes. Je suis insatisfaite de la manière dont je m’y prends comme de la façon dont on me demande d’en parler. J’estime qu’en général le discours sur le texte ne lui rend pas justice, ni à sa dimension politique, ni à sa dimension esthétique. Mais je trouve ça important que ces discours existent, car ils sont des chemins qui mènent aux livres et j’ai envie d’apprendre à faire ça mieux. En tout cas, si les choses m’échappent, c’est une preuve que le livre est vivant.
KAOUTAR HARCHI Pour ma part, tous mes livres supposent un avant et un après. Je recherche une forme de transformation. Une fois le livre terminé, j’ai toujours espéré ne plus être exactement celle que j’étais avant de l’écrire.
À l’inverse de Neige, j’écris pour les conséquences de l’écriture. Je n’ai pas de passion particulière pour l’acte d’écrire. Ce n’est pas l’activité la plus plaisante de ma vie, c’est exigeant, éprouvant. Ça vous isole. J’ai d’abord écrit pour être publiée. Dans ma vingtaine, je me sentais privée de tout, dépossédée de beaucoup. Je ne voulais pas être écrivaine, je ne me fantasmais pas dans un rôle. Mais je voulais avoir accès à un espace public, ouvert.
Neige Sinno
Des violences intrafamiliales aux résistances collectives
L’écrivaine Neige Sinno s’est imposée avec Triste Tigre (P.O.L, 2023) comme l’une des voix majeures du paysage littéraire contemporain français. Dans ce livre, elle affronte l’inceste qu’elle a subi enfant et adolescente de la part de son beau-père et interroge la prévalence de l’inceste dans la société, ainsi que les positions d’agresseur et de victime dans les cellules familiales. Traduit en vingt-neuf langues, Triste Tigre s’est vendu à 300 000 exemplaires.
Avec La Realidad (P.O.L, 2025), récit de formation, elle revient sur sa rencontre dans le Chiapas, au Mexique, avec des communautés zapatistes. Elle y questionne, à partir de son expérience personnelle, les impensés coloniaux, les articulations entre les luttes et la question de l’altérité. Ce nouveau récit en partie autobiographique – écrit avant Triste Tigre – a d’abord été rédigé en espagnol avant d’être traduit en français par l’autrice. Neige Sinno est entrée en littérature il y a près de vingt ans avec un recueil de nouvelles intitulé La Vie des rats (La Tangente, 2007), elle a ensuite publié un essai sur les figures des lecteur·ices, Lectores entre líneas. Roberto Bolaño, Ricardo Piglia y Sergio Pitol (Aldus Editorial, 2011) ainsi qu’un roman, Le Camion (Christophe Lucquin éditeur, 2018).
Vous avez en commun la multiplication des registres et des formats, ainsi qu’un rapport ambivalent à la fiction et à l’autofiction. Qu’est-ce que cette hybridité formelle vous permet ?
KAOUTAR HARCHI Cela me vient des sciences sociales. J’ai toujours pensé que la littérature devait demeurer sur ses gardes, ne pas trop se laisser aller à elle-même, à son romantisme, car les sciences sociales existent, et, inversement, les sciences sociales doivent rester sur leurs gardes car la littérature existe. Mon travail consiste en une forme de théorie sensible : penser, réfléchir, critiquer deviennent des actes liés les uns aux autres. Tant de choses sont enfouies. Avec le temps, la violence et les effets de la domination se sédimentent en nous. Mon geste, à mon échelle, consiste à provoquer des remontées, à rendre la violence, à retirer tout ce calcaire de notre corps, de notre esprit, de notre regard.
NEIGE SINNO Même si l’expérimentation formelle m’a toujours intéressée, et qu’il me semblait que je n’avais peur de rien, je ne pensais pas que j’irais un jour vers une écriture autobiographique. La Realidad, à l’origine, je l’avais pensé comme un essai. Mais je me suis rendu compte que cette forme, qui implique un propos universalisant, m’emmenait là où je ne voulais pas aller. C’est ce qui m’a obligée à me situer, comme on dit dans les sciences sociales, à écrire à la première personne, mais contre moi-même. Je ne pouvais pas être une femme blanche, avec un doctorat, et écrire sur les rapports de domination dans le monde postcolonial sans dire qui j’étais. Je ne voulais pas faire comme les anthropologues des années 1950 qui racontaient ce qu’ils voyaient comme s’ils n’étaient pas là, comme s’ils pouvaient être de simples observateurs neutres. Je suis donc arrivée à la forme narrative du récit de formation par des chemins que je peux aujourd’hui expliquer, sans pour autant les avoir prémédités. C’est une surprise que ce soit la voie du réel qui m’ait rattrapée, alors que, toute ma vie, je me suis imaginée écrire des romans.
