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« Manifeste d’une femme trans » : un livre féministe majeur

Écrit en 2007, le « Man­i­feste d’une femme trans », de la biol­o­giste et essay­iste états-uni­enne Julia Ser­a­no, est un repère pour de nom­breuses per­son­nes, qui voient replacée la ques­tion de la tran­si­d­en­tité au cœur des pen­sées et des com­bats fémin­istes. C’est le cas de l’autrice fémin­iste trans Daisy Letourneur, qui explique en quoi ce texte a été déter­mi­nant pour elle.
Publié le 19/10/2023

Modifié le 16/01/2025

Poétesse, musicienne et activiste transféministe, Julia Serano
Rita Alfon­so

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.

Parce que je suis une femme trans, il arrive très sou­vent qu’on me demande, lorsque je présente mon livre, On ne naît pas mec (Zones/La Décou­verte, 2022), en librairie, à quel moment j’ai su que j’étais une femme, une ques­tion qu’on ne poserait évidem­ment jamais à une autrice cis.

Dans ce genre de sit­u­a­tion, je pense tou­jours à Julia Ser­a­no, à ce qu’elle a écrit sur ce que le monde attend de nous et à la façon dont elle n’a jamais répon­du à ces attentes.De même qu’on ne compte plus les pho­tographes dont le pro­jet est de nous mon­tr­er nues, les édi­teurs veu­lent que l’on dise tout sur notre « trans­for­ma­tion ». Ren­con­tre du troisième sexe, Car­net de bord d’un stew­ard devenu hôtesse de l’air, D’un corps à l’autre…, voilà ce qu’on pub­li­ait au début du xxie siè­cle sur le sujet. Je n’ai rien con­tre ces ouvrages que je n’ai pas lus mais leurs inti­t­ulés ne me don­nent pas envie de m’y intéress­er.

Au con­traire, le titre de Julia Ser­a­no, Man­i­feste d’une femme trans, pose tout de suite l’œuvre dans un reg­istre poli­tique. Whip­ping Girl, le titre orig­i­nal, est une fémin­i­sa­tion de Whip­ping Boy, le nom qu’on don­nait aux garçons qui auraient été chargés de recevoir des coups en lieu et place d’un jeune prince désobéis­sant en Angleterre à la fin du Moyen Âge. On pour­rait dis­cuter longue­ment de ce titre sai­sis­sant qui ren­voie à la notion de bouc émis­saire.

Je ne sais qua­si­ment rien sur Julia Ser­a­no elle-même, à part qu’elle est une femme trans états-uni­enne, une biol­o­giste et une essay­iste mil­i­tante. Je ne sais pas si elle jouait à la poupée quand elle était petite, si ses proches l’ont rejetée quand elle a fait son com­ing out ni com­ment elle a fait pour pay­er ses séances d’épilation par élec­trol­yse. Je ne le sais pas parce que son livre n’est pas fait pour sat­is­faire le voyeurisme des cis. Il a même ten­dance à met­tre mal à l’aise beau­coup des per­son­nes qui le lisent et ne sont pas trans. C’est une bonne chose : un bon livre mil­i­tant dérange tou­jours les dominant·es.

C’est dans ce livre, écrit en 2007 et traduit en français en 2014, qu’elle pose un grand nom­bre de bases qui ont été des out­ils d’une valeur ines­timable dans mon par­cours per­son­nel et mil­i­tant, m’imprégnant si pro­fondé­ment que j’avais presque oublié d’où elles venaient.

Je l’ai lu en français en 2018, très tôt dans ma tran­si­tion, avant ma pre­mière goutte d’estradiol, avant mon com­ing out à la plu­part de mes proches. Et il m’a don­né des idées, des mots, des con­cepts qui m’ont per­mis de faire face aux vagues de trans­pho­bie suc­ces­sives que j’allais essuy­er, de relever la tête quand elles me fai­saient douter de ma réso­lu­tion.

