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Les invincibles — Alice Diop et Christiane Taubira

C’est Alice Diop qui a eu l’idée de cette ren­con­tre : la cinéaste de 42 ans rêvait de dia­loguer avec l’ancienne garde des Sceaux Chris­tiane Taubi­ra, âgée de 69 ans. De loin, les deux femmes nour­ris­saient une admi­ra­tion et une affec­tion récipro­ques. Femmes noires dans une société où le racisme s’exprime sans fard, elles ont en partage l’expérience de la vio­lence subie et l’art d’y résis­ter. Grâce à la lit­téra­ture, au ciné­ma, à l’amitié, ain­si qu’à une réflex­ion puis­sante et sen­si­ble sur les legs de l’Histoire, elles ouvrent d’autres imag­i­naires éman­ci­pa­teurs.
Publié le 12/11/2021

Modifié le 16/01/2025

Chris­tiane Taubi­ra, qu’est ce que le tra­vail d’Alice Diop vous inspire ?

CHRISTIANE TAUBIRA Ce que je ressens lorsque je regarde ses images, lorsque je l’entends, lorsque je lis ce qu’elle déclare, c’est de l’admiration et de la grat­i­tude. Alice sym­bol­ise cette généra­tion qui ouvre son chemin : elle pose ses ques­tions, bous­cule les choses.

Je l’aime d’affection parce que c’est une belle jeune femme, parce qu’elle assume d’exister dans l’espace pub­lic. Elle ne courbe pas l’échine, elle ne s’étonne pas d’être recon­nue, d’être admirée. Et ça, c’est une assur­ance qui est absol­u­ment for­mi­da­ble.ALICE DIOP Mer­ci, ça me touche beau­coup.

En 2001, la loi Taubi­ra recon­naît l’esclavage comme crime con­tre l’humanité. Alice Diop, qu’est-ce que la fig­ure de Chris­tiane Taubi­ra, alors députée et rap­por­teuse de la loi à l’Assemblée nationale, a représen­té pour la jeune adulte que vous étiez ?

ALICE DIOP Je crois qu’il n’y a pas une seule femme noire française qui ne vous con­sid­ère pas comme son héroïne, Chris­tiane Taubi­ra. Moi, vous êtes mon héroïne ! Je vous ai tou­jours con­sid­érée comme une mère, même si on ne s’était jamais ren­con­trées.

Cette légitim­ité dont vous par­lez, il m’a fal­lu des années d’analyse pour l’acquérir, pour arriv­er à con­solid­er à l’intérieur de moi-même une force et une déter­mi­na­tion me per­me­t­tant de sup­port­er les vio­lences, les attaques que l’on subit lorsque l’on naît femme noire dans cette société-là. J’ai gran­di dans un quarti­er pop­u­laire, mon père était ouvri­er, ma mère femme de ménage. J’étais très jeune quand ils sont morts. Toute mon édu­ca­tion intel­lectuelle et poli­tique, je suis d’abord allée la chercher du côté des Amériques, nour­rie par la pen­sée de James Bald­win, de Maya Angelou, portée par la puis­sance de Nina Simone. Il y a eu aus­si des fig­ures d’intellectuels tels que Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire, Léopold Sédar Sen­g­hor. Mais vous, Chris­tiane, vous incar­niez la fig­ure d’une femme noire qui par­lait depuis les Antilles et égale­ment à par­tir de la métro­pole, donc de nos réal­ités de femmes noires français­es. C’était la pre­mière fois que ça arrivait. Vous nous avez ouvert une voie, un chemin. Je vous le dis : toutes mes sœurs, toutes mes amies ont l’impression de vous devoir quelque chose.

CHRISTIANE TAUBIRA Mer­ci Alice, mer­ci pour ce cadeau.

Vous avez toutes les deux per­du vos par­ents, notam­ment vos mères, très jeunes. Com­ment vous êtes-vous con­stru­ites mal­gré cette absence ?

ALICE DIOP Moi, plus que de sim­ple­ment éprou­ver l’absence, la douleur de la mort, je crois que j’ai eu envie de répar­er leur vie. Mes par­ents m’ont don­né une force extra­or­di­naire, et en même temps, d’une cer­taine façon, je porte la cul­pa­bil­ité d’être en vie sur le dos de ce qu’ils y ont lais­sé. Car ils sont morts de la France. Ils ont eu une vie d’ouvriers immi­grés avec tout ce que cela implique : mon père, ouvri­er dans l’automobile, est mort très jeune d’une mal­adie chronique pro­fes­sion­nelle, il avait les poumons com­plète­ment abîmés par les vapeurs tox­iques qu’il a inhalées toute sa vie. Ma mère aus­si est morte d’avoir mené une vie extrême­ment dure. Mais c’est la dureté de leur vie qui m’a per­mis d’être la femme que je suis. C’est un héritage douloureux à porter, une dette énorme.

