Maisons de santé : l’utopie en action

Depuis le début des années 1970, en Belgique, des maisons de santé plu­ri­dis­ci­pli­naires accueillent des patient·es de tous milieux sociaux, sans aucune avance de frais : des personnes sans papiers, sans logement, toxi­co­manes ou des mères de famille isolées. Reportage auprès de l’équipe de la maison ASaSo (Avenir en santé solidaire) à Bruxelles.

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Publié le 27/10/2025

ASaso ((Avenir en santé solidaire) à Bruxelles, au début de juillet 2025. Pauline Vanden Neste pour La Déferlante
Réunion d’équipe de la maison médicale ASaSo (Avenir en santé solidaire) à Bruxelles, au début de juillet 2025. L’équipe soignante est plu­ri­dis­ci­pli­naire. Elle réunit des accueillantes, médecins géné­ra­listes, kinés, une infir­mière, une psy­cho­logue, une assis­tante sociale, et des pro­fes­sion­nelles de la promotion de la santé ou de la coor­di­na­tion. Crédit : Pauline Vanden Neste pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire

Enchâssée entre une boutique de vêtements de travail et un local vacant, une façade grise plutôt banale, à laquelle la plupart des passant·es de la rue Théodore-Verhaegen, dans la commune bruxel­loise de Saint-Gilles, n’accordent aucune attention. À inter­valles réguliers, femmes, hommes et enfants s’arrêtent pourtant devant les larges vitres teintées habillant le rez-de-chaussée de l’immeuble anonyme, au numéro 23. Avant de dis­pa­raître, un coup de sonnette plus tard, dans un long couloir. 

Au bout, une petite salle d’attente simple mais cha­leu­reuse, avec ses murs ornés de messages de pré­ven­tion rédigés en plusieurs langues et de colo­riages de bambins. Il fait si chaud, en ce début de juillet, que la plupart convergent vers la fontaine à eau avant de se choisir une place parmi la dizaine de chaises à disposition.

« Maison médicale, bonjour ! » L’accueil, ce mercredi matin, est assuré par Irma Lomtadze. La grande horloge murale n’indique pas encore 9 heures, mais le téléphone n’arrête pas de sonner. Derrière le comptoir, sans mani­fes­ter aucune impa­tience, la dynamique quin­qua­gé­naire aux cheveux bruns prend connais­sance des demandes de rendez-vous en urgence. Tour à tour, elle écoute, renseigne, demande une précision, trouve des solutions. Pour com­mu­ni­quer avec une patiente his­pa­no­phone, elle se sert d’une appli­ca­tion de tra­duc­tion vocale sur son portable. Pour la consul­ta­tion, ça ira : les quinze membres de l’équipe de la maison de santé ASaSo – contrac­tion d’Avenir en santé solidaire – maî­trisent l’espagnol, le russe, le néer­lan­dais, l’arabe, l’anglais… Les accueillantes, les médecins géné­ra­listes, les kinés, l’infirmière, la psy­cho­logue, l’assistante sociale, et les pro­fes­sion­nelles de la promotion de la santé ou de la coor­di­na­tion ont en commun une même culture de la débrouille mise au service des habitant·es de ce quartier mul­ti­cul­tu­rel animé, aux allures de village, situé à une quinzaine de minutes à pied de la gare de Bruxelles-Midi. « Ici, on accueille tout le monde pareil, y compris les personnes en séjour illégal », dit en souriant la benjamine de l’équipe, Soukaïna*, assis­tante sociale de 25 ans.

Pascaline d’Otreppe, médecin géné­ra­liste, en consul­ta­tion avec une patiente dans son cabinet à la maison médicale ASaSo.
Crédit : Pauline Vanden Neste pour La Déferlante

Un financement alternatif

Ouverte en 2011, cette structure de soins fonc­tionne très dif­fé­rem­ment du modèle des maisons médicales fran­çaises portées par les col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, au sein des­quelles les professionnel·les de santé exercent en libéral et sont payé·es à l’acte. Si elle réunit pareille­ment sous son toit une gamme large de professionnel·les (médecins géné­ra­listes, kiné­si­thé­ra­peutes, psy­cho­logue…), les pres­ta­tions de santé sont ici prises en charge direc­te­ment par l’Assurance maladie. Ce mode de finan­ce­ment alter­na­tif des soins, dit au forfait, a été obtenu de haute lutte par les soignant·es au début des années 1980 (lire l’encadré ci-dessous). Il repose sur des contrats passés entre patient·es, soignant·es et mutua­li­tés1. Les béné­fi­ciaires s’engagent à ne s’adresser qu’à leur maison médicale pour toutes leurs consul­ta­tions de médecine générale, kiné ou soins infir­miers, en échange de quoi ils et elles n’ont rien à payer ; de son côté, la structure leur assure le suivi néces­saire dans une approche globale garan­tis­sant la conti­nui­té et la qualité des soins.