Dans son livre, Ser­a­no analyse les représen­ta­tions des femmes trans dans les médias, la sex­olo­gie ou la psy­cholo­gie, et ce qu’elles révè­lent de la trans­pho­bie comme de la misog­y­nie ordi­naires. Elle forge le con­cept cri­tique de « sex­isme oppo­si­tion­nel », selon lequel il existe deux sex­es qui sont fon­da­men­tale­ment opposés, avec des attrib­uts mutuelle­ment exclusifs, qui est sou­vent le point com­mun entre misog­y­nie, homo­pho­bie et trans­pho­bie. Elle nous apprend à faire la dif­férence entre cis­sex­isme et trans­pho­bie, et for­mule bien d’autres dis­tinc­tions qui per­me­t­tent d’aborder les dis­crim­i­na­tions avec une clarté con­ceptuelle révéla­trice. Il y a beau­coup, beau­coup d’idées chez Julia Ser­a­no, et quand elle a pub­lié son livre pour la pre­mière fois, en 2007, on en avait vrai­ment besoin. C’est tou­jours le cas.

La transmisogynie, un antiféminisme

À mes yeux, l’idée la plus impor­tante, que vous retrou­verez dans les extraits sélec­tion­nés, est qu’on peut et qu’on doit ques­tion­ner la légitim­ité cis­sex­uelle. Face à la trans­pho­bie qui vous demande de quel droit vous osez vous proclamer femme, Julia Ser­a­no retourne la ques­tion : et vous, les cis, qu’est-ce qui vous donne le droit de vous dire homme ou femme ? C’est quelque chose de bien plus fort, à mon sens, qu’un mot d’encouragement, qu’un slo­gan comme « trans women are women » (les femmes trans sont des femmes) ou autre plat­i­tude mil­i­tante vidée de son sens par la répéti­tion ad nau­se­am.

Pour Julia Ser­a­no, la trans­misog­y­nie est une forme de misog­y­nie, c’est pourquoi le com­bat fémin­iste doit, en toute logique, inclure les femmes trans. Car le fémin­isme anti-trans est un non-sens, une lutte con­tre-pro­duc­tive qui ne tient ni en théorie (celle dévelop­pée par des fémin­istes cis de la deux­ième vague) ni en pra­tique (toutes les fémin­istes anti-trans finis­sent par s’allier avec les réac­tion­naires antifémin­istes et par servir leurs intérêts à eux). Tout ça, c’est la base de mon tra­vail mil­i­tant au sein de l’asso Toutes des femmes, et je ne sais pas si j’en serais là sans le Man­i­feste d’une femme trans.

Une boîte à outils pour toutes les féministes

J’ai dit que le livre de Ser­a­no ne met­tait pas néces­saire­ment à l’aise les dominant·es, et ça inclut les fémin­istes cis. Ça ne veut pas dire que sa lec­ture ne leur apportera rien dans leur mil­i­tan­tisme, au con­traire. En écrivant moi-même On ne naît pas mec, je ne voulais pas que mon livre soit iden­ti­fié comme un « livre de trans », dans lequel mon par­cours per­son­nel serait scruté, mais comme n’importe quel essai sur le sujet des mas­culin­ités. Car c’est aus­si ce qu’est le Man­i­feste : une boîte à out­ils non seule­ment pour les fémin­istes trans, mais pour toutes les fémin­istes. En met­tant en cause des évi­dences pro­fondé­ment ancrées dans le com­bat fémin­iste, Ser­a­no libère la lutte d’entraves théoriques et pra­tiques. C’est à elle en effet que l’on doit des ter­mes qui ont aidé à penser les stéréo­types attachés aux per­son­nes trans, comme « priv­ilège cis­sex­uel », « dis­gen­re­ment », « fac-sim­i­la­tion ».

Dans son intro­duc­tion de la réédi­tion française parue chez Cam­bourakis en 2020, sa tra­duc­trice, Noémie Grunen­wald, souligne les lim­ites du texte de Ser­a­no. En le relisant aujourd’hui, avec un peu plus de cul­ture fémin­iste qu’à l’époque, je ne peux qu’être d’accord avec elle. À la lumière de ma pro­pre expéri­ence de vie et de mil­i­tan­tisme trans, j’identifie dans son texte une forme d’essentialisme biologique et un recours à la psy­cholo­gie qui en fait un instru­ment de dépoli­ti­sa­tion. Oui, je cringe quand je lis « sexe sub­con­scient », je vois plein de points de désac­cord fon­da­men­taux ou triv­i­aux que j’acceptais sans réfléchir à ce moment-là. Ça ne rend pas la lec­ture moins forte.

