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Modèles en tous genres

Depuis 2019, le col­lec­tif Mod­èle vivant·e pro­pose aux artistes de repenser la représen­ta­tion des corps nus, dans une per­spec­tive expéri­men­tale et trans­fémin­iste. À Mar­seille, ses performeur·euses posent régulière­ment devant les étudiant∙es des Beaux-Arts, et les invi­tent à ques­tion­ner leurs biais sex­istes, grosso­phobes ou validistes. Reportage.
Publié le 25/04/2024

Modifié le 16/01/2025

Le collectif Modèle vivant·e mélange pose et prise de parole. « On cherche à renouveler la pratique du dessin de modèles vivant·es et d’en faire non plus seulement quelque chose d’artistique mais aussi de politique », explique l'une de ses membres, Hélène Fromen.
Le col­lec­tif Mod­èle vivant·e mélange pose et prise de parole. « On cherche à renou­vel­er la pra­tique du dessin de mod­èles vivant·es et d’en faire non plus seule­ment quelque chose d’artistique mais aus­si de poli­tique », explique l’une de ses mem­bres, Hélène Fromen. Crédit : Gaëlle Mata­ta

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 Dessin­er, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Des élèves de l’école des beaux-arts de Mar­seille s’installent par terre en cer­cle, dans la salle silen­cieuse du Soma, un cen­tre artis­tique expéri­men­tal situé en plein cen­tre-ville de la cité phocéenne. Hélène Fromen, l’une des trois mod­èles inter­venant ce jour-là, se fau­file au milieu des feuilles de papi­er et des sacs de cours pour s’installer au cen­tre du cer­cle.

Elle a gardé son pan­talon noir, et des bretelles striées de vert et de noir lui bar­rent la poitrine. Encore en retrait, Lin­da Demor­rir et Lucie Camous, ses deux col­lègues, sont déjà com­plète­ment nu·es. Hélène prend la pose puis, immé­di­ate­ment après, la parole : « Je suis dev­enue les­bi­enne à presque 50 ans. Pos­er m’a per­mis de réfléchir au regard que je por­tais sur moi-même et à celui que les autres pou­vaient avoir sur moi. »

Les men­tons se lèvent et se bais­sent tan­dis que les crayons et autres feu­tres vont et vien­nent sur le papi­er. Hélène se désha­bille com­plète­ment. Lin­da et Lucie la rejoignent. Leurs trois corps s’allongent, côte à côte, sur le sol, et bas­cu­lent en chan­delle. Elles et iel tien­nent la pose un long moment tout en con­tin­u­ant à par­ler et par­fois, entre deux phras­es, écla­tent de rire. En fond sonore est dif­fusée la lec­ture d’un texte écrit par Hélène : « Je suis allée dedans je me suis vue nue, c’est plus facile tor­due ; tant pis si ça coince, si ça plie, si ça pen­douille, si ça ride, si ça chauffe, si ça trem­ble : je me suis recon­nue. » Des morceaux de musique qui, d’après Lucie, ont tous « un sens poli­tique » pren­nent le relais : Tomboy, de Princess Nokia, Faire et refaire, d’Ascendant Vierge ou encore Pussy­boy, d’Ezra Michel. Les corps qui s’exposent aux yeux des étudiant·es en art échap­pent aux normes de genre. Les peaux sont capi­ton­nées ; les corps tatoués, poilus, mus­clés, s’entremêlent dans des pos­es éloignées de celles habituelle­ment adop­tées par les mod­èles d’art.

Créé en 2019, Mod­èle vivant·e est un « col­lec­tif trans­fémin­iste de dessin et de représen­ta­tions dis­si­dentes ». Né de la ren­con­tre entre Lin­da Demor­rir, mod­èle et DJ, et Hélène Fromen, artiste et chercheure, il a été rejoint en 2021 par Lucie Camous, mod­èle, curateur·ice, chercheur·euse et artiste. Ses inter­ven­tions invi­tent à recon­sid­ér­er les corps nus au-delà des représen­ta­tions binaires habituelles. « On cherche à renou­vel­er la pra­tique du dessin de mod­èles vivant·es et à en faire non plus seule­ment quelque chose d’artistique mais aus­si de poli­tique », explique Hélène Fromen.