« C’est une surprise que ce soit la voie de la vérité qui m’ait rattrapée, alors que, toute ma vie, je me suis imaginée écrire des romans. »
Neige Sinno
KAOUTAR HARCHI J’ai moi aussi un rapport ambigu à la fiction. J’ai commencé par là, sans vraiment réfléchir à ce que cela signifiait. Je savais simplement que le roman, c’était une forme historique, massive, centrale. Je m’y suis dirigée pour cette raison. Mais après la publication de trois récits fictionnels, je me suis juré de ne plus jamais écrire une seule ligne de fiction. Je me tiens à cette promesse sans aucun mal. L’écriture romanesque me mettait dans une position inconfortable. Dans Littérature et Révolution1Dans ce livre écrit à quatre mains et publié aux éditions Divergences en 2024, Kaoutar Harchi dialogue avec l’écrivain Joseph Andras sur les liens entre engagement politique et littérature., je dis même que la fiction est une forme « morte », ou, disons, contre-productive. Lorsque j’ai écrit L’Ampleur du saccage2Roman choral publié en 2011 aux éditions Actes Sud, L’Ampleur du saccage explore les conséquences des violences commises durant la guerre d’Algérie sur des personnages masculins ensevelis sous le poids du silence et du traumatisme., sur la guerre d’Algérie, les gens entendaient « guerre d’Algérie » et « roman » dans la même phrase, comme si, soudain, la guerre d’Algérie n’avait jamais eu lieu. Que la guerre d’Algérie était une histoire, une fiction, un artifice. Or, moi, je cherchais tout le contraire. Je cherchais la vérité.
Il y avait trop d’intermédiaires : déjà mon corps, puisque les gens m’identifiaient comme Arabe. Ensuite, il y avait l’intermédiaire du personnage. Après coup, pour moi, tout cela était une artificialisation catastrophique. Je suis passée du personnage aux personnes.
NEIGE SINNO Moi, ce que j’ai expérimenté dans ma relation aux lecteurs et lectrices, c’est une confrontation directe au déni. J’ai écrit des fictions3Avant la parution de Triste Tigre, Neige Simo a publié deux textes de fiction : un recueil de nouvelles, La Vie des rats (Tangente, 2007) et un roman, Le Camion (Christophe Lucquin éditeur, 2018). pendant longtemps, où il était question de violence sexuelle, de rapports de domination, dans lesquelles les expériences que j’avais vécues apparaissaient sous une forme ou une autre. Et systématiquement, le lecteur pouvait se dire : « C’est inventé. Là, elle exagère. Ça ne s’est sans doute pas passé comme ça dans la vraie vie. »
Avec Triste Tigre, j’ai annoncé très clairement le contrat dès le début du livre : je ne vais pas inventer. Quand je ne sais pas, je le dirai. Ça me trouble beaucoup que certains éditeurs étrangers veuillent le classer en fiction ou en autofiction. J’étais tellement consciente du déni autour des violences sexuelles que j’ai ressenti le besoin d’inclure des extraits du procès dans le livre. Ce que je voulais, c’était inscrire la relation au lecteur dans un rapport constant à la vérité.
KAOUTAR HARCHI Ce que tu dis sur les lectrices et lecteurs qui ont « le choix », c’est exactement ce que je ressens, je ne l’avais jamais formulé de cette manière. Moi, je dis toujours : avec le roman, elles et ils s’échappent. Quand je raconte quelque chose, les lectrices et lecteurs trouvent une porte de sortie. Il fallait que je crée un dispositif d’écriture qui empêche cette échappée.
NEIGE SINNO Je crois qu’on se retrouve dans cette volonté d’être entendues. Mais on y arrive de manière complètement différente. Moi, j’ai toujours été attachée à l’idée d’écrire des romans, c’est mon métier, ma formation [Neige Sinno a écrit une thèse sur la littérature américaine, elle est traductrice et professeure de littérature à l’université]. La fiction permet de se situer sur un territoire imprévisible, où la relation avec la vérité fonctionne différemment. La liberté qui nous est donnée par ce déplacement me manque.