Relire Ser­a­no, c’est se sou­venir de relever la tête face au cis­sex­isme et affirmer qu’on n’est pas moins légitime qu’une autre. C’est la pos­si­bil­ité d’une société où cette posi­tion de femme trans n’est ni hon­teuse ni sen­sa­tion­nelle. On n’y est pas encore, bien enten­du. Mais Julia Ser­a­no a déjà fait beau­coup pour nous guider sur ce chemin et con­tin­ue à le faire à chaque fois que quelqu’un·e ouvre ce livre. •

Julia Serano et le transféminisme

Née en 1967, Julia Ser­a­no est chercheuse en biolo­gie à l’université de Berke­ley (Cal­i­fornie). Égale­ment poétesse, musi­ci­enne et activiste trans­fémin­iste, elle est l’autrice de plusieurs essais mêlant des propo­si­tions théoriques à sa pro­pre expéri­ence de tran­si­tion. Elle est à l’origine de plusieurs ter­mes et con­cepts, comme « appro­pri­a­tion cis­sex­uelle », « sex­isme oppo­si­tion­nel » ou « dis­gen­re­ment », fon­da­teurs dans l’histoire du trans­fémin­isme, remet­tant pro­fondé­ment en cause les préjugés et stéréo­types alors dom­i­nants sur la ques­tion, alors que de nom­breuses per­son­nes trans ont été exclues des mou­ve­ments fémin­istes, majori­taire­ment cis et blancs.

En 2007, elle pub­lie son pre­mier livre, Whip­ping Girl. A Trans­sex­u­al Woman on Sex­ism and the Scape­goat­ing of Fem­i­nin­i­ty. À l’initiative de Noémie Grunen­wald, un col­lec­tif fémin­iste en traduit quelques par­ties en français, qui parais­sent dans la petite mai­son d’édition Tahin Par­ty en 2014. Six ans plus tard, une ver­sion enrichie sort dans la col­lec­tion fémin­iste « Sor­cières » des édi­tions Cam­bourakis : c’est de cet ouvrage que provi­en­nent les extraits qui suiv­ent.

Extraits de Manifestes d’une femme trans

Le mythe du privilège cissexuel de naissance

Le mythe le plus couram­ment util­isé pour jus­ti­fi­er le priv­ilège cis­sex­uel est l’idée que les cissexuel∙les héri­tent du droit à se nom­mer « femme » ou « homme » du fait d’être né∙es de tel ou tel sexe. […] Il s’agit bien sou­vent de mal­hon­nêteté intel­lectuelle, quand dans notre société beau­coup de cissexuel∙les (si ce n’est la majorité) ten­dent à con­sid­ér­er avec mépris les sociétés et cul­tures qui reposent sur des sys­tèmes de class­es ou de castes – alors que leur méti­er, leur statut social, leur sit­u­a­tion économique, leur pou­voir poli­tique, etc., sont prédéter­minés en fonc­tion d’un acci­dent de nais­sance. Si, en Occi­dent, la plu­part des cissexuel∙les cri­tiquent le priv­ilège de nais­sance comme un moyen de déter­min­er d’autres formes de class­es sociales, ils et elles y adhèrent hyp­ocrite­ment dès qu’il s’agit de genre.

Avec leur sen­ti­ment de surlégitim­ité lié au genre, les cissexuel∙les vont prob­a­ble­ment dire que je cherche active­ment à « vol­er » le priv­ilège cis­sex­uel en tran­si­tion­nant et en vivant en tant que femme, mais la vérité est que je n’ai pas à le faire. En réal­ité, j’ai con­staté que les cissexuel∙les dis­tribuent facile­ment les priv­ilèges cis­sex­uels, plus ou moins sans dis­tinc­tion, à des per­son­nes qui leur sont totale­ment étrangères. Chaque fois que je ren­tre dans un mag­a­sin et que quelqu’un∙e me demande « Est-ce que je peux vous aider, madame ? », il ou elle m’accorde le priv­ilège cis­sex­uel. Toute­fois, comme je suis trans­sex­uelle, le priv­ilège cis­sex­uel que je vis n’est pas égal à celui des cissexuel∙les, car il peut être remis en ques­tion à n’importe quel moment. Il serait d’ailleurs peut-être plus juste de le décrire en tant que priv­ilège cis­sex­uel con­di­tion­nel, car il peut (et c’est sou­vent le cas) m’être retiré dès que je men­tionne ou que quelqu’un∙e apprend que je suis trans­sex­uelle. […]

