Enchâssée entre une boutique de vêtements de travail et un local vacant, une façade grise plutôt banale, à laquelle la plupart des passant·es de la rue Théodore-Verhaegen, dans la commune bruxelloise de Saint-Gilles, n’accordent aucune attention. À intervalles réguliers, femmes, hommes et enfants s’arrêtent pourtant devant les larges vitres teintées habillant le rez-de-chaussée de l’immeuble anonyme, au numéro 23. Avant de disparaître, un coup de sonnette plus tard, dans un long couloir.
« Maison médicale, bonjour ! » L’accueil, ce mercredi matin, est assuré par Irma Lomtadze. La grande horloge murale n’indique pas encore 9 heures, mais le téléphone n’arrête pas de sonner. Derrière le comptoir, sans manifester aucune impatience, la dynamique quinquagénaire aux cheveux bruns prend connaissance des demandes de rendez-vous en urgence. Tour à tour, elle écoute, renseigne, demande une précision, trouve des solutions. Pour communiquer avec une patiente hispanophone, elle se sert d’une application de traduction vocale sur son portable. Pour la consultation, ça ira : les quinze membres de l’équipe de la maison de santé ASaSo – contraction d’Avenir en santé solidaire – maîtrisent l’espagnol, le russe, le néerlandais, l’arabe, l’anglais… Les accueillantes, les médecins généralistes, les kinés, l’infirmière, la psychologue, l’assistante sociale, et les professionnelles de la promotion de la santé ou de la coordination ont en commun une même culture de la débrouille mise au service des habitant·es de ce quartier multiculturel animé, aux allures de village, situé à une quinzaine de minutes à pied de la gare de Bruxelles-Midi. « Ici, on accueille tout le monde pareil, y compris les personnes en séjour illégal », dit en souriant la benjamine de l’équipe, Soukaïna*, assistante sociale de 25 ans.

Crédit : Pauline Vanden Neste pour La Déferlante
Un financement alternatif
Ouverte en 2011, cette structure de soins fonctionne très différemment du modèle des maisons médicales françaises portées par les collectivités territoriales, au sein desquelles les professionnel·les de santé exercent en libéral et sont payé·es à l’acte. Si elle réunit pareillement sous son toit une gamme large de professionnel·les (médecins généralistes, kinésithérapeutes, psychologue…), les prestations de santé sont ici prises en charge directement par l’Assurance maladie. Ce mode de financement alternatif des soins, dit au forfait, a été obtenu de haute lutte par les soignant·es au début des années 1980 (lire l’encadré ci-dessous). Il repose sur des contrats passés entre patient·es, soignant·es et mutualités1. Les bénéficiaires s’engagent à ne s’adresser qu’à leur maison médicale pour toutes leurs consultations de médecine générale, kiné ou soins infirmiers, en échange de quoi ils et elles n’ont rien à payer ; de son côté, la structure leur assure le suivi nécessaire dans une approche globale garantissant la continuité et la qualité des soins.
L’équivalent de notre Sécurité sociale verse aux maisons médicales une somme globale mensuelle : à elles de la répartir comme elles l’entendent. Ce système permet de financer postes de soutien et activités de prévention complémentaires. Mais aussi d’apporter le même soin à tous·tes ses patient·es, qu’il s’agisse de personnes précaires ou plus favorisées : « Dans la salle d’attente, il y a des parlementaires européens et des SDF, c’est ça qu’on aime, on est contre la ghettoïsation de la société », explique Pascaline d’Otreppe, médecin généraliste et cofondatrice d’ASaSo.
Un long combat contre les inégalités
Les maisons médicales belges voient le jour dans le sillage du mouvement de mai 1968, et dans un contexte de fortes tensions entre les médecins libéraux et le gouvernement, qui souhaite alors imposer une tarification plafonnée des actes médicaux. Formé·es au sein des milieux trotskistes, maoïstes et anarchistes, une poignée de praticien·nes hospitalier·es progressistes mettent alors sur pied un groupe d’études pour une réforme de la médecine (Germ), dans lequel se trouve Willy Peers, un gynécologue partisan de la « parentalité contrôlée », fondateur en 1970 de la Société belge pour la légalisation de l’avortement. Dans les premières maisons médicales, qui voient le jour au tout début des années 1970, des équipes de soignant·es pluridisciplinaires, non hiérarchisées, prennent en charge les problèmes somatiques, gynécologiques, psychologiques et sociaux des patient·es. Des avortements clandestins y sont pratiqués le soir, après les consultations, ce qui vaut à Willy Peers d’être brièvement incarcéré en 1973, et déclenche une mobilisation nationale pour la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse, qui n’aboutira qu’en… 1990 !
En 1979, alors que les médecins libéraux se lancent dans une grève illimitée pour protester contre des réformes qui limitent leurs prérogatives, les maisons de santé se mobilisent pour assurer la continuité des soins et accueillir les patient·es. Elles obtiennent, trois ans plus tard, la mise en place du système de tarification au forfait qui facilite l’accès au soin des personnes précaires.