Dans vos livres, vous envisagez différemment la question de l’animalité. Chez vous, Neige Sinno, elle est la marque de l’agresseur, ce « triste tigre ». Kaoutar Harchi, votre essai Ainsi l’animal et nous raconte plutôt l’animalisation des humain·es opprimé·es.
NEIGE SINNO Les animaux sont présents dans plusieurs de mes livres et ne portent pas uniquement la marque du dominant. Il y a par exemple, dans Triste Tigre, ces chiennes des rues cassées auxquelles je m’identifie et qui, comme je l’écris, « sont là malgré les pronostics qui les donneraient pour mortes ». Le tigre de mon titre m’a longtemps posé problème, je ne voulais pas utiliser un animal en le réduisant à une image simpliste. Dans La Realidad, il y a des ânes, qui ne sont pas une métaphore. C’est le véritable animal qui nous regarde, qui communique avec nous, parce que c’est cela, La Realidad : un livre sur l’altérité. L’animal reste pour moi profondément mystérieux, la preuve qu’il existe une conscience non humaine, une âme qui nous regarde. C’est une altérité radicale, mais aussi une forme de présence à laquelle on ne sait pas répondre.
KAOUTAR HARCHI Je suis venue à la question animale par les rapports d’exploitation raciale et genrée. Je me disais : où sont passé·es tous·tes ces vivant·es qui, depuis plusieurs siècles, ont été exclu·es du contrat social ? Cette interrogation brasse tout : l’enfance, le colonialisme, les hiérarchies d’espèces. Dans Ainsi l’animal et nous, j’essaie de faire remonter les animaux à la surface – dans le langage, dans l’imaginaire collectif, dans les luttes. Je parle parfois des animaux comme de fantômes. On sait qu’ils sont là, on les voit passer… mais on regarde à travers eux. Il y a vingt ans, je n’aurais jamais imaginé écrire sur ce sujet ni politiser cette question. Les animaux doivent être intégrés dans notre communauté morale et politique.
Kaoutar Harchi
Penser la hiérarchisation des vivant·es
Sociologue et écrivaine, Kaoutar Harchi explore dans ses livres les liens entre identité, pouvoir et légitimité au sein des champs littéraire et politique. Après des romans et des essais sur le racisme et la condition postcoloniale, elle publie Ainsi l’animal et nous (Actes Sud, 2024), un texte incisif qui interroge notre rapport aux animaux pour mieux éclairer les mécanismes de hiérarchisation des vivant·es. Elle y articule domination animale, raciale et genrée, en s’appuyant sur diverses figures et périodes historiques qui viennent illustrer « l’ordre zoo-social » à l’œuvre dans nos sociétés. Kaoutar Harchi s’est fait connaître avec les romans L’Ampleur du saccage (Actes Sud, 2011), sur la guerre d’Algérie, et Comme nous existons (Actes Sud, 2021), récit de son enfance marquée par le racisme. Entretemps, en 2016, elle publie Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne (Pauvert), un essai tiré de sa thèse soutenue en 2014 à l’université Sorbonne-Nouvelle, dans laquelle elle étudie la question de la valeur littéraire à partir de la trajectoire de cinq auteur·ices algérien·nes écrivant en français. Autrice engagée, elle collabore régulièrement avec plusieurs revues et collectifs sur les questions antiracistes et antispécistes.
NEIGE SINNO Ce qui me frappe, Kaoutar, c’est que tu commences à voir quelque chose, puis cette vision produit une réaction en chaîne, et tu ne peux plus faire autre chose que voir. C’est ce que je trouve remarquable dans ton livre : cette relecture qui est faite de notre histoire, à partir du repérage d’un fonctionnement structurel, jusqu’au temps présent. Cette lecture historique qui nous permet de comprendre que tout cela ne date pas d’hier. On se rend compte que ce sont des relations de pouvoir anciennes, déjà inscrites dans le langage. Quand on animalise une personne racisée, ou toute personne qu’on veut inférioriser, on manifeste une hiérarchie qui existe déjà. Et toi, tu montres ça clairement. C’est une lecture qui éclaire le présent en l’adossant à l’histoire.
« Je suis venue à la question animale par les rapports d’exploitation raciale et genrée. »
Kaoutar Harchi
Vous faites plusieurs ponts entre l’oppression animale et l’oppression des femmes dans vos textes respectifs. Comment les articulez-vous ?