Dans la sphère des inter­ac­tions sociales, la seule dif­férence entre mon genre trans­sex­uel et leur genre cis­sex­uel est que ma fémini­tude (1) est générale­ment déclassée, placée en sec­onde zone et con­sid­érée comme une imi­ta­tion illégitime de la leur. Et la dif­férence majeure entre mon his­toire de vie de femme et la leur est que j’ai eu à me bat­tre pour mon droit à être recon­nue en tant que femme alors qu’elles ont tou­jours eu le priv­ilège de sim­ple­ment con­sid­ér­er cela comme un acquis.

La fac-similation trans et le disgenrement

Puisque les cissexuel∙les ont un intérêt direct à préserv­er leur sen­ti­ment de surlégitim­ité et leurs priv­ilèges, il n’est pas rare de les voir rassem­bler beau­coup d’efforts pour arti­fi­cialis­er les gen­res trans­sex­uels. Pour y par­venir, une stratégie fréquem­ment util­isée est la « fac-sim­i­la­tion » : le fait de présen­ter et décrire les gen­res trans­sex­uels comme des fac-sim­ilés des gen­res cis­sex­uels. Cette stratégie n’a pas seule­ment pour effet de rabaiss­er les gen­res trans­sex­uels à une posi­tion de « con­tre­façon », mais insin­ue aus­si que les gen­res cis­sex­uels sont des « ver­sions pre­mières », « vraies », que les per­son­nes trans­sex­uelles se con­tenteraient de copi­er.

Cette tac­tique de fac-sim­i­la­tion saute aux yeux dès qu’on remar­que la régu­lar­ité avec laque­lle les cissexuel∙les emploient des mots tels que « imiter », « copi­er », « par­o­di­er », « simuler » et « se faire pass­er pour » quand ils et elles décrivent les expres­sions de genre et les iden­tités trans­sex­uelles. On peut aus­si le voir à la façon dont les pro­duc­teurs médi­a­tiques cis­sex­uels représen­tent des per­son­nages trans­sex­uels réels ou fic­tifs en lais­sant imag­in­er qu’ils jouent et simu­lent les rôles et com­porte­ments asso­ciés au sexe auquel ils s’identifient. Ces représen­ta­tions de la trans­sex­u­al­ité comme une sim­ple sim­u­la­tion dis­crédi­tent les vraies raisons et expéri­ences qui amè­nent les per­son­nes trans­sex­uelles à vivre avant tout comme mem­bres du sexe auquel elles s’identifient. De plus, elles font l’impasse sur la manière dont tout le monde – transsexuel∙les ou cissexuel∙les – observe et imite les autres pour con­stru­ire son genre. […]

À par­tir du moment où l’on recon­naît cela, il devient évi­dent que les tac­tiques de fac-sim­i­la­tion font deux poids deux mesures entre, d’un côté, la min­imi­sa­tion des proces­sus d’imitation mis en œuvre par les per­son­nes cis­sex­uelles (ce qui a pour effet de nat­u­ralis­er leurs gen­res) et d’un autre côté, l’exagération des proces­sus d’imitation mis en œuvre par les per­son­nes trans­sex­uelles (ce qui a pour effet d’artificialiser nos gen­res). […]

Une fois infor­més de ma tran­si­tude (2), la plu­part des gens ont ce « regard » car­ac­téris­tique, comme s’ils me voy­aient tout à coup dif­férem­ment – recher­chant des indices lais­sés par le garçon que j’ai été et inter­pré­tant mon corps de façon dif­férente. Ce proces­sus, que j’appelle dis­gen­re­ment, est car­ac­térisé par la ten­ta­tive de bris­er le genre d’une per­son­ne trans en priv­ilé­giant des détails et écarts dans son apparence, qui seraient nor­male­ment min­imisés ou ignorés si elle était pré­sumée cis­sex­uelle. Le seul but servi par le dis­gen­re­ment est de priv­ilégi­er les gen­res cis­sex­uels tout en délégiti­mant les gen­res des transsexuel∙les et des autres per­son­nes vari­ant de genre.