Cette approche relève de ce qu’on nomme la santé communautaire : elle demande l’implication active des membres d’une communauté (généralement les habitant·es d’un quartier ou d’une petite ville) à l’amélioration de leur santé. « Nous poussons nos patient·es à réfléchir à leurs besoins. Du coup, nous dé-prescrivons [des médicaments qui ne sont plus utiles] : quand les gens se sentent responsables d’eux-mêmes, ils retrouvent du sens à ce qu’ils font ! », se félicite la généraliste. Ce fonctionnement communautaire s’applique également à l’équipe soignante, qui travaille en autogestion.
Dans sa salle de consultation du rez-de-chaussée, le docteur Tanguy Watterman prend des nouvelles d’un patient qu’il suit depuis plusieurs années. Face à lui, un quadragénaire provocateur, dont la détresse ne tarde pas à affleurer sous l’humour. Au moment de lui confier qu’il a renoué avec ses addictions, l’homme, gêné, se met à bégayer légèrement. « L’odeur du cannabis, c’est l’odeur de mon père… C’est réconfortant, protecteur, rassurant, même si cette odeur m’a déjà mené en prison. Je crois que c’est quelque chose que je recherche, finalement : me sentir sous protection… », lâche-t-il. Ses excès, qui déclenchent chez lui des accès de paranoïa, l’inquiètent.

Crédit : Pauline Vanden Neste pour La Déferlante
« Je suis là », lui rappelle le médecin, avant de réévaluer avec lui les médicaments pour soigner sa dépression. L’entretien s’étend sur une quarantaine de minutes. Le soignant de 39 ans, attentif et prévenant, prend le temps. En se racontant, son patient passe du vouvoiement au tutoiement, l’appelant parfois « Doc » ; il le checke en sortant. « Nous faisons beaucoup de psychosocial », observe Tanguy Watterman, qui exerce à la maison médicale depuis dix ans et constate que les patient·es sont « de plus en plus abîmé·es psychologiquement », par leur travail notamment. Lui et ses collègues – presque toutes des femmes – travaillent à temps partiel, ce qui leur permet d’articuler leur activité professionnelle à leur vie personnelle et familiale. « La prise en charge commune nous permet de travailler sans stresser, pointe avec enthousiasme Pascaline d’Otreppe. Je suis vraiment convaincue par le travail en interdisciplinarité : chacun·e va pouvoir apporter quelque chose au patient ou à la patiente, y compris à l’accueil, car on estime qu’il peut se passer plein de choses dès l’entrée. »
D’où la réduction des écarts de salaires entre les membres de l’équipe, l’égalité salariale faisant historiquement partie des principes fondateurs du mouvement des maisons médicales. « Ici, les médecins sont payé·es deux à trois fois moins qu’en libéral », confirme Clé Causin, à la coordination. Malgré cela, le succès des maisons médicales ne se dément pas en Belgique – leur nombre a quasiment doublé en dix ans, passant de 130 en 2012 à 248 en 2023. « Aujourd’hui, près de 750 000 patient·es sont soigné·es dans ces structures. Dans un pays d’un peu moins de 12 millions d’habitant·es, c’est une très grande victoire ! D’après mes calculs, on sera à 1 million d’ici trois ou quatre ans. Quand j’ai commencé à exercer, au début des années 1980, je n’aurais jamais pu imaginer ça », retrace Pierre Drielsma, médecin généraliste liégeois qui a participé à la conquête du paiement au forfait.
Le modèle reste toutefois minoritaire – si plus de 15 % de la population dans la région bruxelloise utilise le système forfaitaire, c’est seulement 3 % en Flandre. « On est vraiment dans de l’éducation populaire, des projets très concrets au service de la santé publique qui assument une vision alternative des soins contre celle d’un système de santé marchand de plus en plus standardisé. À l’époque actuelle, c’est hyper puissant ! » se réjouit Fanny Dubois, secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales – qui représente plus de 140 structures.
Lutter contre la solitude
Chez ASaSo, de nombreuses activités sont proposées, qui viennent rythmer les semaines : couture (un atelier lancé par une patiente pour rompre sa solitude), cuisine, aquagym, stretching, petits déjeuners… Le mercredi après-midi, c’est Anne*, une écrivaine publique bénévole, qui prend ses quartiers dans le local infirmier. Un service ouvert à tous et toutes, confidentiel et gratuit, pour aider les gens à se défendre par l’écrit. « Beaucoup de personnes ont conscience d’être victimes d’injustices et veulent obtenir réparation, même quand elles se doutent que c’est perdu d’avance, remarque Anne, qui rédige régulièrement des dossiers de demande de naturalisation pour des patient·es étranger·es, des lettres de motivation pour des personnes au chômage, ou des courriers de parents pour l’école de leurs enfants. Notre mission, c’est de les accompagner dans leurs demandes légitimes. On va chercher ensemble, sans faire les choses à leur place. »
Des sorties ponctuelles (journée à la mer, visite d’un zoo, épreuve de course à pied) sont également organisées en commun avec d’autres maisons médicales, ce qui permet aux patient·es de se rencontrer, de se lancer des défis ou de se changer les idées. Donc de faire de la prévention… sans même s’en douter ! « Ailleurs on fait surtout du curatif, et pas beaucoup de prévention, constate Jeanine, infirmière à la retraite de 67 ans, en sortant du cours de gym douce dispensé par Noémie Dufrane, l’une des deux kinés de l’équipe. Moi qui ai un peu maltraité mon corps, ça m’intéresse d’apprendre des exercices à faire à la maison pour me soulager. Être actrice de ma santé, ça me plaît : je vois bien la différence avec l’hôpital, où j’ai fait toute ma carrière. »

avec Jeanine et Danielle, deux patientes de la maison de santé.