Dessin modèle vivant·es

À côté d’elle, Karine Rougi­er, 42 ans, artiste et enseignante aux Beaux-Arts de Mar­seille, acqui­esce. Lorsque, en 2019, l’école lui a pro­posé de repren­dre le cours de dessin pour les étudiant·es de pre­mière année, aban­don­né par l’établissement sept ans plus tôt, elle a tout de suite souhaité réin­tro­duire la pra­tique du mod­èle vivant. Au départ, elle invite les mod­èles académiques pro­posés par l’école, mais, très vite, elle a le sen­ti­ment que ce for­mat ali­mente les stéréo­types de genre : « Les étudiant·es de cette généra­tion ont besoin de dessin­er des corps dans toute leur diver­sité et dans lesquels ils et elles se recon­nais­sent vrai­ment », affirme-t-elle. En 2020, sa ren­con­tre avec le col­lec­tif Mod­èle vivant·e est un déclic : un parte­nar­i­at est mis en place, avec l’assentiment immé­di­at de l’école. Dans un même élan, Karine Rougi­er organ­ise des ate­liers sim­i­laires avec d’autres artistes-mod­èles marseillais·es issu·es des milieux fémin­istes et queers : Bru­ta, Opale Mir­man ou encore Ju Bour­gain.

Sous le regard con­cen­tré des élèves, les trois mod­èles alter­nent les posi­tions, cer­taines plus acro­ba­tiques que d’autres. Par­fois la pos­ture ne fonc­tionne pas et ce n’est pas grave, explique Lucie Camous : « On ne pré­pare rien en amont. On fait tout au feel­ing en fonc­tion de nos envies et de nos idées sur le moment. » Karine Rougi­er, la pro­fesseure, n’intervient jamais. Elle se con­tente de slalom­er entre les étudiant·es pour les aigu­iller au besoin.

Emma, étu­di­ante de 20 ans, est une des pre­mières à ter­min­er son dessin. Les trois corps sont représen­tés entrelacés : impos­si­ble de devin­er qui est qui. En bas de la page, en let­tres cap­i­tales, elle a écrit les mots « bizarre » et « bazar ». « J’ai l’habitude de dessin­er d’abord le vis­age, mais là je ne savais pas par où com­mencer : le pied, le sein ? Finale­ment on dirait un peu une créa­ture, mais j’aime bien le résul­tat », com­mente-t-elle. Assise à ses côtés, son enseignante pour­suit : « Con­traire­ment à ce qui se passe dans les cours académiques, ici le corps est par­fois représen­té de façon mon­strueuse, drôle ou déli­rante. Tout ce que peut aus­si être un corps finale­ment. » Une manière de réin­ve­stir la fig­ure du mon­stre pour mieux retourn­er le stig­mate de la vio­lence subie par les femmes et les per­son­nes LGBT+. Au-delà des enjeux de représen­ta­tions, cet exer­ci­ce a égale­ment un intérêt artis­tique, com­plète la pro­fesseure : « La lib­erté et l’originalité des pos­es pro­posées par les mod­èles – dos cour­bés, jambes croisées, corps entassés – amè­nent les étudiant·es dans des endroits où ils n’ont pas l’habitude d’aller en matière de tech­niques. »

Les corps des modèles s’entremêlent dans des poses éloignées de celles habituellement adoptées par les modèles d’art.

Les corps des mod­èles s’entremêlent dans des pos­es éloignées de celles habituelle­ment adop­tées par les mod­èles d’art. Crédit : Gaëlle Mata­ta

Reprendre le contrôle

 

