Lutte contre la grossophobie : est-ce une loi qu’il nous faut ?

Les enfants en surpoids comptent parmi les premières victimes de har­cè­le­ment scolaire, lequel peut parfois conduire au suicide. Le 30 septembre 2025 était déposée une pro­po­si­tion de loi demandant la recon­nais­sance de la gros­so­pho­bie comme motif spé­ci­fique de dis­cri­mi­na­tion. Mais les personnes concer­nées, juristes et militant·es s’interrogent sur l’utilité d’une telle démarche, et appellent plutôt à investir d’urgence dans la prévention.

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Publié le 28/11/2025

La lutte contre la grossophobie est un des enjeux des luttes féministes. Ici à Lyon, lors de la manifestation du 8 mars 2022. Crédit photo : Norbert Grisay / Hans Lucas.
La lutte contre la gros­so­pho­bie est un des enjeux des luttes fémi­nistes. Ici à Lyon, lors de la mani­fes­ta­tion du 8 mars 2022. Crédit photo : Norbert Grisay / Hans Lucas.

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Le 11 octobre 2025, Sara, 9 ans, se suicidait chez elle, à Sarreguemines (Moselle). Dans la presse, sa mère et des camarades de classe racontent l’acharnement de certains enfants : « T’es grosse, t’es moche, t’es conne. » En 2017 Christopher Fallais, 16 ans, mettait lui aussi fin à ses jours chez lui à Janzé, près de Rennes. Depuis quatre ans, dans le collège privé où il était scolarisé, « on le traitait de gros, de gras, de pédé parce qu’il faisait du cheval », raconte sa mère. Au même âge, et pour les mêmes raisons, Jonathan Destin s’est immolé par le feu près de Lille, en 2011. Devenu, avec sa mère, un fervent militant contre le har­cè­le­ment scolaire, il meurt onze ans plus tard des suites de ses brûlures.

L’Éducation nationale recense, chaque année, environ 700 000 cas de har­cè­le­ment, dont un grand nombre ont pour cause la gros­so­pho­bie. « Près de 25 % des jeunes en surpoids déclarent avoir subi des dis­cri­mi­na­tions, un chiffre qui grimpe à 40 % chez ceux en situation d’obésité », révèle une étude publiée en 2020 par la Ligue contre l’obésité. Dès l’école primaire, un grand nombre d’enfants voient le fait d’être gros·se comme une tare : « C’est quelque chose que l’on retrouve dans les dessins animés. Les gros sont souvent à la traîne ou bêtes », rappelait Aline Thomas, cofon­da­trice de La Grosse Asso, asso­cia­tion de lutte contre la gros­so­pho­bie, dans un article de 20 Minutes.

« Des problèmes d’interprétation »

Pourtant, à ce jour, le terme « gros­so­pho­bie » n’apparaît nulle part dans la loi française. L’article 225–1 du Code pénal se contente d’une formule vague : « Constitue une dis­cri­mi­na­tion toute dis­tinc­tion opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur sexe, de leur origine, de leur apparence physique ou de leur âge. » Pour Daria Marx, militante et autrice de Dix questions sur la gros­so­pho­bie (Libertalia, 2024), l’énoncé est « trop large pour permettre de cir­cons­crire clai­re­ment la gros­so­pho­bie ». Chloé Heyriès, avocate spé­cia­li­sée sur les questions de dis­cri­mi­na­tion, confirme : « Le Défenseur des droits dit depuis […] 2019 qu’il faudrait une incri­mi­na­tion spé­ci­fique pour mieux protéger les victimes. »

C’est ce que réclame également le député Romain Daubié (groupe Les Démocrates) dans une pro­po­si­tion de loi déposée devant l’Assemblée nationale le 30 septembre 2025, estimant que « cette invi­si­bi­li­sa­tion contribue à la bana­li­sa­tion d’une violence quo­ti­dienne ». L’élu de l’Ain s’inspire d’une pétition lancée quelques jours plus tôt par l’influenceuse Harmony Albertini, qui propose de formuler ainsi la défi­ni­tion de la gros­so­pho­bie : « Tout propos, com­por­te­ment, trai­te­ment défa­vo­rable ou inci­ta­tion portant atteinte à la dignité, à la santé, à la liberté ou à la consi­dé­ra­tion d’une personne en raison de son poids, de sa cor­pu­lence ou de son apparence physique liée à la taille de son corps, incluant les préjugés sur sa santé, son hygiène de vie, ses capacités ou sa valeur. »


« Il est fréquent de voir stig­ma­ti­ser “le gros de service” au motif que “c’est pour son bien” »


Biais grossophobes

Aussi louable soit l’intention, de nom­breuses personnes grosses et mili­tantes anti-grossophobie s’interrogent sur l’utilité même d’une loi pour lutter contre ces violences. « Les moyens alloués devraient porter sur l’éducation des acteur·ices de la chaîne pénale », analyse la juriste Sabrina Erin Gin, qui rappelle que sur le front des dis­cri­mi­na­tions, l’existence d’un texte peut dissuader de prendre d’autres mesures : « L’adoption d’une loi coûte très peu cher et donne l’impression d’un travail accompli. » De même que la culture du viol biaise le regard de la société sur les auteur·ices et les victimes de violences sexuelles jusque dans les tribunaux, l’omniprésence, dans les esprits, des biais gros­so­phobes empêche de prendre conscience de la gravité de ses consé­quences sur les personnes qui la subissent.

Dans Gros n’est pas un gros mot (Flammarion, col­lec­tion « Librio », 2018), les deux cofon­da­trices de l’association Gras Politique, Daria Marx et Eva Perez-Bello s’interrogent : alors qu’il est encore fréquent de voir des parents ou du personnel scolaire stig­ma­ti­ser « le gros de service » au motif que « c’est pour son bien », comment ces personnes peuvent-elles seulement iden­ti­fier un com­por­te­ment gros­so­phobe et analyser ses consé­quences ? « Quand tu es gros·se tu es censé·e maigrir, donc la société ne va pas s’adapter à toi », décrypte Loulie Houmed, fon­da­trice du collectif Gros Amours. Au contraire, l’OMS comme les asso­cia­tions de personnes concer­nées rap­pellent que, dès le plus jeune âge, les enfants gros·ses ont tendance à être exclu·es des socia­bi­li­tés et voient souvent leur assiette et leur activité physique étroi­te­ment surveillées.

La pro­po­si­tion de loi déposée fin septembre n’a pas encore été mise à l’ordre du jour de l’Assemblée. Mais face à ces violences qui passent encore fré­quem­ment sous les radars et devant l’urgence d’aider des enfants en grave détresse, comme Sara, Christopher ou Jonathan, les asso­cia­tions et col­lec­tifs de personnes concer­nées n’attendent plus que la loi change. En 2022, Gras Politique a conçu une brochure de sen­si­bi­li­sa­tion à la gros­so­pho­bie à des­ti­na­tion des enseignant·es. GRASbuge s’adresse, pour sa part, à toutes les personnes en contact avec des enfants par le biais d’un livret pour décons­truire les préjugés. Les deux documents sont télé­char­geables librement sur leurs sites.

Soigner dans un monde qui va mal

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