Cette cul­pa­bil­ité, j’essaie de la trans­former dans mes films en une absolue néces­sité de dire la vie de ces per­son­nes invis­i­bil­isées, pour qu’elles ne soient pas mortes pour rien. C’est presque une obses­sion qu’ils soient nom­més, vus, recon­nus, que ce qu’ils ont sac­ri­fié pour leurs enfants soit célébrés, d’un point de vue intime aus­si bien que col­lec­tif. Et je crois que c’est ce qui a tou­jours nour­ri mon désir de faire des films : inscrire la trace de tous ces gens, de toutes ces vies qui ont dis­paru à bas bruit.

CHRISTIANE TAUBIRA Oui, je pense, comme Alice, que lorsqu’on perd ses par­ents tôt, on éprou­ve très vite une oblig­a­tion de loy­auté et un devoir de lib­erté. J’ai gran­di à Cayenne, en Guyane, dans une famille mono­parentale : avec ma maman et mes onze frères et sœurs. Pen­dant toute notre enfance et notre ado­les­cence, nous avons sup­porté un regard social extrême­ment sévère. Le sou­venir que j’ai gardé de ma maman, c’est celui d’une femme qui ne plie pas face à une société qui la méprise. Elle a com­mencé comme fille de salle puis est dev­enue aide-soignante et infir­mière. Ce n’est qu’après sa mort que j’ai réal­isé la force de cette femme, son ambi­tion per­son­nelle et celle qu’elle nour­ris­sait pour sa progéni­ture. Avant ça, je n’étais pas con­sciente du mod­èle que j’avais sous les yeux car j’étais d’une imper­ti­nence crasse, en con­flit per­ma­nent avec elle. Pen­dant de très nom­breuses années, ce sen­ti­ment de loy­auté était mêlé au remords. À chaque fois que je pen­sais à elle, je pleu­rais des océans de larmes parce que je me dis­ais je ne lui avais pas dit que je l’aimais.

Com­ment tient-on ensem­ble cette loy­auté et l’obligation d’être libre ?

CHRISTIANE TAUBIRA Le meilleur hom­mage qu’on puisse ren­dre à nos mamans, c’est de nous épanouir, d’éblouir le monde, d’«  », comme dis­ait Vic­tor Hugo. J’ajoute : d’être invin­ci­ble. Moi, j’ai décidé il y a plusieurs années que j’étais invin­ci­ble.


« C’est ce qui a tou­jours nour­ri mon désir de faire des films : inscrire la trace de tous ces gens, de toutes ces vies qui ont dis­paru à bas bruit. »

Alice Diop


ALICE DIOP Mais nous sommes tou­jours entravées par des mécan­ismes d’invisibilisation qui sont encore très forts en France. Mon film Nous a été primé deux fois cette année au fes­ti­val de Berlin. Il a reçu, entre autres, le prix du meilleur film doc­u­men­taire toutes sec­tions con­fon­dues, et je n’ai pu que con­stater à quel point cela a été très peu relayé, aus­si bien dans la presse française que par les insti­tu­tions qui promeu­vent le ciné­ma. Ce con­stat en dit long.

Quand vous étiez min­istre, com­ment avez-vous trou­vé la force suff­isante pour résis­ter face aux tombereaux de haine raciste et sex­iste que vous subissiez ? Com­ment fait-on pour tenir ?

CHRISTIANE TAUBIRA Être invin­ci­ble, ça n’est pas être insen­si­ble. Je ne passe pas à côté de la détresse, de la souf­france sans éprou­ver l’obligation de faire quelque chose. Face à l’extrême vio­lence de la silen­ci­a­tion, de l’occultation, la seule réponse, c’est effec­tive­ment d’exister, notam­ment en nous ren­dant vis­i­bles mutuelle­ment. Il faut que nous nous fas­sions les unes et les autres les porte-voix de nos travaux, de nos créa­tions. Dans votre tra­vail Alice, je vois une intu­ition et un courage extra­or­di­naires : vous trans­formez ce qui vous ques­tionne en nour­ri­t­ure d’artiste. Alors quel est le couil­lon qui pour­ra jamais vous abat­tre, vous affaib­lir ? Il n’existe pas. Son arrière-grand-mère n’est pas née. Quand il va arriv­er, vous ne serez plus là !

