Margot Mahoudeau : « Le wokiste, c’est le mouton noir du moment »

En quelques années, les expres­sions « wokisme » ou « idéologie woke » ont envahi les médias français. Un épou­van­tail agité pour critiquer les mou­ve­ments pro­gres­sistes, et qui détourne notre attention du réel danger que constitue la montée de l’extrême droite, estime Margot Mahoudeau, docteure en science politique.

par

Publié le 28/07/2025

Margot Mahoudeau, docteure en science politique. Illustration : Lucile Gautier

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 “S’informer en fémi­nistes”, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

En mai 2025, Le Figaro publie « l’abécédaire des woke français », un panorama, à charge, des per­son­na­li­tés fran­çaises – d’Edwy Plenel à Sandrine Rousseau en passant par Lilian Thuram – qui incar­ne­raient le « wokisme » en France aujourd’hui. « Le wokisme est-il une secte ? », s’interrogeait déjà Le Journal du dimanche en octobre 2023. Depuis quelques années, l’obsession à l’égard d’une prétendue menace « wokiste » sature l’espace média­tique français.

Initialement, le terme woke signifie « éveillé », en anglais, et désigne les personnes conscientes des injus­tices raciales et sociales. On l’a entendu, dès les années 1960, au moment des luttes contre la ségré­ga­tion aux États-Unis. Mais c’est avec le mouvement Black Lives Matter, à partir de 2013, que le terme gagne en popu­la­ri­té. Les conser­va­teurs lui donnent une conno­ta­tion péjo­ra­tive, notamment en France, à l’extrême droite et à droite de l’échiquier politique. Le sub­stan­tif « wokisme » est utilisé comme repous­soir ultime pour pointer du doigt les mou­ve­ments qui défendent les droits des femmes et des minorités, accusés d’être excessifs et liber­ti­cides. Margot Mahoudeau, docteure en science politique, autrice du livre La Panique woke (Textuel, 2022), revient sur la manière dont le terme s’est imposé en France.

Comment sont apparues les formules « wokisme » et « idéologie woke » en France ?

Margot Mahoudeau : L’expression « wokisme » désigne une prétendue idéologie. C’est vraiment une spé­ci­fi­ci­té française, le terme n’est pas populaire aux États-Unis. Le mot a commencé à être utilisé courant 2020 et au début de 2021, dans des inter­ven­tions d’intellectuels et d’essayistes conser­va­teurs. Il est par exemple mobilisé dans l’essai La Révolution racia­liste et autres virus idéo­lo­giques (2021) du chro­ni­queur québécois Mathieu Bock-Côté1Mathieu Bock-Côté inter­vient régu­liè­re­ment dans Le Figaro et dans des médias du groupe Bolloré (CNews, Europe 1). En France, on parle alors beaucoup d’« idéologie woke », mais aussi de « cancel culture », d’« isla­mo­gau­chisme », autant de mots pour décrire les mobi­li­sa­tions actuelles en faveur des femmes, des minorités de genre et des personnes racisées. Une note intitulée Face au wokisme, publiée à l’été 2021 par la Fondation pour l’innovation politique, un think tank conser­va­teur, a également contribué au succès de l’expression. Le terme a aussi été promu par le Medef, orga­ni­sa­tion patronale, qui a organisé une table ronde sur le sujet lors de son uni­ver­si­té d’été en 2021, intitulée « La woke culture va-t-elle envahir les entreprises ? »

Dès 2022, les dic­tion­naires Larousse et Le Petit Robert annoncent qu’ils ajoutent le mot dans leur édition papier. Peut-on dire qu’il s’agit d’un succès fulgurant ?

Le terme est très rapi­de­ment repris dans les médias et dans le débat public. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. D’autres termes, tels que « indi­gé­nistes », « inter­sec­tion­na­listes », « néo­fé­mi­nistes » ont aussi circulé sans être cor­rec­te­ment définis2« Indigéniste » : adjectif fourre-tout utilisé par l’extrême droite pour dis­qua­li­fier les recherches critiques sur la race, les études déco­lo­niales et ses supposé·es promoteur·ices. Le terme « inter­sec­tion­na­liste » vise à critiquer les approches fémi­nistes inter­sec­tion­nelles. L’appellation « néo­féministe » est utilisée pour dis­cré­di­ter des mili­tantes jugées trop radicales en com­pa­rai­son de leurs aînées. Concernant le « wokisme », les défi­ni­tions données sont souvent en contra­dic­tion les unes avec les autres. Il ne désigne pas quelque chose qui serait obser­vable dans le monde réel. En fait, on emploie le mot « wokisme » pour décrire ce qu’on n’aime pas, pour s’en démarquer. Est « wokiste » ce à quoi l’anti-woke s’oppose.

