La voix de Hala Asfour s’éteint dans un souffle et le message vocal s’arrête, en suspens. Quelques minutes plus tard, la jeune femme envoie un court texte pour s’excuser : elle continuera son récit demain, elle est trop « épuisée ».
À l’heure où nous écrivons ces lignes, Gaza est toujours interdit aux journalistes étranger·es. Les reporters palestinien·nes sont les seul·es à documenter la campagne génocidaire qu’y mène Israël depuis plus de deux ans. À la fin d’août, Reporters sans frontières recensait plus de 220 journalistes et professionnel·les des médias tué·es par l’armée israélienne depuis le 7 octobre 2023.
Mohammad Salama avait 24 ans. En décembre 2023, j’ai écrit un article sur les conditions de vie des journalistes palestiniennes à Gaza pour La Déferlante. La situation était déjà effroyable. Sur place, nous avions trouvé, grâce à l’association Filastiniyat, une photographe, Hala Asfour, pour donner corps aux récits que j’avais recueillis depuis Jérusalem. Hala avait rencontré Mohammad quelques semaines auparavant. Elle et lui travaillaient ensemble pour une émission de télévision de la chaîne qatarie Al-Jazira.
Diplômé de photographie, Mohammad filmait avec ce qui lui tombait sous la main. Il était obsédé par l’idée de documenter la vie des Gazaoui·es pris·es dans l’horreur et de leur donner des noms, des visages, des histoires qui puissent résonner dans le monde entier. À ses collègues réuni·es dans leur point de ralliement – une tente à l’hôpital Nasser – il lançait régulièrement : « Levez-vous, on va bosser ! », se souvient le journaliste Hani Alshaer, dans une vidéo qui lui rend hommage. Lorsque l’hôpital a été assiégé, entre janvier et février 2024, il est l’un des rares à être resté dans l’établissement pour témoigner de l’attaque israélienne.
Quand Hala Asfour entend parler de lui pour la première fois, les éloges sont si nombreux qu’elle appréhende de le rencontrer, intimidée. Elle découvre, étonnée, un homme « dans la fleur de l’âge », à qui elle fait rapidement une confiance aveugle. « Il était calme, ne parlait pas beaucoup, avait un rire qui allégeait le poids du monde », dit-elle, la gorge nouée. De collègues, il et elle deviennent ami·es, puis tombent amoureux·se.

Le 11 novembre 2024, Mohammad demande Hala en mariage, dans une tente de déplacé·es. La cérémonie est d’abord prévue pour le 25 mai 2025. Mais Israël lance ce jour-là une opération militaire, « Chars de Gédéon », et leur ville, Khan Younès, est écrasée sous les bombes avant une invasion terrestre le lendemain. Les deux amoureux·ses repoussent la date du mariage après la fête de l’Aïd, au 10 juin. La bande de Gaza vit alors « les jours de famine les plus difficiles », il leur semble impossible de célébrer leurs noces. Il et elle choisissent une nouvelle date : le 31 août.
Le 10 août 2025, cinq journalistes d’Al-Jazira, dont le célèbre reporter Anas Al-Sharif, leur chauffeur et deux reporters indépendants sont assassinés par Israël dans le nord de la bande de Gaza. Hala et Mohammad décident alors que leur mariage se fera sans célébration, en « respect pour les âmes des morts », rapporte la jeune femme.
Le 25 août, après un café avec sa fiancée, Mohammad sort apporter un ventilateur à l’une des familles qu’il a filmées, à l’hôpital Nasser. C’est une chaude journée moite. Un premier missile explose. « Il est alors sain et sauf, loin de l’impact. Mais Mohammad est connu pour être le premier à arriver sur les lieux d’une explosion et filmer, raconte Hala, qui se trouvait alors avec les journalistes d’Al-Jazira. Les collègues étaient dans un état pas possible, certain·es étaient à terre, sous le choc, d’autres couraient dans tous les sens. » Le quadricoptère, drone tueur qui les menace, semble haut dans le ciel. Hala va chercher son fiancé ; du haut des escaliers, il lui fait signe de ne pas monter : il va la rejoindre, lui. Il était en train de descendre quand la seconde frappe l’a fauché. « Mon corps est devenu lourd, comme paralysé. J’ai perdu connaissance », dit Hala en butant sur les mots. En se réveillant, elle découvre Mohammad dans un linceul, « il était parti en martyr ».
L’armée israélienne a d’abord justifié ses tirs en affirmant qu’elle visait une caméra du Hamas. Il s’agissait en réalité, selon une enquête de Reuters diffusée le 26 septembre, de celle du journaliste Hussam Al-Masri, qui travaillait pour Reuters et qui filmait régulièrement en direct les abords de l’hôpital depuis ce point un peu surélevé. Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a qualifié le bombardement d’« accident tragique ». L’armée israélienne n’a toujours pas fourni d’explication sur ces tirs ni sur la raison d’une seconde frappe alors que secouristes et journalistes avaient accouru vers les lieux.

À la fin du mois de septembre, plus de 66 000 Palestinien·nes avaient été tué·es à Gaza, par l’armée israélienne, en deux ans. Une commission indépendante de l’Organisation des Nations unies a qualifié de « génocide » les crimes d’Israël dans l’enclave palestinienne. « Nous avons vécu des situations extrêmement difficiles ensemble, la faim, les déplacements… Notre amour était une échappatoire à laquelle on se rattachait avec force », décrit Hala Asfour. L’assassinat de son fiancé l’a brisée. Elle se force néanmoins à retourner sur le terrain : c’est ce que Mohammad aurait voulu qu’elle fasse, lui qui ne s’arrêtait jamais.