NEIGE SINNO Avec l’image de la chienne des rues que je décris dans Triste Tigre, je reprends l’insulte à mon compte. L’idée, c’est d’attraper cette image sexiste, d’y entrer : d’accord, je suis une chienne et maintenant je vais vous dire ce que cette chienne voit du monde. D’un côté, c’est une position qui m’est imposée, mais de l’autre, elle me permet de comprendre des choses. Ces chiennes des rues cabossées, abîmées : c’est ça, être une survivante. Celle qui s’est fait écraser n’est pas inférieure à celle qui reste, et ce qu’elle voit du monde peut être valable aussi.
KAOUTAR HARCHI La domination masculine est une domination ouverte. Elle frappe les femmes bien sûr, mais pas seulement. Je voulais montrer qu’on peut faire preuve de générosité intellectuelle en percevant les autres figures qui en sont aussi les cibles. Certains hommes font aux animaux ce qu’ils rêveraient de faire aux femmes, aux êtres humains. Ce destin commun m’émeut et me touche : quelque chose qui se termine trop tôt, qui a été fauché. Quelque chose qui n’aurait pas dû finir, mais qui finit quand même. Ce mouvement d’un temps volé, précipité, arraché, je le retrouve dans les crimes racistes, les féminicides, les infanticides, les mises à mort d’animaux.
Des humain·es exploitent les terres et tuent les êtres vivants au nom de la civilisation : ce thème vous l’explorez toutes les deux. Nous vivons un moment d’accélération de cette violence expansionniste avec le génocide à Gaza. On peut citer aussi les velléités d’annexion du Groenland et du Canada par Donald Trump. Quel regard portez-vous sur cette bascule politique ?
NEIGE SINNO Un·e autochtone qui se bat pour préserver la forêt dans laquelle il ou elle vit dans le sud du Mexique mène une lutte parallèle à celle d’une travailleuse du sexe qui demande à être protégée dans les rues de Mexico. À première vue, leurs causes semblent n’avoir aucun lien, mais elles et ils résistent à la même chose : le contrôle des existences, l’exploitation et la vulnérabilisation des plus faibles. L’hydre capitaliste est une figure à multiples têtes – capitalisme, patriarcat, colonialisme : si on résiste à une tête, on résiste à toutes. Cette articulation a été pensée dès le début du soulèvement zapatiste4Le zapatisme est un mouvement de transformation révolutionnaire de la société. Il est né en 1994, au Chiapas, l’un des États les plus pauvres du Mexique. Ce soulèvement des peuples indigènes incarne depuis trente ans une alternative au système capitaliste néolibéral unique au monde. en 1994. Je trouve ça fabuleux. C’est ce que j’essaie de raconter dans La Realidad : cette expérience, dans mon propre corps, d’une porte qui s’ouvre et où on me dit : « Ta lutte peut s’articuler avec celle des autres. »
KAOUTAR HARCHI Aujourd’hui, les justifications qui accompagnent certaines politiques continuent de mobiliser la notion de « civilisation », mais dans un sens différent de celui de l’époque des grands projets colonialistes assortis d’idées et de valeurs telles que « la démocratie », « l’État de droit », « la justice sociale ». Le discours actuel retourne ces notions, avançant l’idée qu’on serait allé·es trop loin dans les politiques d’égalité.
Il faudrait fermer les frontières, trier les personnes. Cette vision maintient une structure coloniale, mais en la repliant sur elle-même. C’est un impérialisme qui ne veut plus conquérir, mais qui cherche à affirmer son autorité protectionniste. Certains parlent même de « colonisation inversée5Cette formule renvoie à la théorie du « grand remplacement », popularisée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, selon laquelle les populations européennes seraient progressivement remplacées par des populations immigrées, majoritairement musulmanes. » : les États-Unis, la France, l’Allemagne ou l’Italie seraient en train d’être colonisées par les étranger·es, les migrant·es, celles et ceux qui viennent « profiter du système ».

Dans vos œuvres, la question de la domination adulte est centrale. Neige Sinno, vous racontez les violences sexuelles vécues dans le cadre familial. Kaoutar Harchi, vous analysez le traitement raciste réservé aux enfants non blanc·hes, par la police notamment. Dans les deux cas, les enfants victimes sont « adultifié·es », rendu·es responsables des violences vécues. L’incesteur et le policier raciste jouent-ils le même rôle social ?
NEIGE SINNO Ce que vivent les enfants, la dépolitisation des rapports adulte-enfant, c’est une question qui n’a pas encore suffisamment émergé. Le rapprochement entre enfance et animalité, par exemple, mériterait un livre à lui tout seul. C’est un champ à ouvrir. De nombreuses perceptions minoritaires émergent, mais celle des enfants est peu entendue. La société n’est pas prête, elle demeure dans le refus de les écouter vraiment.
