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Moi les hommes, je déteste les entendre

Quand elle marche dans la rue, pour épargn­er ses tym­pa­ns des remar­ques sex­istes, Camille, étu­di­ante de 27 ans, monte à fond le son de ses écou­teurs. Une solu­tion effi­cace mais qui n’apaise pas son sen­ti­ment d’injustice et de colère.
Publié le 07/02/2022

Modifié le 16/01/2025

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°5 Par­ler (mars 2022)

Je pense que je serai sourde jeune. Depuis quelques années j’ai pris l’habitude de ne plus sor­tir de chez moi sans écou­teurs dans les oreilles. Ils sont blancs – je veux qu’ils se remar­quent – et très bon marché.

Quand, au bout de deux mois, un écou­teur sur deux ne fonc­tionne plus, ou est arraché, ou grésille, je vais au mag­a­sin de télé­phonie au bout de ma rue en racheter une paire. Et quand arrive le moment de sor­tir sans écou­teurs qui marchent, je suis prise d’un sen­ti­ment de vul­néra­bil­ité qui rend assez pénible la marche de 140 mètres qui me sépare du mag­a­sin.
Je règle le vol­ume assez fort, car je n’utilise pas les écou­teurs unique­ment pour man­i­fester mon indisponi­bil­ité, mais aus­si pour ne pas les enten­dre et éviter qu’une ren­con­tre inop­por­tune ne vienne gâch­er le reste de ma journée. Quand je dis « les », je pense à un gars qui est venu m’aborder un jour alors que je sor­tais du lycée, pré­tex­tant avoir besoin de savoir l’heure – il était midi pile. Je pense égale­ment à un autre qui, un jour, m’a suiv­ie dans les cab­ines de la piscine, ou à un autre encore qui m’a suiv­ie dans la rue, tard dans la nuit, ou à ce groupe qui m’a entourée un soir dans le métro. Toutes ces per­son­nes, qui ont petit à petit con­tribué à façon­ner ce que je ressens aujourd’hui. Le fait est que je les déteste. Je les déteste sous toutes les formes : du vieux misog­y­ne décom­plexé au jeune pro­fem¹ auto­cen­tré. De toute façon, dans les deux cas ils par­lent plus fort que le vol­ume max­i­mum de mes écou­teurs.

Mon corps commence à être fatigué par cette hypervigilance

Quand j’entre dans un mag­a­sin, je n’enlève mes écou­teurs que lors du pas­sage en caisse. Avant de repar­tir dans la rue, je fais une courte pause pour pren­dre le temps de les remet­tre à mes oreilles, trou­ver une musique et me pré­par­er au retour à l’extérieur. J’ai assez régulière­ment mal aux oreilles et je crains les acouphènes, alors il m’arrive d’essayer de mod­ér­er le vol­ume. J’ai des péri­odes où il m’est douloureux d’entendre le sim­ple bruit d’un verre qu’on pose sur la table ou d’autres sons du quo­ti­di­en. Je sens que mon corps com­mence à être fatigué par cette hyper­vig­i­lance et par mes oreilles ren­dues sen­si­bles par l’écoute trop forte et trop longue de musiques que je n’apprécie plus. Ne pas les enten­dre me per­met d’essayer d’ignorer leur exis­tence au moins le temps d’un tra­jet mais les bruits de la ville me man­quent par­fois.

Il m’est arrivé de par­ticiper à des événe­ments en non-mix­ité choisie ² dans des squats ou des fes­ti­vals, de vivre des moments presque entière­ment libérés de leur présence. Dif­fi­cile d’imaginer une telle expéri­ence tant qu’on ne l’a pas vécue, tant qu’on reste au-dehors, dans un monde où ils pren­nent toute la place. Quel bon­heur que ces moments où j’ai pu danser sans crainte et m’habiller comme je le voulais. Ce sen­ti­ment de sécu­rité est un luxe, je ne l’ai ressen­ti nulle part ailleurs, pas même chez moi quand je suis seule, tant j’ai appris à vivre avec un sen­ti­ment de dan­ger qui brouille les lim­ites de mon espace et du leur. Loin d’eux, j’écoute de la musique allongée dans l’herbe sans avoir l’impression de devoir ouvrir un oeil de temps en temps. C’est alors tout un tas de bar­rières qui s’effondre.

Lorsque je ren­tre de ces par­en­thès­es en non-mix­ité, je déteste les voir réap­pa­raître dans ma vie avec l’impression qu’ils n’ont vrai­ment rien à faire dans mon champ de vision. Revenir au milieu d’eux déclenche chez moi un sen­ti­ment d’hostilité dou­blé d’un fort désir de ne pas les avoir dans mon monde. Après l ’une de ces expéri­ences à Notre- Dame-Des-Lan­des, de retour à Lille, je me suis retrou­vée absol­u­ment désar­mée gare du Nord face à celui qui ne voulait pas enten­dre mon refus de dis­cuter avec lui.

Je ne veux plus me donner la peine d’essayer d’éduquer un adulte

J’ai essayé sans suc­cès de déter­min­er le choix de mes inter­ac­tions avec eux selon ce qui me deman­dera le moins d’énergie, mais j’ignore s’il est moins fati­gant de les haïr dans mon coin que d’essayer de faire de la péd­a­gogie, de répéter les mêmes choses en boucle pour un résul­tat rarement probant. Je sélec­tionne minu­tieuse­ment ceux qui m’entourent, car je ne veux plus me don­ner la peine d’essayer d’éduquer un adulte, même s’il est gen­til, même s’il héberge des mineurs étrangers isolés, même s’il a résolu le con­flit israé­lo- pales­tinien et aboli le cap­i­tal­isme.

Je pars du principe qu’ils peu­vent tou­jours me décevoir et qu’il faut se pré­par­er à les ban­nir de ma vie. Tous, un jour ou l’autre, sont sus­cep­ti­bles de pouss­er des femmes à se priv­er des bruits de la ville. À la fac, je me méfie de ceux qui sont sym­pas, je me méfie de mes cama­rades mil­i­tants, je m’empêche de faire con­fi­ance à ceux qui por­tent des luttes qui me tien­nent à coeur. Ça doit être mer­veilleux d’avoir toute cette énergie disponible pour faire des choses con­struc­tives et je leur en veux de con­naître ce bon­heur quand j’use la mienne à me pro­téger d’eux.

*****

¹ « Pro­fem », abrévi­a­tion de profémin­iste désig­nant les hommes qui sou­ti­en­nent les reven­di­ca­tions fémin­istes. Util­isé de façon péjo­ra­tive comme ici, il se réfère à un homme qui se revendi­querait pro­fem pour se faire val­oir auprès de fémin­istes, ou groupes de fémin­istes, tout en se dédoua­nant des prob­lèmes de sex­isme.

² Sans hommes cis­gen­res (dont l’identité de genre est en con­cor­dance avec le sexe assigné à la nais­sance).

Camille Guirouard-Aizée

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