ALICE DIOP La soror­ité, c’est vrai­ment très impor­tant pour moi. Ce n’est pas un dis­cours, ce sont des actes. Partager des moments d’intimité avec des femmes comme Maboula Souma­horo, Rokhaya Dial­lo, Bin­tou Dem­bélé, Eva Doumbia (1), ça me nour­rit, me con­sole, me répare. On a besoin d’être ensem­ble. C’est ce qui nous per­met de retourn­er au front, cha­cune dans nos dif­férentes dis­ci­plines.

On a juste­ment le sen­ti­ment que de plus en plus de femmes noires sont vis­i­bles dans le débat pub­lic. Est-ce l’indice d’un change­ment ?

ALICE DIOP Elles ne sont tou­jours pas assez nom­breuses à mon goût. Pen­dant très longtemps, il y a eu une véri­ta­ble fab­rique de l’effacement. Lorsque Maï­mouna Doucouré (2) et moi-même avons reçu le césar du meilleur court-métrage, tout le monde dis­ait : « C’est la pre­mière fois que des femmes noires reçoivent un tel prix. » Sauf que trente ans avant, il y avait eu Euzhan Pal­cy (3). Mais qui s’en sou­vient encore ? La trans­mis­sion ne s’est pas faite. Il y a deux ans, quand j’ai ren­con­tré Euzhan Pal­cy, elle m’a par­lé de la réal­isatrice afro-améri­caine Kath­leen Collins et de son film Los­ing Ground (4), qui avait changé sa vie en lui don­nant envie de faire du ciné­ma. Moi je n’avais jamais enten­du par­ler de Kath­leen Collins, qui est pour­tant l’une des fig­ures majeures du ciné­ma noir améri­cain… Pour en revenir à la France, tous les deux ans, il y a une nou­velle per­son­nal­ité issue de la diver­sité dont on célèbre le tal­ent, mais qui efface ce qui s’est passé avant. Ça ne sert à rien d’être une fig­ure d’exception si ça invis­i­bilise toutes les autres qui atten­dent à la porte et qu’on ne laisse pas entr­er, ou toutes celles que l’on a lais­sé entr­er un moment avant de les recon­duire tran­quille­ment vers la sor­tie. Plus nous serons nom­breuses, instal­lées durable­ment, moins on pour­ra faire de nous des cau­tions.

Les afro-fémin­istes évo­quent de plus en plus sou­vent le sujet de la san­té men­tale des femmes noires, exposées au racisme, au sex­isme et à l’injonction à se mon­tr­er fortes. Les blessures poli­tiques sont-elles aus­si des blessures intimes ?

ALICE DIOP C’est cer­tain qu’il y a un coût émo­tion­nel et physique au racisme. Après avoir subi la vio­lence raciste et sex­iste sur son lieu de tra­vail pen­dant des années, ma meilleure amie, une grande reporter bril­lante, final­iste du prix Albert-Lon­dres, a décom­pen­sé et fait un très grave AVC alors qu’elle arrivait au tour­nant de la quar­an­taine. Elle n’a pas per­du la vie mais elle a per­du sa vie. C’est elle qui a payé le prix de la vio­lence dont elle était vic­time. J’ai autour de moi beau­coup d’exemples sim­i­laires, des femmes noires con­fron­tées sans cesse à la dif­fi­culté de se faire une place là où il n’était pas prévu qu’elles soient, et qui finis­sent par con­tracter de graves mal­adies ou tra­versent des épisodes dépres­sifs.


« Face à l’extrême vio­lence de la silen­ci­a­tion, de l’occultation, la seule réponse, c’est effec­tive­ment d’exister, notam­ment en nous ren­dant vis­i­bles mutuelle­ment. »

Chris­tiane Taubi­ra


CHRISTIANE TAUBIRA La vio­lence raciste, ce n’est pas glob­al ni informe, ça touche, ça atteint, c’est une expéri­ence indi­vidu­elle.