KAOUTAR HARCHI Dans Sans parler des blessé·es6Kaoutar Harchi et Aurélien Bellanger, Sans parler des blessé·es, La Déferlante Éditions, 2025. Le livre rassemble des lettres échangées entre les deux écrivain·es entre janvier et juin 2025, précédemment diffusées par le média épistolaire La Disparition., j’évoque cette incapacité des adultes à prendre en considération les enfants. Je reviens sur les travaux du chercheur Tal Piterbraut-Merx7Tal Piterbraut-Merx (1992–2021), écrivain féministe, chercheur en philosophie est l’autrice (ses proches utilisent alternativement le masculin et le féminin) de La Domination adulte. Politiser la relation adulte-enfant, éditions Blast, 2024. qui dit « ce sont les enfants qui nous attendent ». J’ai entendu le témoignage d’un homme victime dans l’affaire Bétharram. Il a 60 ans, mais c’est un enfant qui parle. Parce qu’« enfant », ce n’est pas un âge, c’est une position politique. Pour moi, la vraie question n’est pas : « N’est-on pas tous·tes passé·es par là ? », mais plutôt : « Qui sort de l’enfance ? », « Qui y reste ? » Tal Piterbraut-Merx dit qu’il faut se souvenir de l’enfant qu’on a été, de ce qu’on a vécu. Il considère cette mémoire comme un outil contre la perpétuation des dominations faites aux enfants.
NEIGE SINNO Ce que tu cites du travail de Tal Piterbraut-Merx me touche. La dernière phrase de La Realidad, c’est : « De l’autre côté, ma fille m’attend. » J’ai aussi cette vision-là de l’enfance comme quelque chose qui est devant nous et qui nous oblige, qui nous met face à notre responsabilité. Si on se place dans l’hypothèse de Dorothée Dussy8Dans Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste (La Discussion, 2013), l’anthropologue Dorothée Dussy montre que ce n’est pas le crime d’inceste qui est tabou mais sa dénonciation., selon laquelle nous sommes tous et toutes socialisé·es dans l’inceste – et que la domination adulte est à l’origine de toutes les autres –, alors remettre en question cette domination, pour cette société, ce serait intolérable. Ce serait remettre en cause l’ensemble du contrat social. Mettre au premier plan non seulement la protection, mais aussi la considération et la reconnaissance de la vie des enfants en tant que sujets inaliénables… C’est tout un monde qui s’effondrerait. Nous ne sommes pas prêt·es, mais il faudrait qu’on le soit.
« L’animal reste pour moi profondément mystérieux, la preuve qu’il existe une conscience non humaine, une âme
qui nous regarde. C’est une altérité radicale. »Neige Sinno
Neige Sinno, vous vous décrivez comme une enfant frondeuse dans Triste Tigre. Kaoutar Harchi, vous racontez dans Comme nous existons les moments d’école buissonnière afin d’échapper au harcèlement raciste de l’institution scolaire. Reconnaître les enfants passe-t-il par le fait de regarder leurs luttes, leur résistance ?
KAOUTAR HARCHI Les enfants sont des sujets politiques. Le dire c’est déjà renverser la perspective : celle qui voudrait que les enfants ne soient « que », « pas encore », « pas assez ». Autrement dit, les enfants ne sont pas des êtres naturellement vulnérables : elles et ils sont socialement vulnérabilisé·es. C’est en cela que les enfants sont des sujets « déjà » et « toujours » politiques. L’existence des enfants est façonnée, pourrait-on dire, avant même que les enfants n’existent. Ce n’est pas seulement quelque chose qui me fait réfléchir, c’est quelque chose qui me touche. L’enfance est toujours une injustice. Les enfants ne manquent de rien mais elles et ils sont privé·es de beaucoup. Les enfants sont d’ailleurs privé·es tout court. Elles et il sont à leurs parents, à leur famille avant d’être à eux-mêmes. Et les enfants, bien sûr, cherchent à agir. Pour ma part, enfant, je fuyais l’école mais je finissais toujours par revenir. Je ne voulais pas disparaître. Seulement me libérer de quelque chose. C’est très ordinaire, je crois. La domination adulte, d’ailleurs, n’est jamais isolée. Elle est solidaire de toutes les formes de domination. On n’est jamais seulement un·e enfant. On est un·e enfant pauvre, un·e enfant handicapé·e, on est un·e enfant de bourgeois, un·e enfant palestinien·ne.