Crédit : Pauline Vanden Neste pour La Déferlante
« L’un des grands problèmes, en ville, c’est la solitude », note Pascaline d’Otreppe. Parfois, pour être en bonne santé, on a plus besoin de contact humain que d’un médecin, souligne-t-elle. Elle évoque le cas de ce jeune Syrien exilé, à la rue, qui avait pris rendez-vous avec elle il y a quelques années. Pour l’aider à se faire comprendre, une patiente arabophone, bébé dans les bras, avait proposé de jouer les traductrices. Très vite, dans l’intimité de la salle d’examen, le jeune homme avait demandé s’il pouvait prendre le nouveau-né, avec qui il s’était mis à gazouiller. Aussitôt, il s’était senti mieux ; la consultation n’était pas allée plus loin… Depuis leur création, les maisons médicales au forfait accueillent régulièrement des personnes exilées sans papiers, qui y sont soignées gratuitement.
Les soignant·es de la maison médicale ne ménagent pas leurs efforts pour s’adapter à leur patientèle. « On accompagne les gens dans leurs réalités – sans leur imposer la nôtre, ce qui ne servirait à rien, affirme Pascaline d’Otreppe. Nous aidons par exemple nos patient·es musulman·es diabétiques qui veulent faire le ramadan à minimiser les risques pour leur santé, pour éviter qu’ils et elles soient hospitalisé·es. »
« On n’est pas des numéros »
Au premier étage du bâtiment, dans un bureau décoré de tableaux évoquant l’océan, Soukaïna et une femme d’une soixantaine d’années se sont assises dans deux grands fauteuils confortables qui se font face, de part et d’autre d’une table basse surmontée d’une plante grasse et d’une boîte de mouchoirs. Un cadre agréable et intime, propice à des confidences parfois douloureuses. Dans un français hésitant, la patiente fait le point sur sa situation, particulièrement difficile : son compagnon s’est jeté par la fenêtre. Il est toujours hospitalisé, mais il n’est plus autonome dans ses gestes quotidiens et « il a perdu la tête » ; elle appréhende son retour au domicile. L’assistante sociale étudie les documents qu’elle lui tend, cherche la clarté là où tout est embrouillé. Elle répond aux questions, apaise, élabore des hypothèses. « Je vais voir ce qu’on peut faire pour monsieur. Et vous, de votre côté, ça va ? », interroge la jeune femme. « Ça me fait vraiment peur, mal au cœur. J’essaie de l’aider mais je suis fatiguée… », confie la sexagénaire avant de repartir, un peu rassérénée.
« Quand je viens ici, j’ai l’impression d’être chez moi, assure Lila*, qui fréquente la maison médicale depuis plusieurs années. Je viens du milieu prolétaire, j’ai fait plein de métiers », revendique fièrement cette ancienne marionnettiste, qui a également travaillé comme strip-teaseuse et comme masseuse. « On n’est pas anonymes, pas seulement des numéros ou des petits morceaux. Il y a un dialogue, on se sent entendu·e. En fait, la santé est quelque chose qui se discute avec un·e médecin ! »
Dialoguer, réfléchir aux moyens de rééquilibrer les relations de soin, remettre en question ses pratiques, c’est bien ce qui anime l’équipe au quotidien. Tous les mardis, pendant deux heures, celle-ci se réunit dans la grande salle commune du deuxième étage. Un rassemblement important pour prendre en compte les émotions et les besoins de chacun·e, pour mettre tout le monde au même niveau d’information, pour s’accorder sur l’organisation. Au cours d’une assemblée générale en juin, après de longues discussions, les membres d’ASaSo ont pris une importante décision : celle de ralentir les inscriptions afin de limiter leur patientèle à 2 100 personnes, pour garantir la qualité des soins. « Ça prend du temps, l’autogestion ; il peut y avoir des moments où ça coince, admet Pascaline d’Otreppe. Cela implique de faire passer une certaine vision de la collectivité avant son bien-être personnel. Mais on en sort tous et toutes uni·es, renforcé·es. C’est beau, et même sacrément gai ! » •
* Le prénom a été modifié.
- En Belgique, les mutualités (ou mutuelles) sont des organismes privés chargés par l’État du versement des indemnités et des remboursements des dépenses de santé. ↩︎