L’équivalent de notre Sécurité sociale verse aux maisons médicales une somme globale mensuelle : à elles de la répartir comme elles l’entendent. Ce système permet de financer postes de soutien et activités de pré­ven­tion com­plé­men­taires. Mais aussi d’apporter le même soin à tous·tes ses patient·es, qu’il s’agisse de personnes précaires ou plus favo­ri­sées : « Dans la salle d’attente, il y a des par­le­men­taires européens et des SDF, c’est ça qu’on aime, on est contre la ghet­toï­sa­tion de la société », explique Pascaline d’Otreppe, médecin géné­ra­liste et cofon­da­trice d’ASaSo.

Un long combat contre les inégalités

Les maisons médicales belges voient le jour dans le sillage du mouvement de mai 1968, et dans un contexte de fortes tensions entre les médecins libéraux et le gou­ver­ne­ment, qui souhaite alors imposer une tari­fi­ca­tion plafonnée des actes médicaux. Formé·es au sein des milieux trots­kistes, maoïstes et anar­chistes, une poignée de praticien·nes hospitalier·es pro­gres­sistes mettent alors sur pied un groupe d’études pour une réforme de la médecine (Germ), dans lequel se trouve Willy Peers, un gyné­co­logue partisan de la « paren­ta­li­té contrôlée », fondateur en 1970 de la Société belge pour la léga­li­sa­tion de l’avortement. Dans les premières maisons médicales, qui voient le jour au tout début des années 1970, des équipes de soignant·es plu­ri­dis­ci­pli­naires, non hié­rar­chi­sées, prennent en charge les problèmes soma­tiques, gyné­co­lo­giques, psy­cho­lo­giques et sociaux des patient·es. Des avor­te­ments clan­des­tins y sont pratiqués le soir, après les consul­ta­tions, ce qui vaut à Willy Peers d’être briè­ve­ment incarcéré en 1973, et déclenche une mobi­li­sa­tion nationale pour la dépé­na­li­sa­tion de l’interruption volon­taire de grossesse, qui n’aboutira qu’en… 1990 !

En 1979, alors que les médecins libéraux se lancent dans une grève illimitée pour protester contre des réformes qui limitent leurs pré­ro­ga­tives, les maisons de santé se mobi­lisent pour assurer la conti­nui­té des soins et accueillir les patient·es. Elles obtiennent, trois ans plus tard, la mise en place du système de tari­fi­ca­tion au forfait qui facilite l’accès au soin des personnes précaires.

Cette approche relève de ce qu’on nomme la santé com­mu­nau­taire : elle demande l’implication active des membres d’une com­mu­nau­té (géné­ra­le­ment les habitant·es d’un quartier ou d’une petite ville) à l’amélioration de leur santé. « Nous poussons nos patient·es à réfléchir à leurs besoins. Du coup, nous dé-prescrivons [des médi­ca­ments qui ne sont plus utiles] : quand les gens se sentent res­pon­sables d’eux-mêmes, ils retrouvent du sens à ce qu’ils font ! », se félicite la géné­ra­liste. Ce fonc­tion­ne­ment com­mu­nau­taire s’applique également à l’équipe soignante, qui travaille en autogestion.

Dans sa salle de consul­ta­tion du rez-de-chaussée, le docteur Tanguy Watterman prend des nouvelles d’un patient qu’il suit depuis plusieurs années. Face à lui, un qua­dra­gé­naire pro­vo­ca­teur, dont la détresse ne tarde pas à affleurer sous l’humour. Au moment de lui confier qu’il a renoué avec ses addic­tions, l’homme, gêné, se met à bégayer légè­re­ment. « L’odeur du cannabis, c’est l’odeur de mon père… C’est récon­for­tant, pro­tec­teur, rassurant, même si cette odeur m’a déjà mené en prison. Je crois que c’est quelque chose que je recherche, fina­le­ment : me sentir sous pro­tec­tion… », lâche-t-il. Ses excès, qui déclenchent chez lui des accès de paranoïa, l’inquiètent.

