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Mères célibataires, envers et contre tous·tes

En France, une famille sur qua­tre est mono­parentale. Dans 84% des cas, ce sont les mères céli­bataires qui assu­ment seules la respon­s­abil­ité d’élever les enfants. Com­ment ces mères dites céli­bataires parvi­en­nent-elles  mal­gré tout à faire famille ?
Publié le 08/08/2022

Modifié le 16/01/2025

Mères célibataires : envers et contre tous La Déferlante 7
Alexa Brunet

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°7 Réin­ven­ter la famille (sep­tem­bre 2022).

« Aujourd’hui, je sors », annonce Flo­rence Roux¹. Élancée, elle a mis du ver­nis à ongles rouge vif et porte un T‑shirt som­bre dis­crète­ment pail­leté.

Une voi­sine l’a invitée à une soirée pael­la. Vingt euros la par­tic­i­pa­tion. Céli­bataire et mère de cinq enfants, âgés de 19 à 35 ans, qu’elle a élevés seule pen­dant quinze ans, elle a longue­ment hésité, plutôt habituée à rester chez elle.

Flo­rence a 56 ans, elle vit au Puy-en-Velay (Haute-Loire) et alterne chantiers d’insertion, tra­vail en cen­tres d’appels et revenu de sol­i­dar­ité active (RSA). Elle touche actuelle­ment le RSA majoré. Cette allo­ca­tion est ver­sée à la mère ou au père qui assume seul·e la charge d’un·e enfant ou de plusieurs. En avril 2022, un «par­ent isolé² » avec un·e seul·e enfant touche un mon­tant max­i­mum de 985,39 euros. Pour un père ou une mère avec qua­tre enfants, ce sont 1 724,41 euros max­i­mum, selon les barèmes appliqués par la CAF. «

C’est dis­crim­i­na­toire d’avoir d’aussi petits revenus, explique Flo­rence. Nor­male­ment, quand on voit d’autres familles, on dis­cute des pro­jets qu’on a. Mais nous, on n’a pas de pro­jets, on vit au jour le jour. On est tou­jours en train de compter. » La vie de famille s’en ressent: elle n’a pas emmené ses enfants en vacances depuis plusieurs années, souf­fre de ne pas encore avoir payé l’enterrement de sa mère, décédée il y a sept mois, se rap­pelle son fils revenu de l’école pri­maire en pleurs parce qu’un cama­rade de classe lui avait dit: « Tu ne vas pas à la can­tine parce que tu es trop pau­vre. »

Flo­rence Roux racon­te les « rap­ports soci­aux qui se déli­tent », les invi­ta­tions qu’elle a dû refuser faute de pou­voir apporter un bou­quet de fleurs. Sa san­té pâtit aus­si de cette « vie de pri­va­tion et d’humiliation » : elle souf­fre de régulières crises d’angoisse. « Je ren­tre dans ma coquille quand je ressens un dan­ger », dit-elle en se com­para­nt à une tortue.

Les mères, grandes perdantes des séparations

On compte en France env­i­ron deux mil­lions de familles mono­parentales³ , soit une famille sur qua­tre. L’Institut nation­al de la sta­tis­tique et des études économiques (Insee) con­sid­ère comme « famille mono­parentale » un par­ent qui vit seul avec ses enfants. Dans 82 % des cas, il s’agit de la mère. Les con­di­tions de vie des familles mono­parentales sont bien moins favor­ables que la moyenne. Selon l’Insee, le divorce con­duit à une perte de niveau de vie de 20 % en moyenne pour les femmes, con­tre 3 % pour les hommes⁴. Un seul revenu est sou­vent insuff­isant pour assur­er un niveau de vie con­fort­able : en 2019, 27,5 % des familles mono­parentales étaient « pau­vres en con­di­tions de vie », con­tre 11,1 % des ménages et 17,5 % des per­son­nes seules⁵. Pour l’Insee, « cela sig­ni­fie qu’elles cumu­lent plusieurs dif­fi­cultés par­mi les suiv­antes : insuff­i­sance des ressources, restric­tions de con­som­ma­tion, retards de paiement, dif­fi­cultés de loge­ment ».