Laisser tomber les « filles génétiques » et les « garçons bio »

La pre­mière étape vers le déman­tèle­ment du priv­ilège cis­sex­uel est d’évacuer de notre vocab­u­laire les mots et con­cepts qui entre­ti­en­nent l’idée que les gen­res cis­sex­uels sont de manière inhérente plus authen­tiques que les gen­res trans­sex­uels. Un bon début serait de com­mencer par la ten­dance général­isée à se référ­er aux cissexuel∙les comme étant des hommes et des femmes « géné­tiques » ou « biologiques ». […]

Chaque fois que j’entends quelqu’un∙e attribuer aux cissexuel∙les les ter­mes de femmes et hommes « biologiques », j’interviens pour dire que, mal­gré le fait que je sois trans­sex­uelle, je ne suis en aucune façon inor­ganique ou non biologique. Si je demande aux gens d’expliquer ce que veut dire ce « biologique », on va sou­vent me répon­dre que ce mot se réfère à celles et ceux ayant un sys­tème repro­duc­teur inté­grale­ment fonc­tion­nel cor­re­spon­dant à leur sexe. Mais, si c’est le cas, que dire de celles et ceux qui sont stériles ou qui ont subi une abla­tion des organes repro­duc­teurs pour rai­son médi­cale ? Est-ce que ces hommes et ces femmes ne sont pas « biologiques » ? […]

En réal­ité, si on observe le spec­tre com­plet des posi­tions sociales et de classe, on con­state qu’une foule de gens essaient de nat­u­ralis­er leurs priv­ilèges d’une façon ou d’une autre – que ce soit une per­son­ne for­tunée essayant de jus­ti­fi­er l’énorme fos­sé entre les rich­es et les pau­vres en revis­i­tant la théorie dar­wini­enne de la sélec­tion naturelle ou que ce soit une per­son­ne blanche, pré­ten­dant être plus intel­li­gente ou plus com­pé­tente qu’une per­son­ne racisée en rai­son de car­ac­téris­tiques biologiques ou géné­tiques. […]

C’est pourquoi je préfère le terme « cissexuel∙le ». Il indique la seule dif­férence sig­ni­fica­tive entre, d’une part, cette pop­u­la­tion et, d’autre part, celles et ceux d’entre nous qui sommes transsexuel∙les : les cissexuel∙les vivent sim­ple­ment un aligne­ment entre leurs sex­es physique et sub­con­scient.