 Soukaïna, assis­tante sociale, dans son bureau de la maison ASaSo.
Crédit : Pauline Vanden Neste pour La Déferlante

« Je suis là », lui rappelle le médecin, avant de réévaluer avec lui les médi­ca­ments pour soigner sa dépres­sion. L’entretien s’étend sur une qua­ran­taine de minutes. Le soignant de 39 ans, attentif et prévenant, prend le temps. En se racontant, son patient passe du vou­voie­ment au tutoie­ment, l’appelant parfois « Doc » ; il le checke en sortant. « Nous faisons beaucoup de psy­cho­so­cial », observe Tanguy Watterman, qui exerce à la maison médicale depuis dix ans et constate que les patient·es sont « de plus en plus abîmé·es psy­cho­lo­gi­que­ment », par leur travail notamment. Lui et ses collègues – presque toutes des femmes – tra­vaillent à temps partiel, ce qui leur permet d’articuler leur activité pro­fes­sion­nelle à leur vie per­son­nelle et familiale. « La prise en charge commune nous permet de tra­vailler sans stresser, pointe avec enthou­siasme Pascaline d’Otreppe. Je suis vraiment convain­cue par le travail en inter­dis­ci­pli­na­ri­té : chacun·e va pouvoir apporter quelque chose au patient ou à la patiente, y compris à l’accueil, car on estime qu’il peut se passer plein de choses dès l’entrée. »

D’où la réduction des écarts de salaires entre les membres de l’équipe, l’égalité salariale faisant his­to­ri­que­ment partie des principes fon­da­teurs du mouvement des maisons médicales. « Ici, les médecins sont payé·es deux à trois fois moins qu’en libéral », confirme Clé Causin, à la coor­di­na­tion. Malgré cela, le succès des maisons médicales ne se dément pas en Belgique – leur nombre a quasiment doublé en dix ans, passant de 130 en 2012 à 248 en 2023. « Aujourd’hui, près de 750 000 patient·es sont soigné·es dans ces struc­tures. Dans un pays d’un peu moins de 12 millions d’habitant·es, c’est une très grande victoire ! D’après mes calculs, on sera à 1 million d’ici trois ou quatre ans. Quand j’ai commencé à exercer, au début des années 1980, je n’aurais jamais pu imaginer ça », retrace Pierre Drielsma, médecin géné­ra­liste liégeois qui a participé à la conquête du paiement au forfait.

Le modèle reste toutefois mino­ri­taire – si plus de 15 % de la popu­la­tion dans la région bruxel­loise utilise le système for­fai­taire, c’est seulement 3 % en Flandre. « On est vraiment dans de l’éducation populaire, des projets très concrets au service de la santé publique qui assument une vision alter­na­tive des soins contre celle d’un système de santé marchand de plus en plus stan­dar­di­sé. À l’époque actuelle, c’est hyper puissant ! » se réjouit Fanny Dubois, secré­taire générale de la Fédération des maisons médicales – qui repré­sente plus de 140 structures.

Lutter contre la solitude

Chez ASaSo, de nom­breuses activités sont proposées, qui viennent rythmer les semaines : couture (un atelier lancé par une patiente pour rompre sa solitude), cuisine, aquagym, stret­ching, petits déjeuners… Le mercredi après-midi, c’est Anne*, une écrivaine publique bénévole, qui prend ses quartiers dans le local infirmier. Un service ouvert à tous et toutes, confi­den­tiel et gratuit, pour aider les gens à se défendre par l’écrit. « Beaucoup de personnes ont conscience d’être victimes d’injustices et veulent obtenir répa­ra­tion, même quand elles se doutent que c’est perdu d’avance, remarque Anne, qui rédige régu­liè­re­ment des dossiers de demande de natu­ra­li­sa­tion pour des patient·es étranger·es, des lettres de moti­va­tion pour des personnes au chômage, ou des courriers de parents pour l’école de leurs enfants. Notre mission, c’est de les accom­pa­gner dans leurs demandes légitimes. On va chercher ensemble, sans faire les choses à leur place. »

Des sorties ponc­tuelles (journée à la mer, visite d’un zoo, épreuve de course à pied) sont également orga­ni­sées en commun avec d’autres maisons médicales, ce qui permet aux patient·es de se ren­con­trer, de se lancer des défis ou de se changer les idées. Donc de faire de la pré­ven­tion… sans même s’en douter ! « Ailleurs on fait surtout du curatif, et pas beaucoup de pré­ven­tion, constate Jeanine, infir­mière à la retraite de 67 ans, en sortant du cours de gym douce dispensé par Noémie Dufrane, l’une des deux kinés de l’équipe. Moi qui ai un peu maltraité mon corps, ça m’intéresse d’apprendre des exercices à faire à la maison pour me soulager. Être actrice de ma santé, ça me plaît : je vois bien la dif­fé­rence avec l’hôpital, où j’ai fait toute ma carrière. »