Dans la grande majorité, ce sont les mères qui se retrou­vent à devoir assumer seules l’essentiel, voire la total­ité, de l’éducation des enfants. Pourquoi ? Sibylle Gol­lac, soci­o­logue, étudie depuis vingt ans les arrange­ments économiques qui ont lieu dans les familles, notam­ment au moment des sépa­ra­tions con­ju­gales. « La demande de fix­er la rési­dence prin­ci­pale des enfants chez la mère n’est pas le résul­tat de déci­sions de juges qui auraient un a pri­ori favor­able aux mères. La plu­part du temps, c’est le résul­tat d’un con­sen­sus entre les par­ents », explique-t-elle⁶. Un con­sen­sus qui résulte de « l’organisation du tra­vail dans la vie de cou­ple ». Avant la sépa­ra­tion, l’essentiel de l’organisation famil­iale repose déjà sur les mères dans la majorité des cou­ples. Des cours­es ali­men­taires à la prise de ren­dez-vous médi­caux, le tra­vail domes­tique est pris en charge aux deux tiers par les femmes.

Dans 97 % des dossiers de sépa­ra­tion, c’est le père qui doit pay­er la con­tri­bu­tion à l’entretien et à l’éducation des enfants. En théorie, le mon­tant de la pen­sion ali­men­taire doit être décidé en fonc­tion des ressources du père, de celles de la mère et des besoins des enfants. Mais, dans les faits, « les mon­tants fixés dépen­dent avant tout du revenu du père débi­teur. […] Un fac­teur est notable­ment absent des critères retenus par le tri­bunal : les ressources et con­di­tions de vie des mères chargées des enfants » obser­vent Sibylle Gol­lac et sa col­lègue Céline Bessière dans Le Genre du cap­i­tal. Com­ment la famille repro­duit les iné­gal­ités (La Décou­verte, 2020). Or, ces mères sont en moyenne, par rap­port aux pères, plus sou­vent au chô­mage, tra­vail­lent davan­tage à temps par­tiel et/ou sont moins bien rémunérées. Appau­vries, elles ont besoin que soit fixé rapi­de­ment le mon­tant d’une pen­sion ali­men­taire. Mais 20 % à 40 % de celles-ci, pour­tant prévues par la jus­tice française ne sont pas payées. Un état de fait con­tre lequel le col­lec­tif Aban­don de famille – Tolérance zéro se bat depuis 2013. À par­tir du 1er jan­vi­er 2023, la Caisse d’allocations famil­iales (CAF) devrait prélever le mon­tant des pen­sions non payées sur le compte ban­caire du mau­vais payeur (puisqu’il s’agit du père dans la plu­part des cas) pour le vers­er sur celui de la créditrice. Cette mesure représente un pro­grès ; c’est en effet les mères qui se retrou­vent sys­té­ma­tique­ment à devoir faire les démarch­es admin­is­tra­tives pour obtenir les aides aux­quelles elles ont droit.

