Mohammad Salama, infatigable journaliste palestinien, n’est plus

Le jeune reporter gazaoui avait aidé sa fiancée, Hala Asfour, à prendre des photos pour un reportage de La Déferlante en Palestine. Il a été tué dans un bom­bar­de­ment israélien le 25 août 2025.

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Publié le 26/10/2025

Mohammad Salama était un photojournaliste gazaoui. Il travaillait entre autres pour Al-Jazira. Crédit : Archives personnelles de Hala Asfour
Mohammad Salama était un pho­to­jour­na­liste gazaoui. Il tra­vaillait entre autres pour Al-Jazira. Crédit : archives per­son­nelles de Hala Asfour

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire

La voix de Hala Asfour s’éteint dans un souffle et le message vocal s’arrête, en suspens. Quelques minutes plus tard, la jeune femme envoie un court texte pour s’excuser : elle conti­nue­ra son récit demain, elle est trop « épuisée ».

Cela fait alors un mois que la jour­na­liste de 24 ans est en deuil. Le 25 août 2025, son fiancé, Mohammad Salama, a été tué dans un bom­bar­de­ment israélien sur l’hôpital Nasser, dans le sud de la bande de Gaza. Quatre autres jour­na­listes sont mort·es avec lui ce jour-là : Hussam Al-Masri, de l’agence de presse Reuters, Mariam Dagga, une pho­to­graphe indé­pen­dante qui tra­vaillait pour Associated Press, et deux reporters indé­pen­dants, Ahmad Abu Aziz et Moaz Abu Taha. En tout, 22 Palestinien·nes ont été tué·es dans cette attaque.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, Gaza est toujours interdit aux jour­na­listes étranger·es. Les reporters palestinien·nes sont les seul·es à docu­men­ter la campagne géno­ci­daire qu’y mène Israël depuis plus de deux ans. À la fin d’août, Reporters sans fron­tières recensait plus de 220 jour­na­listes et professionnel·les des médias tué·es par l’armée israé­lienne depuis le 7 octobre 2023.

Mohammad Salama avait 24 ans. En décembre 2023, j’ai écrit un article sur les condi­tions de vie des jour­na­listes pales­ti­niennes à Gaza pour La Déferlante. La situation était déjà effroyable. Sur place, nous avions trouvé, grâce à l’association Filastiniyat, une pho­to­graphe, Hala Asfour, pour donner corps aux récits que j’avais recueillis depuis Jérusalem. Hala avait rencontré Mohammad quelques semaines aupa­ra­vant. Elle et lui tra­vaillaient ensemble pour une émission de télé­vi­sion de la chaîne qatarie Al-Jazira.

Diplômé de pho­to­gra­phie, Mohammad filmait avec ce qui lui tombait sous la main. Il était obsédé par l’idée de docu­men­ter la vie des Gazaoui·es pris·es dans l’horreur et de leur donner des noms, des visages, des histoires qui puissent résonner dans le monde entier. À ses collègues réuni·es dans leur point de ral­lie­ment – une tente à l’hôpital Nasser – il lançait régu­liè­re­ment : « Levez-vous, on va bosser ! », se souvient le jour­na­liste Hani Alshaer, dans une vidéo qui lui rend hommage. Lorsque l’hôpital a été assiégé, entre janvier et février 2024, il est l’un des rares à être resté dans l’établissement pour témoigner de l’attaque israélienne.

Quand Hala Asfour entend parler de lui pour la première fois, les éloges sont si nombreux qu’elle appré­hende de le ren­con­trer, intimidée. Elle découvre, étonnée, un homme « dans la fleur de l’âge », à qui elle fait rapi­de­ment une confiance aveugle. « Il était calme, ne parlait pas beaucoup, avait un rire qui allégeait le poids du monde », dit-elle, la gorge nouée. De collègues, il et elle deviennent ami·es, puis tombent amoureux·se.