Séance de gym­nas­tique col­lec­tive proposée par Noémie Dufrane, kiné­si­thé­ra­peute,
avec Jeanine et Danielle, deux patientes de la maison de santé.
Crédit : Pauline Vanden Neste pour La Déferlante

« L’un des grands problèmes, en ville, c’est la solitude », note Pascaline d’Otreppe. Parfois, pour être en bonne santé, on a plus besoin de contact humain que d’un médecin, souligne-t-elle. Elle évoque le cas de ce jeune Syrien exilé, à la rue, qui avait pris rendez-vous avec elle il y a quelques années. Pour l’aider à se faire com­prendre, une patiente ara­bo­phone, bébé dans les bras, avait proposé de jouer les tra­duc­trices. Très vite, dans l’intimité de la salle d’examen, le jeune homme avait demandé s’il pouvait prendre le nouveau-né, avec qui il s’était mis à gazouiller. Aussitôt, il s’était senti mieux ; la consul­ta­tion n’était pas allée plus loin… Depuis leur création, les maisons médicales au forfait accueillent régu­liè­re­ment des personnes exilées sans papiers, qui y sont soignées gratuitement.

Les soignant·es de la maison médicale ne ménagent pas leurs efforts pour s’adapter à leur patien­tèle. « On accom­pagne les gens dans leurs réalités – sans leur imposer la nôtre, ce qui ne servirait à rien, affirme Pascaline d’Otreppe. Nous aidons par exemple nos patient·es musulman·es dia­bé­tiques qui veulent faire le ramadan à minimiser les risques pour leur santé, pour éviter qu’ils et elles soient hospitalisé·es. »

« On n’est pas des numéros »


Au premier étage du bâtiment, dans un bureau décoré de tableaux évoquant l’océan, Soukaïna et une femme d’une soixan­taine d’années se sont assises dans deux grands fauteuils confor­tables qui se font face, de part et d’autre d’une table basse surmontée d’une plante grasse et d’une boîte de mouchoirs. Un cadre agréable et intime, propice à des confi­dences parfois dou­lou­reuses. Dans un français hésitant, la patiente fait le point sur sa situation, par­ti­cu­liè­re­ment difficile : son compagnon s’est jeté par la fenêtre. Il est toujours hos­pi­ta­li­sé, mais il n’est plus autonome dans ses gestes quo­ti­diens et « il a perdu la tête » ; elle appré­hende son retour au domicile. L’assistante sociale étudie les documents qu’elle lui tend, cherche la clarté là où tout est embrouillé. Elle répond aux questions, apaise, élabore des hypo­thèses. « Je vais voir ce qu’on peut faire pour monsieur. Et vous, de votre côté, ça va ? », interroge la jeune femme. « Ça me fait vraiment peur, mal au cœur. J’essaie de l’aider mais je suis fatiguée… », confie la sexa­gé­naire avant de repartir, un peu rassérénée.

« Quand je viens ici, j’ai l’impression d’être chez moi, assure Lila*, qui fréquente la maison médicale depuis plusieurs années. Je viens du milieu pro­lé­taire, j’ai fait plein de métiers », reven­dique fièrement cette ancienne marion­net­tiste, qui a également travaillé comme strip-teaseuse et comme masseuse. « On n’est pas anonymes, pas seulement des numéros ou des petits morceaux. Il y a un dialogue, on se sent entendu·e. En fait, la santé est quelque chose qui se discute avec un·e médecin ! »

Dialoguer, réfléchir aux moyens de rééqui­li­brer les relations de soin, remettre en question ses pratiques, c’est bien ce qui anime l’équipe au quotidien. Tous les mardis, pendant deux heures, celle-ci se réunit dans la grande salle commune du deuxième étage. Un ras­sem­ble­ment important pour prendre en compte les émotions et les besoins de chacun·e, pour mettre tout le monde au même niveau d’information, pour s’accorder sur l’organisation. Au cours d’une assemblée générale en juin, après de longues dis­cus­sions, les membres d’ASaSo ont pris une impor­tante décision : celle de ralentir les ins­crip­tions afin de limiter leur patien­tèle à 2 100 personnes, pour garantir la qualité des soins. « Ça prend du temps, l’autogestion ; il peut y avoir des moments où ça coince, admet Pascaline d’Otreppe. Cela implique de faire passer une certaine vision de la col­lec­ti­vi­té avant son bien-être personnel. Mais on en sort tous et toutes uni·es, renforcé·es. C’est beau, et même sacrément gai ! » •


* Le prénom a été modifié.

  1. En Belgique, les mutua­li­tés (ou mutuelles) sont des orga­nismes privés chargés par l’État du versement des indem­ni­tés et des rem­bour­se­ments des dépenses de santé. ↩︎

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