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Le genre fait sa loi à la récré

Dès l’âge de 2 ans, la plu­part des enfants com­men­cent à jouer de manière dif­féren­ciée selon leur genre. Voitures, bal­lons, con­struc­tion et jeux d’extérieur pour les garçons. Poupées, peluches, dessins et jeux d’intérieur pour les filles. Julie Pagis, chercheuse en soci­olo­gie et spé­cial­iste de la social­i­sa­tion enfan­tine explique com­ment et pourquoi se con­stru­isent ces assig­na­tions.
Publié le 05/10/2022

Modifié le 24/02/2025

À la récré le genre fait sa loi, illustration
Maëlle Reat

Retrou­vez cet arti­cle dans le n°8 Jouer de La Défer­lante

À par­tir de quel moment les enfants choi­sis­sent-ils des jeux selon le genre qu’on leur a assigné ?

Je crois qu’il faut remon­ter à avant la nais­sance. Lors de la pré­pa­ra­tion de la cham­bre du bébé à naître, les doudous ou les jou­ets achetés par les adultes sont choi­sis en fonc­tion de son sexe. Autrement dit, avant même la nais­sance, des attentes gen­rées pèsent déjà sur la plu­part des futurs bébés. Ensuite, il faut men­tion­ner l’importance de la struc­ture du marché des jou­ets.

Dans une grande sur­face, au moment des fêtes de Noël, cer­tains rayons sont entière­ment ros­es et d’autres bleus : l’offre en ter­mes de jou­ets est plus seg­men­tée que jamais. Même des jeux comme les tri­cy­cles ou les vélos, qui étaient large­ment neu­tres dans les années 1990, ne le sont qua­si­ment plus aujourd’hui. Donc, avant de se pos­er la ques­tion du choix des enfants, il faut avoir en tête celle de l’offre des jeux et jou­ets qui les cadre et les con­traint.

Com­ment avez-vous étudié la façon dont les enfants s’emparent ensuite de ce choix ?

Depuis deux ans, je tra­vaille avec six col­lègues 1Abi­gail Bour­guignon, Kevin Diter, Hol­ly Har­gis, Wil­fried Lig­nier, Hélène Oehmichen et Julien Vitores. sur la ques­tion de la social­i­sa­tion adel­phique, c’est-à-dire la social­i­sa­tion par les frères et sœurs. Nous par­tons des don­nées quan­ti­ta­tives de l’étude Elfe 2Étude lon­gi­tu­di­nale française depuis l’enfance, disponible sur elfe-france.fr, la pre­mière enquête par cohorte à suiv­re la crois­sance de 18 000 enfants représen­tat­ifs de la pop­u­la­tion française depuis leur nais­sance – ils ont aujourd’hui 11 ans.

Cette vaste étude est menée par 150 épidémi­ol­o­gistes, médecins, psy­cho­logues du développe­ment et chercheur·euses en sci­ences sociales… Nous sommes plusieurs à essay­er de met­tre l’accent sur la fab­rique pré­coce du genre. Nous nous deman­dons com­ment se for­ment leurs manières d’être, de faire et de se représen­ter le monde suiv­ant leur genre. Dans ce tra­vail col­lec­tif récent, nous nous sommes appuyé·es sur des ques­tion­naires dans lesquels il était notam­ment demandé aux par­ents d’enfants de 2 ans à quelle fréquence ils et elles jouent aux poupées, aux voitures, à la balle, aux puz­zles, dessi­nent, etc.

Il s’avère que les filles jouent fréquem­ment à la poupée, aux peluches ou à faire des dessins ; tan­dis que les garçons, délais­sant rel­a­tive­ment ces pra­tiques, s’amusent plus sou­vent avec des petites voitures, jouent à la balle ou à des jeux à empil­er. Suiv­ant les jeux, les écarts sex­ués sont plus ou moins impor­tants. Les plus polar­isés sont les jeux avec les poupées et les petites voitures : on note près de 60 % d’écart entre la part des garçons et des filles qui s’engagent quo­ti­di­en­nement ou presque dans ces deux activ­ités 382 % des filles jouent sou­vent ou tous les jours à la poupée con­tre 18 % des garçons de 2 ans ; ces chiffres sont de 32 % et 89 % pour les voitures..


« Même des jeux comme les tri­cy­cles ou les vélos, qui étaient large­ment neu­tres dans les années 1990, ne le sont qua­si­ment plus aujourd’hui. »


Pourquoi ces dif­férences sont-elles déjà si mar­quées ? Les enfants ne jouent-ils pas sim­ple­ment avec les jou­ets qu’ils ont ?

Le fait de pos­séder une voiture ou une poupée par­ticipe au résul­tat, mais la disponi­bil­ité matérielle n’explique évidem­ment qu’une part de ces dis­tinc­tions. Les par­ents jouent un rôle pri­mor­dial dans la social­i­sa­tion de genre pré­coce. Si leur rôle com­mence à être bien doc­u­men­té par les travaux exis­tants, c’est moins le cas de celui des frères et des sœurs dans la pra­tique. Or nos don­nées nous ont per­mis de nous ren­dre compte que les écarts sex­ués dans la fréquence à laque­lle les enfants d’une fratrie jouent aux poupées et aux voitures étaient plus élevés chez les aîné·es que chez les cadet·tes, comme si les aîné·es étaient « plus genré·es » !

Qu’est-ce qui explique cette dis­tinc­tion dans la social­i­sa­tion de genre entre les aîné·es et les cadet·tes ?

Sans doute le rôle d’entraînement que jouent les aîné·es auprès de leurs cadet·tes. Par exem­ple, les garçons cadets qui ont beau­coup de sœurs jouent bien plus à la poupée, et récipro­que­ment pour les filles qui ont des frères aînés avec les voitures.

Les aîné·es font donc par­ticiper leurs petit·es frères et sœurs aux jeux con­sid­érés comme étant de « leur sexe ». Cela entraîne chez leurs cadet·tes de l’autre sexe des pra­tiques ludiques plus atyp­iques du point de vue du genre. En fait, comme les par­ents passent plus de temps à jouer avec les aîné·es (notam­ment parce qu’ils ont moins de temps pour les suivant·es), les cadet·tes sont davan­tage laissé·es « seul·es » pour jouer, ce qui con­fère par con­séquent un rôle impor­tant aux grand·es frères et sœurs dans leur social­i­sa­tion de genre.

On peut donc dire qu’à l’âge de 2 ans, les enfants jouent déjà de manière dif­féren­ciée selon leur genre ?

Oui, à 2 ans, il y a déjà des écarts sex­ués très impor­tants qui vont avoir des effets sur la suite. Les jeux occu­pent une place cen­trale dans l’apprentissage des futurs rôles de sexe et des rap­ports entre les sex­es.

Le fait que la grande majorité des filles jouent à la poupée ou « au papa et à la maman » quo­ti­di­en­nement par­ticipe à l’intériorisation de dis­po­si­tions au care 44Ayant émergé dans les années 1980 dans le sil­lage de recherch­es fémin­istes états-uni­ennes, l’éthique du care – « soin » en anglais – désigne l’ensemble des visions, des sen­si­bil­ités et des gestes fondés sur le souci des autres, rôle le plus sou­vent assigné aux femmes. et de manières d’être « féminines » atten­dues du rôle de mère. Les garçons, eux, avec leurs jeux de voitures, appren­nent à être davan­tage tournés vers le mou­ve­ment, l’extérieur, le pub­lic, con­traire­ment à la sphère privée à laque­lle les femmes sont assignées. La social­i­sa­tion de genre, c’est cela : la for­ma­tion de dis­po­si­tions gen­rées, qui vont être atten­dues et val­orisées chez les filles et les garçons.

Avec la dessi­na­trice Lisa Man­del, vous avez suivi deux class­es de CE1 et de CM2 de Seine-Saint-Denis pen­dant l’élection prési­den­tielle de 2017. De cette expéri­ence, vous avez tiré une bande dess­inée, Préz­iziden­tielle (Cast­er­man, 2017). En 2018, au début du mou­ve­ment des gilets jaunes, vous êtes retournée voir ces enfants, qu’avez-vous con­staté ?