C’est au tour de Lin­da Demor­rir, autre mod­èle, de pren­dre la parole devant les étudiant∙es : « Au départ, je posais dans des cadres académiques, mais j’avais sou­vent l’impression d’être objec­ti­fiée. En posant et en m’exprimant dans un espace tel que celui pro­posé ici, j’ai vrai­ment fait la paix avec mon corps trans. » Pour elle, comme les autres cofondateur·ices du col­lec­tif, par­ler pen­dant les pos­es per­met de rétablir l’équilibre des pou­voirs entre artistes et mod­èles. Ain­si, Lucie Camous, en tant que per­son­ne en sit­u­a­tion de hand­i­cap, ques­tionne le validisme dont iel souf­fre au quo­ti­di­en. Enchevêtré·e à ses deux acolytes, iel lance à l’assemblée : « Lorsque j’ai cher­ché des représen­ta­tions anti-validistes dans l’art con­tem­po­rain, je me suis heurté·e à un grand vide. C’est pourquoi je vous demande de dessin­er ma jambe. » Iel baisse le regard vers ladite jambe et pour­suit : « Pos­er ain­si me per­met de repren­dre le con­trôle sur la manière dont j’ai envie d’être représenté·e. Dessin­er et deman­der à être dessiné·e, c’est aus­si faire exis­ter d’autres nar­ra­tions, en por­tant la mienne avec celles des tor­dues, des boi­teuses en équili­bre insta­ble. » Les étudiant·es se lan­cent.

La per­for­mance sem­ble inspir­er les jeunes artistes : « Il y a une vraie lib­erté de for­mat, ce qui nous libère de la pres­sion tech­nique. Mais cela crée une autre forme d’impératif : celle d’interroger notre pro­pre regard. Quand Lucie nous demande de dessin­er sa jambe hand­i­capée, iel pose une exi­gence et cela crée un vrai échange hor­i­zon­tal entre nous », s’enthousiasme Apolline, 22 ans. « C’est beau­coup plus intéres­sant que les cours de mod­èle vivant académique où on a par­fois l’impression que la per­son­ne qui pose est un pot de fleur », com­plète Marie. D’autres ren­con­trent des dif­fi­cultés : « Les pos­es sont trop com­pliquées et trop nom­breuses. On n’a pas vrai­ment le temps de per­fec­tion­ner notre dessin », regrette Naya, 19 ans.

Alors que la per­for­mance prend fin, la salle plonge dans le silence. La ten­sion retombe, aus­si bien pour les trois mod­èles dont la peau rougie est mar­quée par les dif­férentes pos­es, que pour les étudiant·es, dont les dizaines de dessins jonchent main­tenant le sol. Mod­èles et artistes ont tra­ver­sé ensem­ble ce que le col­lec­tif appelle un moment de « ten­dresse rad­i­cale et col­lec­tive ». « C’est un peu comme si tu reve­nais d’une planète dans laque­lle tu t’exprimais dif­férem­ment », analyse Hélène Fromen. Puis elle ajoute : « On pour­rait penser que ce que l’on pro­pose est une utopie, mais c’est bien réel. » •

Linda Demorrir, à gauche, Hélène Fromen au centre et Lucie Camous, à droite, membres du collectif transféministe Modèle vivant·e.

Lin­da Demor­rir, à gauche, Hélène Fromen au cen­tre et Lucie Camous, à droite, mem­bres du col­lec­tif trans­fémin­iste Mod­èle vivant·e. Crédit : Gaëlle Mata­ta

Le reportage pho­to de cet arti­cle a été réal­isé le 17 févri­er 2024 lors d’une ses­sion pro­posée aux étudiant·es des Beaux-Arts de Mar­seille par l’enseignante et artiste Karine Rougi­er avec le col­lec­tif Mod­èle vivant·e.

Jour­nal­iste et autrice basée à Mar­seille, spé­cial­isée dans les ques­tions de genre et de migra­tions, Mar­gaux Mazel­li­er a signé Mar­seille trop puis­sante. 50 ans de fémin­isme dans la ville la plus rebelle de France (Hors d’atteinte, 2024).

Pho­tographe basée à Mar­seille, Gaëlle Mata­ta tra­vaille avec des médias, des lieux cul­turels et des asso­ci­a­tions. Elle a été sélec­tion­née pour l’exposition « La France sous leurs yeux » (BNF, 2024).

Margaux Mazellier

Journaliste et autrice basée à Marseille, spécialisée dans les questions de genre et de migrations, elle a signé Marseille trop puissante. 50 ans de féminisme dans la ville la plus rebelle de France (Hors d’atteinte, 2024). Voir tous ses articles

Dessiner : esquisses d’une émancipation

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 Dessin­er, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.


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