Alice Diop, dans Mar­i­annes noires, un doc­u­men­taire réal­isé en 2016 par Mame Fatou-Niang et Kaytie Nielsen, vous racon­tez com­ment la prési­dence Sarkozy vous a con­crète­ment affec­tée. Vous dites : « Ma langue m’a fuie. »

ALICE DIOP Ça a com­mencé avec le dis­cours de Greno­ble [Nico­las Sarkozy y annonce, en 2010, vouloir déchoir de leur nation­al­ité les per­son­nes d’origine étrangère qui s’en seraient pris à un fonc­tion­naire de police]. C’était comme si le prési­dent de la République actait qu’il y avait deux caté­gories de Français·es et qu’il rendait offi­cielle­ment pré­caire notre appar­te­nance à cette citoyen­neté. Mais ce que je retiens surtout de cette péri­ode, c’est l’état de vio­lence poli­tique per­ma­nente que nous subis­sions, avec des pris­es de paroles indignes qui déjà rompaient des digues – qui ne se sont par ailleurs jamais refer­mées depuis. Effec­tive­ment pen­dant des mois, je n’arrivais plus à nom­mer cor­recte­ment les choses. J’étais comme sidérée par la facil­ité avec laque­lle un fas­cisme ordi­naire et feu­tré se répandait dans nos vies, cor­rompait le lan­gage. J’ai décou­vert à cette même époque le livre LTI, la langue du IIIe Reich (5), du philo­logue juif alle­mand Vic­tor Klem­per­er : il y analyse par­faite­ment ce que je ressen­tais, moi, à l’intérieur de mon corps, quand j’allumais la radio. Cette trans­for­ma­tion de la langue, cette banal­i­sa­tion d’un dis­cours qui s’autorisait de plus en plus à ren­dre accept­able une pen­sée raciste, il fal­lait en pren­dre acte. J’avais un car­net où je notais chaque jour toutes les intox­i­ca­tions morales, psy­chologiques, philosophiques qui me tombaient dessus à longueur de journée. Je pas­sais mon temps à dis­sé­quer les pro­pos de Claude Guéant, Brice Hort­e­feux, Éric Besson et de bien d’autres hommes poli­tiques. J’avais besoin de les con­sign­er. Un dis­cours raciste se banalise quand on n’a plus même le temps de le penser.


La France change, elle se com­plète, elle s’élargit de la présence de descendant·es d’immigré·es qui por­tent avec elles
ou eux d’autres réc­its, d’autres mémoires.

Alice Diop


CHRISTIANE TAUBIRA Si nous sommes dans cette sit­u­a­tion de désarme­ment, c’est parce qu’il y a eu des renon­ce­ments poli­tiques, qui sont passés notam­ment par la séman­tique. On n’ose pas défendre les droits humains parce qu’on va être traité·es de « droits-de‑l’hommiste ». Mais si on s’engage en poli­tique, c’est parce qu’on croit à cer­taines valeurs, l’égalité, les lib­ertés, la sol­i­dar­ité, l’hospitalité. Celles et ceux qui défendaient ces idéaux-là ont capit­ulé, elles et ils se sont mis sur la défen­sive en dis­ant : « Nous, nous sommes des gens sérieux, capa­bles d’assurer la sécu­rité, de met­tre des bud­gets en équili­bre, de réduire les taux de déficit… »

ALICE DIOP Aujourd’hui, j’ai arrêté de m’intéresser de trop près à la parole poli­tique, je ne peux plus tolér­er une telle atteinte à ma sen­si­bil­ité. Zem­mour, je n’ai jamais enten­du le son de sa voix, et je ne suis pas prête à l’entendre. La vio­lence qu’il propage entre dans nos corps, tra­verse nos psy­chés, elle nous rend extrême­ment vul­nérables. Il faut s’en pro­téger parce que ça pue, ça blesse, ça rend fou.

Chris­tiane Taubi­ra, com­ment la vio­lence de l’exploitation esclavagiste tra­vaille-t-elle encore les sociétés qui en sont l’héritière ?

CHRISTIANE TAUBIRA Cette vio­lence, qui était à la fois physique, lég­isla­tive, avec le Code noir, et sym­bol­ique – « vous êtes des marchan­dis­es, des meubles » – est inscrite dans notre mémoire. Mais nous trans­portons aus­si un héritage extra­or­di­naire. Car avec l’esclavage va le mar­ronnage : toutes les rus­es inven­tées pour échap­per à l’emprise du maître. De l’esclavage vient aus­si une créa­tiv­ité qui n’a jamais été étran­glée, et qui transparaît dans le jazz, le blues et toutes ces musiques des Amériques et des Caraïbes… Je porte en moi à la fois la mémoire d’un écrase­ment et celle d’une résis­tance. Ce qui a abouti à ma nais­sance, à ma présence, à mon exis­tence témoigne de la capac­ité à dépass­er des siè­cles d’anéantissement. Nous n’avons pas été vaincu·es.