Les journalistes Mohammad Salama et Hala Asfour lors d’un reportage à l’hôpital Nasser, le 10 août 2025. Crédit : ARCHIVES PERSONNELLES DE HALA ASFOUR
Les jour­na­listes Mohammad Salama et Hala Asfour lors d’un reportage à l’hôpital Nasser, le 10 août 2025. Crédit : ARCHIVES PERSONNELLES DE HALA ASFOUR

Le 11 novembre 2024, Mohammad demande Hala en mariage, dans une tente de déplacé·es. La cérémonie est d’abord prévue pour le 25 mai 2025. Mais Israël lance ce jour-là une opération militaire, « Chars de Gédéon », et leur ville, Khan Younès, est écrasée sous les bombes avant une invasion terrestre le lendemain. Les deux amoureux·ses repoussent la date du mariage après la fête de l’Aïd, au 10 juin. La bande de Gaza vit alors « les jours de famine les plus dif­fi­ciles », il leur semble impos­sible de célébrer leurs noces. Il et elle choi­sissent une nouvelle date : le 31 août.

Le 10 août 2025, cinq jour­na­listes d’Al-Jazira, dont le célèbre reporter Anas Al-Sharif, leur chauffeur et deux reporters indé­pen­dants sont assas­si­nés par Israël dans le nord de la bande de Gaza. Hala et Mohammad décident alors que leur mariage se fera sans célé­bra­tion, en « respect pour les âmes des morts », rapporte la jeune femme.

Le 25 août, après un café avec sa fiancée, Mohammad sort apporter un ven­ti­la­teur à l’une des familles qu’il a filmées, à l’hôpital Nasser. C’est une chaude journée moite. Un premier missile explose. « Il est alors sain et sauf, loin de l’impact. Mais Mohammad est connu pour être le premier à arriver sur les lieux d’une explosion et filmer, raconte Hala, qui se trouvait alors avec les jour­na­listes d’Al-Jazira. Les collègues étaient dans un état pas possible, certain·es étaient à terre, sous le choc, d’autres couraient dans tous les sens. » Le qua­dri­co­ptère, drone tueur qui les menace, semble haut dans le ciel. Hala va chercher son fiancé ; du haut des escaliers, il lui fait signe de ne pas monter : il va la rejoindre, lui. Il était en train de descendre quand la seconde frappe l’a fauché. « Mon corps est devenu lourd, comme paralysé. J’ai perdu connais­sance », dit Hala en butant sur les mots. En se réveillant, elle découvre Mohammad dans un linceul, « il était parti en martyr ».

L’armée israé­lienne a d’abord justifié ses tirs en affirmant qu’elle visait une caméra du Hamas. Il s’agissait en réalité, selon une enquête de Reuters diffusée le 26 septembre, de celle du jour­na­liste Hussam Al-Masri, qui tra­vaillait pour Reuters et qui filmait régu­liè­re­ment en direct les abords de l’hôpital depuis ce point un peu surélevé. Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a qualifié le bom­bar­de­ment d’« accident tragique ». L’armée israé­lienne n’a toujours pas fourni d’explication sur ces tirs ni sur la raison d’une seconde frappe alors que secou­ristes et jour­na­listes avaient accouru vers les lieux.

Funérailles des cinq jour­na­listes, dont le pho­to­graphe Mohammad Salama, tué·es lors de la frappe israé­lienne sur l’hôpital Nasser, dans le sud de la bande de Gaza, le 25 août 2025. PHOTO BY ANAS DEEB / UPI / SIPA

À la fin du mois de septembre, plus de 66 000 Palestinien·nes avaient été tué·es à Gaza, par l’armée israé­lienne, en deux ans. Une com­mis­sion indé­pen­dante de l’Organisation des Nations unies a qualifié de « génocide » les crimes d’Israël dans l’enclave pales­ti­nienne. « Nous avons vécu des situa­tions extrê­me­ment dif­fi­ciles ensemble, la faim, les dépla­ce­ments… Notre amour était une échap­pa­toire à laquelle on se rat­ta­chait avec force », décrit Hala Asfour. L’assassinat de son fiancé l’a brisée. Elle se force néanmoins à retourner sur le terrain : c’est ce que Mohammad aurait voulu qu’elle fasse, lui qui ne s’arrêtait jamais.

Soigner dans un monde qui va mal

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire