En mai 2025, Le Figaro publie « l’abécédaire des woke français », un panorama, à charge, des personnalités françaises – d’Edwy Plenel à Sandrine Rousseau en passant par Lilian Thuram – qui incarneraient le « wokisme » en France aujourd’hui. « Le wokisme est-il une secte ? », s’interrogeait déjà Le Journal du dimanche en octobre 2023. Depuis quelques années, l’obsession à l’égard d’une prétendue menace « wokiste » sature l’espace médiatique français.
Initialement, le terme woke signifie « éveillé », en anglais, et désigne les personnes conscientes des injustices raciales et sociales. On l’a entendu, dès les années 1960, au moment des luttes contre la ségrégation aux États-Unis. Mais c’est avec le mouvement Black Lives Matter, à partir de 2013, que le terme gagne en popularité. Les conservateurs lui donnent une connotation péjorative, notamment en France, à l’extrême droite et à droite de l’échiquier politique. Le substantif « wokisme » est utilisé comme repoussoir ultime pour pointer du doigt les mouvements qui défendent les droits des femmes et des minorités, accusés d’être excessifs et liberticides. Margot Mahoudeau, docteure en science politique, autrice du livre La Panique woke (Textuel, 2022), revient sur la manière dont le terme s’est imposé en France.
Comment sont apparues les formules « wokisme » et « idéologie woke » en France ?
Margot Mahoudeau : L’expression « wokisme » désigne une prétendue idéologie. C’est vraiment une spécificité française, le terme n’est pas populaire aux États-Unis. Le mot a commencé à être utilisé courant 2020 et au début de 2021, dans des interventions d’intellectuels et d’essayistes conservateurs. Il est par exemple mobilisé dans l’essai La Révolution racialiste et autres virus idéologiques (2021) du chroniqueur québécois Mathieu Bock-Côté1Mathieu Bock-Côté intervient régulièrement dans Le Figaro et dans des médias du groupe Bolloré (CNews, Europe 1). En France, on parle alors beaucoup d’« idéologie woke », mais aussi de « cancel culture », d’« islamogauchisme », autant de mots pour décrire les mobilisations actuelles en faveur des femmes, des minorités de genre et des personnes racisées. Une note intitulée Face au wokisme, publiée à l’été 2021 par la Fondation pour l’innovation politique, un think tank conservateur, a également contribué au succès de l’expression. Le terme a aussi été promu par le Medef, organisation patronale, qui a organisé une table ronde sur le sujet lors de son université d’été en 2021, intitulée « La woke culture va-t-elle envahir les entreprises ? »
Dès 2022, les dictionnaires Larousse et Le Petit Robert annoncent qu’ils ajoutent le mot dans leur édition papier. Peut-on dire qu’il s’agit d’un succès fulgurant ?
Le terme est très rapidement repris dans les médias et dans le débat public. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. D’autres termes, tels que « indigénistes », « intersectionnalistes », « néoféministes » ont aussi circulé sans être correctement définis2« Indigéniste » : adjectif fourre-tout utilisé par l’extrême droite pour disqualifier les recherches critiques sur la race, les études décoloniales et ses supposé·es promoteur·ices. Le terme « intersectionnaliste » vise à critiquer les approches féministes intersectionnelles. L’appellation « néoféministe » est utilisée pour discréditer des militantes jugées trop radicales en comparaison de leurs aînées. Concernant le « wokisme », les définitions données sont souvent en contradiction les unes avec les autres. Il ne désigne pas quelque chose qui serait observable dans le monde réel. En fait, on emploie le mot « wokisme » pour décrire ce qu’on n’aime pas, pour s’en démarquer. Est « wokiste » ce à quoi l’anti-woke s’oppose.
Comment le terme circule-t-il dans les médias ?
La confusion qui entoure le mot est une des raisons de son succès3Lire à ce sujet Margot Mahoudeau et Guillaume Silhol, « En rangs et en tribunes : une analyse d’interventions intellectuelles sur le “wokisme” en France (2020–2023) », Mots. Les langages du politique, 2023. Des groupes assez hétéroclites s’en emparent pour parler de sujets très divers. Certains pour condamner des programmes comme l’éducation à la vie affective relationnelle et sexuelle à l’école [Évars], d’autres pour tenter d’interdire certains enseignements à l’université, etc. Ces personnes sont toutes d’accord pour être contre le « wokisme », mais sans jamais vraiment le définir. L’autre conséquence de ce flou, c’est que, d’une saison à l’autre, le terme peut désigner quelque chose de différent. Quand je travaillais sur mon livre La Panique woke, j’ai surtout trouvé des textes anti-woke évoquant les luttes antiracistes. Puis, après les élections municipales de 2020, ce sont les politiques menées par les maires écologistes qui ont été désignées comme « woke ». À partir de 2022, le mot est venu qualifier les personnes LGBTQIA+ pour exprimer une forte opposition aux drag-queens et aux personnes trans. Depuis 2023, il s’est mis à désigner les étudiant·es qui se mobilisent en solidarité avec le peuple palestinien. Pour la droite, le « wokiste » désigne le mouton noir du moment.
Depuis peu, on voit émerger l’idée qu’il existerait un « wokisme de droite » et le qualificatif commence aussi à être appliqué aux représentants de sa frange extrême, comme Donald Trump ou Elon Musk4Exemple d’article récent sur le sujet: « Émergence d’un “wokisme de droite”: quand même les “anti-woke” trouvent que Trump va trop loin », (Marianne, 9 juin 2025. Cela contredit toutes les définitions données jusqu’à présent, qui assuraient que les « wokistes » voulaient se débarrasser du fameux homme blanc hétérosexuel cisgenre de plus de 50 ans !
Comment expliquer l’écho d’un terme si mal défini ? À quoi sert-il ?
Il permet d’embrigader dans le camp des réactionnaires des personnes qui se situent au centre de l’échiquier politique. Un exemple : en juin dernier, une polémique est née dans les milieux d’extrême droite au sujet de l’affiche de la Marche des fiertés parisienne. Les opposant·es à cette affiche ont critiqué le fait qu’elle représentait des militant·es aux couleurs du drapeau arc-en-ciel mettant KO un homme blanc portant une croix celtique, soit un symbole néofasciste. Ce n’est pas une nouveauté que l’extrême droite n’aime pas les personnes LGBTQIA+. Mais le fait d’associer le terme « wokisme » à l’affiche a permis à ses opposant·es d’embarquer des personnes plus modérées dans un combat commun, non pas contre la Pride en tant que telle, mais contre les « excès du mouvement LGBTQIA+ » – excès largement fantasmés. Cela a donné l’occasion à la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, qui soutenait La Manif pour tous en 2013, de couper les subventions à l’organisation de la Pride.
Entretien réalisé le 9 juin 2025 par Marie Kirschen.


