MeToo en Turquie : « Ignorer la parole des femmes, c’est autoriser les violences »

Depuis la fin d’août, la Turquie est secouée par une vague de témoi­gnages de violences sexuelles sur les réseaux sociaux. Un MeToo né dans les milieux culturels qui révèle à l’opinion turque le caractère massif des violences sexuelles. Dans un entretien donné à La Déferlante, Funda Ekin, avocate féministe stam­bou­liote et bénévole de la Fondation Mor Çatı, revient sur le contexte politique et juridique dans lequel se développe ce mouvement.

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Publié le 26/09/2025

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Plus de 5 000 comptes turcs ont publié et relayé des accu­sa­tions de violences sexuelles sur X dès la mi-août. En tant qu’avocate et militante féministe, comment avez-vous réagi en décou­vrant cette prise de parole ?

Certains témoi­gnages m’ont mise mal à l’aise, car ils font écho à des expé­riences per­son­nelles. Je suis aussi inquiète que des pro­cé­dures pour dif­fa­ma­tion soient lancées contre ces femmes. Pourtant, quand on lit les messages publiés, on comprend immé­dia­te­ment de quels faits il s’agit, car nous sommes beaucoup à avoir vécu des choses simi­laires, en Turquie ou ailleurs.

À la Fondation Mor Çatı [qui accueille et accom­pagne les femmes victimes de violence domes­tique], nous menons depuis des années une campagne intitulée « Crie ! Que tout le monde entende et que cesse la violence masculine ! ». Parce que dans les récits de har­cè­le­ment ou d’agression, les femmes sont presque toujours réduites au silence et finissent par culpa­bi­li­ser. Prendre la parole, c’est se rebeller, alerter les autres femmes et faire appel à leur solidarité.

Quel rôle jouent des asso­cia­tions et des fon­da­tions comme Mor Çatı, en Turquie ?

Le collectif Mor Çatı a été fondé en 1990, après une impor­tante marche des femmes contre les violences de genre qui a eu lieu en 1987. L’objectif était de lutter ensemble contre la violence masculine, d’apporter une réponse ins­ti­tu­tion­nelle aux demandes d’aide et aux besoins en matière d’hébergement (la fondation propose aujourd’hui quelques places d’hébergement et dispose d’un refuge indé­pen­dant). C’était aussi de mettre en place un accom­pa­gne­ment en par­te­na­riat avec des tra­vailleurs sociaux, des psy­cho­logues et des juristes, en tenant compte des besoins des femmes et en adoptant une approche holis­tique. Il nous semble très important de valoriser l’expérience col­lec­tive, de mettre en évidence les lacunes existant dans l’application du droit, et de visi­bi­li­ser [auprès du grand public et des ins­ti­tu­tions] les bénéfices de l’approche féministe. Ignorer la parole des femmes – comme cela arrive souvent au sein des ins­ti­tu­tions ou des orga­ni­sa­tions [police, justice, lieux de travail], ou même dans la famille –, c’est autoriser ces violences.

Quels types de violences voyez-vous le plus souvent ?

En Turquie, la quasi-totalité des dossiers de divorces com­portent des violences sexuelles. Les femmes n’ont pas toujours conscience qu’il s’agit de violences, car elles consi­dèrent les relations sexuelles comme un devoir conjugal. De plus, ce sont des cas où il est très difficile, tant sur le plan social que juridique, de porter plainte. Il y a donc peu de signa­le­ments, car les femmes pensent qu’elles ne seront pas soutenues et, au contraire, blâmées.

On retrouve aussi très souvent, au sein de couples, des violences d’ordre éco­no­mique et psy­cho­lo­gique. Presque toutes les femmes sont par ailleurs victimes de har­cè­le­ment sexuel, dans la rue, dans les trans­ports, ou pendant des concerts par exemple… C’est lié au système patriar­cal, au regard porté sur le corps des femmes, jugé en per­ma­nence à travers leur tenue, leur attitude, leurs gestes.


« En Turquie, presque toutes les femmes sont victimes de har­cè­le­ment sexuel. »

Funda Ekin, avocate

Pourtant, il existe, dans la juris­pru­dence turque, un principe plutôt favorable aux victimes…

Le principe de « primauté de la parole de la plai­gnante » apparaît effec­ti­ve­ment dans les juris­pru­dences de la Cour de cassation et de la Cour consti­tu­tion­nelle. Dans les cas de crimes sexuels, c’est à l’auteur présumé de réfuter les faits : si le crime n’a pas eu lieu, il doit en apporter la preuve. C’est une forme d’inversion de la « charge de la preuve* ».

Les tribunaux s’attachent avant tout à évaluer si la décla­ra­tion de la victime est cohérente. Quand la plainte a‑t-elle été déposée ? Comment a‑t-elle été formulée ? Existe-t-il un passif d’animosité ? Pourquoi une femme porte-t-elle cette accu­sa­tion alors même que cela pourrait porter atteinte à son honneur et à sa dignité ?

En 2020, la Cour de cassation a utilisé le principe de « primauté de la parole de la plai­gnante » dans une affaire de har­cè­le­ment sexuel impli­quant un patron et une secré­taire dans laquelle les faits se sont déroulés sans témoin. Après avoir porté plainte, la secré­taire a perdu son emploi, et l’affaire s’est ébruitée dans tout son milieu pro­fes­sion­nel : sa dignité et son honneur sont devenus un sujet de débat. Cela repré­sente un coût énorme dans la vie de la plai­gnante. Quel intérêt avait-elle à accuser son patron ? La Cour est donc partie de ces réflexions pour faire avancer la procédure.

Personnellement, en plus de vingt ans de métier, je n’ai jamais vu une femme mentir sur ce type de faits.

Qu’est ce que le mouvement MeToo turc peut attendre du système judiciaire ?

En théorie, les pro­cu­reurs doivent agir dans l’intérêt public et prendre connais­sance des infrac­tions lorsqu’ils reçoivent des plaintes. Mais, en Turquie, on ne les a jamais vus s’emparer de révé­la­tions publiques de har­cè­le­ment ou d’agressions sexuelles. Ils inter­viennent plus volon­tiers sur des sujets poli­tiques [liés à des questions de mœurs]. Par exemple, en septembre, deux procès ont été ouverts immé­dia­te­ment après des plaintes du ministère de l’Intérieur contre des groupes de musique pop [pour « obscénité » et « exhi­bi­tion­nisme »].

* Dans le droit pénal français, la charge de la preuve repose sur les victimes. C’est à elles d’apporter des éléments prouvant les faits qu’elles dénoncent.

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