ALICE DIOP Ce puis­sant héritage de résis­tance dont vous par­lez, c’est une parole con­solante pour des jeunes de vingt ans. « Je suis invin­ci­ble », ça se nour­rit de la con­science de cette his­toire, dont le réc­it nous a fait défaut pen­dant des années, et qu’il est néces­saire de partager col­lec­tive­ment. Quand je vous entends par­ler ain­si, c’est comme si ça me net­toy­ait.

CHRISTIANE TAUBIRA Mais c’est aus­si une mémoire inscrite dans les corps. Dans les sociétés au passé esclavagiste, les Noir·es sont davan­tage exposé·es à cer­taines patholo­gies. Pen­dant des siè­cles on a été contraint·es à un régime ali­men­taire lié à notre con­di­tion sociale : abats, salaisons, légumes à demi cuits, parce que c’était dans la braise qu’on pou­vait cuire les légumes et les racines… Les per­son­nes asservies à cette époque-là ont con­stru­it une gas­tronomie qui per­me­t­tait à la fois la survie et le plaisir. Les fragilités du corps se sont trans­mis­es. L’hypertension artérielle dans nos sociétés a une his­toire. Alors un couil­lon va arriv­er, expli­quer que sa pré­va­lence chez les Noir·es est la preuve de leur inféri­or­ité. Mais le fait est que nous sommes encore là, avec de l’intelligence, de la joie de vivre. Et je dirais aus­si avec le droit d’être crétin·e, le droit d’être méchant·e, le droit d’être mesquin·e. On a ces droits-là.


« Ils peu­vent hurler, ceux qui sont morts de trouille et qui craig­nent le “grand rem­place­ment” : s’ils doivent être rem­placés, ils seront rem­placés »

Chris­tiane Taubi­ra


Qu’en est-il du droit d’être ten­dre ? Vous avez évo­qué plusieurs fois la pudeur affec­tive qui car­ac­térisent les sociétés noires. Une pudeur que déplore le jeune homme noir qui ouvre le film d’Alice Diop Vers la ten­dresse.

CHRISTIANE TAUBIRA Nous por­tons la mémoire col­lec­tive de la rup­ture, de la sépa­ra­tion arbi­traire, puisque le maître avait le droit de ven­dre les enfants, la femme, l’homme chacun·e de leur côté. Plusieurs généra­tions ont intéri­or­isé cette som­ma­tion de ne pas mon­tr­er de la ten­dresse. Mais comme dit James Bald­win : « Si nous ne nous étions pas aimés, aucun d’entre nous n’aurait survécu (6). » Oui, nous avons survécu à des siè­cles d’oppression, de marchan­di­s­a­tion, d’exclusion, d’humiliation parce que nous nous sommes aimé·es. Et tant pis pour les imbé­ciles qui vont rire de cela. Nous allons con­tin­uer à nous aimer !

Par­mi ces dynamiques qui courent sur le temps long, il y a aus­si la créoli­sa­tion, un con­cept théorisé par l’écrivain Édouard Glis­sant et que vous reprenez volon­tiers à votre compte, Chris­tiane Taubi­ra.

CHRISTIANE TAUBIRA La créoli­sa­tion, c’est sim­ple­ment une résul­tante de l’histoire du monde. Glis­sant racon­te com­ment l’Europe, pour se décul­pa­bilis­er des mésaven­tures colo­niales, a fait l’apologie du métis­sage en présen­tant ça comme un grand pro­grès philosophique. Un Blanc et une Noire qui se ren­con­trent, ça fait des beaux enfants, c’est joli, le métis­sage ! Mais la créoli­sa­tion, c’est beau­coup plus puis­sant. Ce sont des vagues qui tra­vail­lent en pro­fondeur la société, le temps, l’histoire, les indi­vid­u­al­ités, et pro­duisent des choses com­plète­ment imprévis­i­bles. Je ne vois pas par quel mys­tère la France échap­perait à la créoli­sa­tion du monde. Ils peu­vent hurler, ceux qui sont morts de trouille et qui craig­nent le « grand rem­place­ment » : s’ils doivent être rem­placés, ils seront rem­placés. Ces capons n’ont ni l’intelligence ni la sen­si­bil­ité pour com­pren­dre le monde dans lequel ils vivent.

ALICE DIOP Nous est juste­ment une réponse à cette espèce de fureur autour d’un soi-dis­ant « grand rem­place­ment ». Effec­tive­ment la France change, elle se com­plète, elle s’élargit de la présence de descendant·es d’immigré·es qui por­tent avec elles et eux d’autres réc­its, d’autres mémoires.
C’est quoi, être français·e ? : voilà la ques­tion que pose le film en creux. Com­ment faire un « nous » et avec qui le faire ? Je pose mon regard aus­si bien sur des gens qui pleurent la mort de Louis xvi tous les ans, que sur un ouvri­er sans papiers qui vit depuis 25 ans en France ou encore sur ma sœur, infir­mière libérale qui s’occupe des petits Blancs déclassés que per­son­ne ne voit : ils ont beau vot­er tous Front nation­al, ils la regar­dent comme le messie parce que c’est la seule per­son­ne qui prend soin d’eux… La France, c’est l’addition de toutes ces his­toires, de toutes ces mémoires-là.

L’une et l’autre, après avoir investi le réel – par l’action poli­tique ou via le doc­u­men­taire –, vous vous tournez depuis peu vers la fic­tion. Est-ce que ce pas­sage à la fic­tion est sig­ni­fi­catif pour vous ?

CHRISTIANE TAUBIRA J’ai des engage­ments poli­tiques et je suis présente sur la scène publique. J’aime les débats, donc tout naturelle­ment je m’exprime d’abord pour expli­quer et per­suad­er. C’est pour ça que j’ai écrit surtout des essais. Mais je suis très attachée à la néces­sité d’ouvrir du champ pour l’imaginaire. Je suis pas­sion­née par la lit­téra­ture, je lis toutes les nuits. La fic­tion, pour moi, c’est un espace dans lequel je peux dire dif­férem­ment les mêmes choses, avec peut-être plus de douceur, plus de fan­taisie. Dans le com­bat poli­tique, au con­traire, il faut con­stam­ment être fort·e, con­va­in­cre très vite.

ALICE DIOP C’est juste­ment pour cela que vous êtes une per­son­nal­ité unique dans le champ poli­tique français. Ce qui m’a tou­jours gal­vanisée, c’est le soin et le souci que vous accordez à la forme. Vous don­nez tou­jours une forme à la puis­sance de pen­sée qui s’exprime dans vos dis­cours. J’ai été émue aux larmes durant le dis­cours que vous avez pronon­cé à l’Assemblée nationale lors du vote de la loi sur le mariage pour tous en 2013. Ce jour-là, vous avez par­lé haut, avec du style, de l’esthétisme, de la sen­si­bil­ité. C’est tout cela qui fait que ce dis­cours, ce moment, fut his­torique pour nous. C’est un dis­cours qui fera date. Vous nous man­quez, et on vous attend ! On vous espère !

CHRISTIANE TAUBIRA [rire]

ALICE DIOP Même si je com­prends aus­si qu’il y ait une las­si­tude à retourn­er dans une telle arène.

Nous vivons une péri­ode d’intensification des mobil­i­sa­tions fémin­istes et antiracistes. Quelles sont les voix et fig­ures qui vous aident à mieux com­pren­dre cette péri­ode ?

ALICE DIOP Il y a beau­coup de voix nou­velles. J’étais assez déprimée après le pre­mier con­fine­ment, et j’ai été lit­térale­ment éner­gisée en assis­tant à la pre­mière man­i­fes­ta­tion du col­lec­tif Adama en juin 2021 devant le Palais de jus­tice (7). J’ai vu pass­er devant moi la jeunesse de France : des jeunes noirs et arabes, des Blancs qui, à l’unisson, cla­maient leur soif de jus­tice, et revendi­quaient d’une même voix l’égalité. Je me suis dit ce jour-là qu’enfin il se pas­sait quelque chose. Il y a qua­tre ou cinq ans, dans les man­i­fes­ta­tions du col­lec­tif Adama, on était juste quelques cen­taines, comme si cette demande de jus­tice et de vérité que récla­mait le col­lec­tif n’était que l’affaire d’une famille, d’une com­mu­nauté, alors même que les vio­lences poli­cières doivent nous inter­roger sur la nature de la société dans laque­lle nous voulons vivre. Je pour­rais aus­si citer tout ce qui s’est passé dans le sil­lage de #MeToo. Les pro­pos d’Adèle Haenel sur Medi­a­part ont été pour moi un choc, une révéla­tion, c’était puis­sant, auda­cieux, courageux, éminem­ment poli­tique… Des pris­es de parole comme celles-ci me trans­for­ment de l’intérieur, m’incitent à bouger, à con­tin­uer.