L’assignation à un troisième genre et à un troisième sexe

Les per­son­nes cis­sex­uelles qui en sont aux pre­miers stades de l’acceptation de la trans­sex­u­al­ité (et qui n’ont pas encore entière­ment pris con­science de leur priv­ilège cis­sex­uel) vont sou­vent con­sid­ér­er que nous, les per­son­nes trans, con­sti­tuons notre pro­pre caté­gorie de genre qui serait dis­tincte de « femme » et « homme ». J’appelle cet acte l’assignation à un troisième genre (ou assig­na­tion à un troisième sexe). Si cer­taines ten­ta­tives d’assignation des per­son­nes trans à un troisième genre ont claire­ment pour but d’être dégradantes ou spec­tac­u­laires (comme pour les « she-males (3) », par exem­ple), d’autres, moins explicite­ment insul­tantes, appa­rais­sent sou­vent dans les dis­cus­sions à pro­pos de per­son­nes trans­sex­uelles (comme l’utilisation de pronoms tels que « iel » et de noms tels que « MTF (4) »). Si le terme « MTF » peut être utile en tant qu’adjectif décrivant le sens de ma tran­si­tion, l’utiliser comme un nom – c’est-à-dire se référ­er lit­térale­ment à moi comme une « male-to-female » – nie com­plète­ment le fait que je m’identifie et que je vis en tant que femme. Per­son­nelle­ment, je crois que l’utilisation répan­due des mots « MTF » ou « FTM » plutôt que des mots « femme trans » ou « homme trans » (qui sont plus respectueux, plus faciles à pronon­cer et qu’on peut moins facile­ment con­fon­dre l’un avec l’autre) reflète un désir con­scient ou incon­scient de la part de beau­coup de cissexuel∙les de dis­tinguer les femmes et les hommes transsexuel∙les de leurs homo­logues cissexuel∙les. […]
En tant que per­son­ne qui par le passé s’est iden­ti­fiée comme bigenre et gen­derqueer, je pense qu’il est impor­tant que nous respec­tions et recon­nais­sions les iden­tités de genre des autres, quelles qu’elles soient. Mais c’est juste­ment pour cette même rai­son que je m’élève con­tre les per­son­nes qui en assig­nent d’autres à un troisième genre con­tre leur volon­té ou sans leur con­sen­te­ment. Je pense que cette propen­sion à assign­er les per­son­nes trans­sex­uelles à un troisième genre est sim­ple­ment un sous-pro­duit du proces­sus spécu­latif et non con­sen­ti de gen­re­ment. En d’autres ter­mes, nous sommes telle­ment habitué∙es à gen­r­er les gens en tant que femmes et hommes que lorsqu’on tombe sur une per­son­ne qui n’est pas si facile­ment caté­goris­able (sou­vent en rai­son de cer­tains aspects inhab­ituels dans son expres­sion de genre), on essaie de l’isoler et de la dis­tinguer des deux autres gen­res. Les ter­mes « troisième genre » et « troisième sexe » ont une longue his­toire et ont été attribués aux homosexuel∙les, aux per­son­nes inter­sex­es et aux per­son­nes trans­gen­res par celles et ceux qui se con­sid­éraient « dans la norme ». Cela sug­gère donc forte­ment que la ten­dance à assign­er un troisième genre provient à la fois du sen­ti­ment de surlégitim­ité cis­sex­uelle et du sex­isme oppo­si­tion­nel. •••

Couverture du livre Manifeste d'une femme trans et autres texte de Julia Serano aux éditions Cambourakis

Édi­tions Cam­bourakis

 

Daisy Letourneur par STÉPHANIE VALIBOUSE
Daisy Letourneur

Mil­i­tante fémin­iste, trans, et les­bi­enne, mem­bre de l’association Toutes des femmes, elle a tenu plusieurs années le blog La Mecx­pliqueuse. Elle a pub­lié On ne naît pas mec. Petit traité fémin­iste sur les mas­culin­ités (éd. Zones/La Décou­verte, 2022).

 

 

1. Le terme « fémini­tude » qui sig­ni­fie ini­tiale­ment « ensem­ble des car­ac­téris­tiques rel­e­vant du féminin » a été redéfi­ni par Simone de Beau­voir en 1949 dans Le Deux­ième Sexe : par analo­gie avec le mot « négri­tude », il désigne pour elle les qual­ités acquis­es par les femmes dans le cadre de l’oppression patri­ar­cale. [Toutes les notes sont de La Défer­lante.]

2. Sur le même mod­èle que « négri­tude » et « fémini­tude », « tran­si­tude » désigne les qual­ités dévelop­pées par la com­mu­nauté trans mal­gré un cadre oppres­sif.

3. Le mot « she-male » (lit­térale­ment elle-mâle), dérivé de « female » (femelle), est employé de manière fétichisante dans le lan­gage pornographique et entend désign­er les femmes trans qui n’ont pas fait d’opération chirur­gi­cale de réassig­na­tion sex­uelle.

4. MTF pour « Male to Female » (mas­culin vers féminin). FTM désigne le con­traire.

Daisy Letourneur

Militante féministe, trans et lesbienne, membre de l’association Toutes des femmes, elle a tenu plusieurs années le blog La Mecxpliqueuse. Elle a publié On ne naît pas mec. Petit traité féministe sur les masculinités (éditions Zones/La Découverte, 2022). Voir tous ses articles

Rêver : La révolte des imaginaires

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.


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