Des représentations et des injonctions contradictoires

Lorsque les mères céli­bataires tra­vail­lent, on leur reproche par­fois de ne pas assez s’occuper de leurs enfants. Lorsqu’elles ne tra­vail­lent pas, c’est le fait qu’elles ne soient pas autonomes finan­cière­ment qui inquiète. Les con­di­tions d’attribution du RSA majoré en sont une illus­tra­tion. Les par­ents isolés qui en béné­fi­cient (des femmes à 96 %, dont la moitié a moins de 30 ans) doivent sign­er un « con­trat d’engagement réciproque » dans lequel elles s’engagent à « rechercher active­ment un emploi ». Une phrase revient sou­vent dans la bouche des assis­tantes sociales auquel ont eu affaire les mères isolées avec lesquelles je me suis entretenue : « Il faut tra­vailler, madame. » La pri­or­ité de la per­son­ne béné­fi­ci­aire doit être la recherche d’emploi. Mais cette recherche n’est pas tou­jours évi­dente. « Quand mon fils était petit, j’avais choisi mon tra­vail en fonc­tion des horaires sco­laires, racon­te Sylvie Lacroix, 49 ans, qui vit à Vorey-sur-Arzon (Haute-Loire) et élève seule son fils depuis qu’il est né, il y a quinze ans. Pen­dant cinq ans, j’ai été “emploi de vie sco­laire⁷ ” dans une école. J’aimais beau­coup ce que je fai­sais, mais ça n’existe pas comme “vrai tra­vail” : j’étais payée entre 650 et 850 euros par mois. Ça a été très com­pliqué pen­dant des années. Par la suite, j’ai fait une for­ma­tion d’accompagnante éduca­tive et sociale. Lors de mon pre­mier stage, on m’a reproché de pren­dre trois jours parce que mon fils était malade. Pour mon pre­mier tra­vail, j’ai tra­vail­lé de nuit pen­dant qua­tre mois. Mon père est venu pour garder mon fils. Puis il est par­ti plusieurs semaines chez ma soeur. Moi je souf­frais de tachy­cardie et mon fils fai­sait n’importe quoi. Mère céli­bataire pré­caire, c’est un par­cours du com­bat­tant, il faut une énergie dingue. »

Ces mères doivent donc faire face à une injonc­tion con­tra­dic­toire : bien s’occuper de leurs enfants ET accepter des emplois, même peu rémunérés, avec des horaires sou­vent incom­pat­i­bles avec ceux de l’école ou de la crèche. Flo­rence Roux se sou­vient ain­si de dis­cus­sions avec plusieurs con­seillers et con­seil­lères prin­ci­pales d’éducation (CPE). « Dès qu’il y avait un souci à l’école, les CPE me dis­aient : “C’est tou­jours pareil avec les femmes seules.” Un père seul, on ne lui dira jamais ça, on l’encouragera. Moi, per­son­ne ne m’encourage. » Les représen­ta­tions de la famille mono­parentale sont « var­iées mais elles restent mal­gré tout sou­vent néga­tives ; elles oscil­lent entre le blâme, la pitié et l’admiration. La famille mono­parentale est celle à qui, de toute­façon, il manque “quelque chose⁸” », analyse Jean-François Le Goff, psy­chi­a­tre et thérapeute famil­ial. Lorsqu’il y a un prob­lème avec la famille mono­parentale, c’est tou­jours la struc­ture de la famille qui est mise en cause, avec une insis­tance sur l’absence du père, « ou, plus idéologique­ment sur le manque d’autorité », remar­que-t-il.

Un foyer monoparental est une famille à part entière

Jean-François Le Goff déplore que beau­coup de thérapeutes de la famille tien­nent à ce que, dans les cas de cou­ples séparés, le par­ent absent·e par­ticipe à la thérapie. Il invite plutôt ses con­frères et con­soeurs à pren­dre en con­sid­éra­tion la famille mono­parentale telle qu’elle est au quo­ti­di­en : avec un seul par­ent. Ce foy­er doit se recon­naître comme une famille à part entière, sans référence per­ma­nente à un manque. Il insiste par exem­ple sur l’importance de créer de « nou­veaux rit­uels spé­ci­fiques » à chaque famille mono­parentale, en « ne repro­duisant pas les rit­uels de la famille d’avant la mono­parental­ité ».