NEIGE SINNO J’échange avec des gens qui ont travaillé sur l’affaire Bétharram. Dans la région, le pensionnat était connu comme un centre de redressement pour enfants et adolescents turbulents. Il n’était pas rare d’entendre : « Si tu te comportes mal, tu iras à Bétharram. » On menaçait les enfants d’y aller se faire maltraiter. Aujourd’hui, on s’indigne : Bétharram, quelle horreur ! Mais où est la limite entre un « bon » dressage et un dressage qui va trop loin ? Comme tu le dis, Kaoutar, on continue de créer les conditions de l’abus.
KAOUTAR HARCHI Et c’est nous, les adultes, qui les rendons enfants. On part toujours du principe qu’ils « ne savent pas parler », « ne savent pas marcher ». On les assigne à des incapacités. Au nom de cette fragilité, on se permet tout. On les attache, on les corrige, on les contraint. Leur vulnérabilité, c’est le passage entre une différence biologique – ce que leur corps peut ou ne peut pas faire – et le moment où cette différence est traduite en inégalité sociale. Qu’est-ce qui justifie qu’on interdise par exemple à un·e enfant de manger un morceau de pain et que cette limite devienne un rapport de pouvoir, une manière de le toucher, de lui parler ? On pourrait mesurer la violence au nombre de fois qu’on touche les enfants. On les touche comme des animaux. Cela dit tout.
Comment conjuguez-vous l’expérience solitaire de l’écriture avec la participation à des luttes collectives ?
KAOUTAR HARCHI J’écris en ce moment pour les camarades de Révolution permanente9Révolution permanente est une organisation politique française trotskiste fondée en 2022. Il s’agissait d’un courant du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) de 2015 jusqu’à la scission entre les deux groupes en 2021. qui réalisent un film sur la manière dont la RATP essaie de se débarrasser des agent·es qu’elle juge « inaptes », en vue de la privatisation de l’entreprise. Je tente de servir la cause de cette manière. La littérature et le militantisme, c’est la même chose pour moi. Écrire ce texte-là, un texte sur les animaux, ou quelque chose d’autobiographique, plus littéraire… c’est pareil. Je fais tout entrer dans le même espace de travail. Écraser les hiérarchies, c’est important parce que le monde littéraire en est saturé : Où écris-tu ? Qui te publie ? Es-tu traduite ? Est-ce que c’est de la littérature jeunesse ? De la littérature blanche ? Je veux écrire pour les machinistes de la RATP. Cela a beaucoup de valeur pour moi.
NEIGE SINNO En ce qui me concerne, c’est très contrasté. Longtemps, j’ai fait une distinction nette entre ce que j’écrivais – qui ne sert que le livre – et mes actions militantes. Mais La Realidad, qui est un récit de formation, a créé des points de rencontre. On passe de ma copine et moi à d’autres copines, puis à un collectif de sympathisantes zapatistes, puis à un immense rassemblement en non-mixité. Ces femmes indigènes qui nous ont reçues sont mes contemporaines et ce qu’on a en commun est plus fort que ce qui nous sépare. C’est un livre sur la décolonisation intérieure de cette notion d’altérité. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que la solitude du traumatisme, que j’identifiais comme singulière, était en réalité partagée. Ces amitiés – notamment féminines – ont ouvert sur des collectifs, qui m’ont reliée à quelque chose de plus large, de plus humain. •
Neige Sinno et Kaoutar Harchi en 7 dates
1977
Neige Sinno naît à Vars, dans les Hautes-Alpes.
1987
Kaoutar Harchi naît à Strasbourg.
2006
Neige Sinno s’installe au Mexique. Elle y vivra près de vingt ans.
2016
Kaoutar Harchi publie Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne (Pauvert)
2016
Neige Sinno reçoit le prix Goncourt des lycéens, le prix littéraire Le Monde, le prix Les Inrockuptibles catégorie roman et le prix Femina pour Triste Tigre.
2024
Kaoutar Harchi cosigne Littérature et Révolution (Divergences) avec l’écrivain Joseph Andras et publie Ainsi l’animal
et nous (Acte Sud).
2025
Neige Sinno publie La Realidad (P.O.L). Kaoutar Harchi cosigne Sans parler des blessé·es, une correspondance
avec Aurélien Bellanger (La Déferlante Éditions).