CHRISTIANE TAUBIRA Par­mi les fig­ures qui m’aident, je pense à Toni Mor­ri­son : à tra­vers sa lit­téra­ture on voit bien com­ment on peut tra­vers­er toutes les adver­sités. Et quand on les a tra­ver­sées, on est plein·es de cica­tri­ces, de plaies qui sup­purent, mais bon, voilà, on marche. Et puis il y a Simone Weil, cette philosophe française de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, dont les écrits nous enseignent qu’on tra­verse tout à con­di­tion de ne pas écras­er les autres, de ne pas être égoïstes ou haineux. C’est un très bel enseigne­ment.

Et quelles sont les luttes qui vous inspirent ?

CHRISTIANE TAUBIRA J’adhère volon­tiers à ce que dit Alice sur cette man­i­fes­ta­tion du col­lec­tif Adama. J’ajoute qu’elle a révélé l’analphabétisme d’une classe poli­tique inca­pable de lire les sym­bol­es. Cette man­i­fes­ta­tion s’est tenue devant le Palais de jus­tice. C’est-à-dire que cette jeunesse-là qui se mobilise, le fait devant l’institution suprême, la colonne vertébrale de la démoc­ra­tie de la République : la jus­tice. Après ça, la parole poli­tique aurait dû être : « Oui, nous avons con­science que la jus­tice n’est pas infail­li­ble mais nous savons que ce sym­bole nous est pré­cieux, et que ce qui nous lie, indépen­dam­ment de nos tra­jec­toires, de nos apparences, de nos croy­ances, de nos goûts, de nos envies, c’est de croire la jus­tice pos­si­ble dans notre société. » Mais non, on nous fait la loi sur le séparatisme ! Et peu de temps après des per­son­nal­ités poli­tiques se pré­cip­i­tent à la man­i­fes­ta­tion d’un syn­di­cat polici­er devant l’Assemblée nationale. Mais je reste opti­miste, parce que cette man­i­fes­ta­tion dit une jeunesse active, généreuse, exigeante. Et puis, il y a des indi­vid­u­al­ités, comme vous Alice. Con­tin­uez votre tra­vail. Osez, osez ! Vous exis­tez en tant que femme, vous posez votre regard de femme et vous l’assumez. Vous ne cherchez pas des béquilles, des tuteurs ou des hommes qui vous don­nent une exis­tence. C’est ça, le fémin­isme, c’est exis­ter en tant que citoyenne, en tant qu’individu. J’existe, voilà, j’existe. Je choi­sis ma voie, je choi­sis ce que j’aime, j’élève ma voix. •

Entre­tien réal­isé à la Cité Auda­cieuse à Paris le 25 sep­tem­bre 2021 par Lucie Gef­froy et Emmanuelle Josse, coré­dac­tri­ces en chef de La Défer­lante.

1. Maboula Souma­horo est maîtresse de con­férences en langues et lit­téra­tures anglais­es et anglosax­onnes ; Rokhaya Dial­lo, autrice et mil­i­tante antiraciste et fémin­iste ; Bin­tou Dem­bélé, choré­graphe et Eva Doumbia met­teuse en scène et autrice.

2. Alice Diop a reçu le césar du meilleur court-métrage en 2017 pour Vers la ten­dresse, ex aequo avec Maï­mouna Doucouré pour Maman(s).

3. Née en 1958 en Mar­tinique, la réal­isatrice reçoit en 1984 le césar de la meilleure pre­mière œuvre pour Rue Cas­es-Nègres, qui racon­te l’ascension sociale d’un petit garçon dans la classe ouvrière mar­tini­quaise des années 1930.

4. Née en 1942, morte à 46 ans d’un can­cer du sein, Kath­leen Collins fut mil­i­tante des droits civiques et autrice. Los­ing Ground (1982) racon­te le par­cours de Sara, pro­fesseure de philoso­phie qui cherche à échap­per à l’aliénation con­ju­gale.

Alice Diop et Chris­tiane Taubi­ra en 8 dates

1952 : Nais­sance de Chris­tiane Taubi­ra à Cayenne en Guyane.