Comment le terme circule-t-il dans les médias ?

La confusion qui entoure le mot est une des raisons de son succès3Lire à ce sujet Margot Mahoudeau et Guillaume Silhol, « En rangs et en tribunes : une analyse d’interventions intel­lec­tuelles sur le “wokisme” en France (2020–2023) », Mots. Les langages du politique, 2023. Des groupes assez hété­ro­clites s’en emparent pour parler de sujets très divers. Certains pour condamner des pro­grammes comme l’éducation à la vie affective rela­tion­nelle et sexuelle à l’école [Évars], d’autres pour tenter d’interdire certains ensei­gne­ments à l’université, etc. Ces personnes sont toutes d’accord pour être contre le « wokisme », mais sans jamais vraiment le définir. L’autre consé­quence de ce flou, c’est que, d’une saison à l’autre, le terme peut désigner quelque chose de différent. Quand je tra­vaillais sur mon livre La Panique woke, j’ai surtout trouvé des textes anti-woke évoquant les luttes anti­ra­cistes. Puis, après les élections muni­ci­pales de 2020, ce sont les poli­tiques menées par les maires éco­lo­gistes qui ont été désignées comme « woke ». À partir de 2022, le mot est venu qualifier les personnes LGBTQIA+ pour exprimer une forte oppo­si­tion aux drag-queens et aux personnes trans. Depuis 2023, il s’est mis à désigner les étudiant·es qui se mobi­lisent en soli­da­ri­té avec le peuple pales­ti­nien. Pour la droite, le « wokiste » désigne le mouton noir du moment.

Depuis peu, on voit émerger l’idée qu’il exis­te­rait un « wokisme de droite » et le qua­li­fi­ca­tif commence aussi à être appliqué aux repré­sen­tants de sa frange extrême, comme Donald Trump ou Elon Musk4Exemple d’article récent sur le sujet: « Émergence d’un “wokisme de droite”: quand même les “anti-woke” trouvent que Trump va trop loin », (Marianne, 9 juin 2025. Cela contredit toutes les défi­ni­tions données jusqu’à présent, qui assu­raient que les « wokistes » voulaient se débar­ras­ser du fameux homme blanc hété­ro­sexuel cisgenre de plus de 50 ans !

Comment expliquer l’écho d’un terme si mal défini ? À quoi sert-il ?

Il permet d’embrigader dans le camp des réac­tion­naires des personnes qui se situent au centre de l’échiquier politique. Un exemple : en juin dernier, une polémique est née dans les milieux d’extrême droite au sujet de l’affiche de la Marche des fiertés pari­sienne. Les opposant·es à cette affiche ont critiqué le fait qu’elle repré­sen­tait des militant·es aux couleurs du drapeau arc-en-ciel mettant KO un homme blanc portant une croix celtique, soit un symbole néo­fas­ciste. Ce n’est pas une nouveauté que l’extrême droite n’aime pas les personnes LGBTQIA+. Mais le fait d’associer le terme « wokisme » à l’affiche a permis à ses opposant·es d’embarquer des personnes plus modérées dans un combat commun, non pas contre la Pride en tant que telle, mais contre les « excès du mouvement LGBTQIA+ » – excès largement fantasmés. Cela a donné l’occasion à la pré­si­dente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, qui soutenait La Manif pour tous en 2013, de couper les sub­ven­tions à l’organisation de la Pride. 

Entretien réalisé le 9 juin 2025 par Marie Kirschen.

Les mots importants

Wokisme

Marotte des réac­tion­naires de tous bords,...

Lire plus

Intersectionnalité

Le concept d’intersectionnalité a été popu­la­ri­sé...

Lire plus

Évars

Le nouveau programme d’éducation à la vie affective,...

Lire plus

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 “S’informer en fémi­nistes”, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.