Une mère isolée et son enfant, surtout quand l’enfant est très jeune, sont en per­ma­nence ensem­ble, y com­pris lors de ren­dez-vous avec les admin­is­tra­tions. La mère est alors sou­vent accusée d’être fusion­nelle. « C’est une cri­tique que j’ai beau­coup enten­due quand mon fils était petit, comme toutes les mères isolées, fait remar­quer Sylvie Lacroix. Pour moi, la fusion est dans le regard des gens qui voient un·e enfant avec sa mère. Bien sûr qu’il est forte­ment attaché à moi : je suis son seul repère ! Mon enfant compte sur moi, et heureuse­ment ! »

À l’automne 2018, lors du mou­ve­ment des Gilets jaunes, des mères de famille céli­bataires se sont mobil­isées sur les ronds-points pour dénon­cer les dif­fi­cultés aux­quelles elles fai­saient face. Cepen­dant, ce moment col­lec­tif passé, elles ont sou­vent retrou­vé la soli­tude. Trop peu d’associations con­sacrées à leurs com­bats tien­nent sur le long terme parce que les femmes con­cernées man­quent cru­elle­ment de disponi­bil­ité. Des forums de dis­cus­sion en ligne peu­vent con­stituer des lieux fédéra­teurs, comme en témoigne l’expérience de La Col­lec­tive des mères isolées

Pour rem­plir leur mis­sion impos­si­ble, toutes organ­isent leur vie au mieux. Leslie, Sigrid et Céline ont ain­si fait le choix d’habiter ensem­ble il y a quelques années. À cette époque, Leslie et Céline se séparaient de leurs con­joints respec­tifs et se retrou­vaient cha­cune seule avec un enfant de 3 ans. Sigrid était retournée vivre chez sa mère avec son enfant à la suite d’une mésaven­ture pro­fes­sion­nelle. Aucune n’avait les  moyens de louer un apparte­ment avec deux cham­bres. Ensem­ble, elles ont trou­vé une mai­son. « Nos trois ans de colo­ca­tion nous ont per­mis de nous recon­stru­ire, de nous soutenir psy­chologique­ment », com­mente Leslie, 38 ans.

Elles se sont mutuelle­ment encour­agées à suiv­re des for­ma­tions qui leur per­me­t­tent aujourd’hui d’avoir de meilleurs revenus. Quand l’une était absente, les deux autres s’occupaient des enfants. Au bout de trois ans, leur colo­ca­tion a pris fin « naturelle­ment », quand Céline a ren­con­tré quelqu’un et que Sigrid a eu une oppor­tu­nité pro­fes­sion­nelle. Elles sont tou­jours très liées, organ­isent chaque deux­ième week-end de jan­vi­er « le Noël des amis » et leurs enfants se récla­ment quand ils ne se sont pas vus depuis longtemps. « Comme nos enfants sont tous des enfants uniques, ça leur a per­mis de con­naître une vie de famille avec des frères et des soeurs, de jouer ensem­ble dans le jardin », explique Leslie. Une famille de fait, pour un temps ou pour la vie.

*****

1. Il s’agit d’un pseu­do­nyme.

2. Aux yeux de l’État, un « par­ent isolé » est un·e céli­bataire, divorcé·e, séparé·e, veuf ou veuve, ayant un·e enfant ou plusieurs à charge

3. Élis­a­beth Alga­va, Kil­ian Bloch, Isabelle Robert-Bobée, « Les familles en 2020 : 25 % de familles mono­parentales, 21 % de familles nom­breuses », Insee Focus, n0 249, 2021.

4. Car­ole Bon­net, Bertrand Garbin­ti, Anne Solaz, « Les vari­a­tions de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d’un divorce ou d’une rup­ture de pacs », Cou­ples et familles, Insee Références, 2015.

5. Enquête « Sta­tis­tiques sur les ressources et con­di­tions de vie » de l’Insee, 2022.

6. Émis­sion « Sous les radars », France Cul­ture, 16 avril 2022.

7. Emplois pré­caires et peu rémunérés des­tinés à apporter une aide aux élèves handicapé·es ou une assis­tance admin­is­tra­tive au per­son­nel de direc­tion de l’école.

8. Jean-François Le Goff, « Les familles mono­parentales sont-elles les oubliées des thérapies famil­iales ? », Thérapie famil­iale, 2006.

Lucie Tourette

Journaliste, spécialiste des questions sociales, elle contribue notamment au Monde Diplomatique. Elle est co-autrice de Marchands de travail (Seuil, 2014). Membre du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles

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