1979 : Nais­sance d’Alice Diop à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis.

1999 : Députée de Guyane depuis 1993, Chris­tiane Taubi­ra dépose une propo­si­tion de loi pour la recon­nais­sance de l’esclavage en tant que crime con­tre l’humanité, qui sera finale­ment adop­tée le 10 mai 2021.

2007 : Alice Diop signe son troisième film, le doc­u­men­taire Les Séné­galais­es et la Séné­gauloise. Se ren­dant au Séné­gal dont ses par­ents sont orig­i­naires, elle filme trois femmes de sa famille dans leur vie quo­ti­di­enne.

2014 : Garde des Sceaux du gou­verne­ment Ayrault, Chris­tiane Taubi­ra fait adopter par le Par­lement la loi sur le mariage pour tous.

2016 : Chris­tiane Taubi­ra remet sa démis­sion à François Hol­lande, refu­sant notam­ment de défendre la déchéance de nation­al­ité pour les ter­ror­istes bina­tionaux que le prési­dent veut faire inscrire dans la Con­sti­tu­tion.

2017 : Vers la ten­dresse, six­ième film d’Alice Diop, reçoit le césar du meilleur court-métrage.

2021 : Alice Diop reçoit le prix du meilleur doc­u­men­taire pour Nous à la Berli­nale et Chris­tiane Taubi­na pub­lie un recueil de nou­velles : Ces morceaux de vie… comme car­reaux cassés

Filmer et écrire des vies au pluriel

Dans Nous, Alice Diop voy­age le long de la ligne B du RER, qui relie le nord et le sud de l’Île-de-France, en mon­trant l’hétérogénéité des habitant·es de ce ter­ri­toire resser­ré. Dans la basilique de Saint-Denis, on com­mé­more la mort de Louis xvi, tan­dis que dans un petit apparte­ment de Dran­cy, un vieux mon­sieur évoque sa pre­mière année de veu­vage. Jamais sur­plom­bante, la caméra d’Alice Diop cherche à tiss­er un « nous » égal­i­taire en entremêlant sans les hiérar­chis­er des voix venues de toute la société française, et par­fois, d’une autre époque. La cinéaste insère ain­si des archives per­son­nelles où appa­rais­sent ses par­ents, immigré·es sénégalais·es aujourd’hui décédé·es. Après ce doc­u­men­taire deux fois primé lors du fes­ti­val du ciné­ma de Berlin, Alice Diop a entamé à l’été 2021 le tour­nage de son pre­mier film de fic­tion : Saint-Omer qui suit une écrivaine noire, enceinte de son pre­mier enfant et amenée à assis­ter au procès d’une mère infan­ti­cide.

Après les romans Nuit d’épine et Grand Bal­an (Plon, 2019 et 2020), Chris­tiane Taubi­ra vient de sign­er un recueil de nou­velles : Ces morceaux de vie comme car­reaux cassés (Robert Laf­font). Dans une prose lyrique et pleine de références lit­téraires et musi­cales, l’autrice y égrène des moments de bas­cule­ment exis­ten­tiel. Lasse de se bat­tre avec son com­pagnon, Maya décide de fuir ; Léna, en pleine dépres­sion échappe de peu à l’hôpital ; Myr­tille, qui vit dans la rue, s’entiche d’un poète ; Claire, Cécile et Céline se remé­morent avec douleur une his­toire famil­iale trag­ique. À tra­vers le réc­it de ces des­tins, quels que soient le lieu ou l’époque, Chris­tiane Taubi­ra dénon­cent les affres de notre his­toire : les vio­lences sex­uelles, poli­cières, l’esclavage, le mépris de classe, la soli­tude… et, ce faisant, peint le por­trait d’êtres humains en quête de libéra­tion.

 

Lucie Geffroy

Elle a travaillé comme journaliste à Courrier international puis au Monde. Cofondatrice de La Déferlante, elle en est également corédactrice en chef et cheffe d'édition. Depuis Marseille, elle coordonne, entre autres, les pages BD de la revue et supervise la maison d’édition avec Emmanuelle Josse. Voir tous ses articles

Emmanuelle Josse

Ancienne consultante dans l’édition et la communication et cofondatrice du P.A.F – Collectif pour une parentalité féministe. Cofondatrice, corédactrice en chef, elle est en charge, depuis Paris, des relations libraires et de la maison d’édition. Voir tous ses articles


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