J’avais enten­du par­ler des enfants qui jouaient aux gilets jaunes dans les cours de récréa­tion. J’ai donc voulu retourn­er dans cette école pri­maire publique de Seine-Saint-Denis, où j’ai mené l’enquête avec trois class­es de CM1 et de CM2. J’ai réal­isé des entre­tiens avec les enfants et leur ai demandé de répon­dre à un ques­tion­naire dans lequel il y avait une ques­tion sur ce jeu des gilets jaunes. Avec un engoue­ment plutôt mas­culin, ce jeu de bagarre con­sis­tait pour les CRS à taper les gilets jaunes, et récipro­que­ment. Lors des entre­tiens, les enfants m’ont fait remar­quer une erreur : j’avais oublié les casseur·euses !

Les filles jouaient moins, mais elles m’ont expliqué que les garçons monop­o­li­saient les rôles de policiers. Celles qui jouaient dis­aient qu’elles étaient gilets jaunes depuis un an et ne deve­naient pas poli­cières car elles n’arrivaient pas à chang­er de rôle. Elles m’expliquaient avoir essayé mais que « ça ne mar­chait pas », que les garçons « [avaient] l’habitude de taper des filles » ou encore « qu’ils ne [s’entendaient] pas entre garçons et filles »… On retrou­ve donc dans ces jeux enfan­tins une divi­sion sex­uée des rôles soci­aux.


« Quand les enfants jouent “au papa et à la maman”, ils ne cessent de repro­duire un ordre hétéro­sex­uel. »

Julie Pagis

En fait, les enfants sont très con­ser­va­teurs…

Les enfants par­ticipent à con­stru­ire l’ordre du genre. Quand ils jouent « au papa et à la maman » ou « au bébé », ils ne cessent de repro­duire un ordre hétéro­sex­uel. Mais ils ne sont pas con­ser­va­teurs de manière innée ! Dans les groupes d’ami·es, on a pu observ­er que les enfants sont très durs entre eux par rap­port à toute déviance de l’ordre du genre. Comme ils doivent s’y con­former sous peine de sanc­tion de la part des cama­rades, il y a une soumis­sion très forte à cet ordre hétéro­sex­uel et de genre, ce qu’on retrou­ve beau­coup dans les travaux de recherche du soci­o­logue Kévin Diter 5Kevin Diter a soutenu une thèse en 2019 inti­t­ulée « L’enfance des sen­ti­ments. La con­struc­tion et l’intériorisation des règles des sen­ti­ments affec­tifs et amoureux chez les enfants de 6 à 11 ans ». sur la social­i­sa­tion à l’amour chez les enfants.

Quand on les fait dessin­er, une rela­tion amoureuse est une rela­tion hétéro­sex­uelle. Dans cette social­i­sa­tion, il y a le rôle des groupes de pair·es et des adultes, comme les animateur·ices au cen­tre de loisirs qui ne pro­posent pas les mêmes jeux aux garçons et aux filles, et les lais­sent par exem­ple s’inscrire dans des activ­ités qui val­orisent la com­péti­tion et le côté con­flictuel pour les garçons, et des activ­ités qui val­orisent le calme, la patience et l’esthétique pour les filles.

Peut-on espér­er que les choses évolu­ent et que le jeu devi­enne moins gen­ré ?

Dans les faits, ce n’est pas le cas, du moins à l’échelle de la société française. Les écarts sex­ués restent énormes. Et même si les envies et les représen­ta­tions de cer­tains par­ents peu­vent bouger, la social­i­sa­tion n’est pas l’éducation. L’éducation est la part explicite de la social­i­sa­tion, la part émergée de l’iceberg. Tout ce qui est sous l’eau passe par des choses dont on n’a pas for­cé­ment con­science.

Cer­tains par­ents vont offrir une poupée noire à leur enfant, ou des voitures à leur fille, mais quels mod­èles don­nent-ils eux-mêmes dans leurs pra­tiques parentales et con­ju­gales ? S’ils promeu­vent des normes fémin­istes, alors que con­crète­ment, dans les cou­ples hétéro­sex­uels, c’est papa qui tra­vaille et maman qui fait plus sou­vent la cui­sine, le ménage et qui s’occupe des enfants : ce sont les caté­gories de l’expérience dont ils sont témoins que les enfants vont intéri­oris­er. Il ne suf­fit donc pas d’offrir un jeu stéréo­typé de l’autre sexe ou d’avoir un dis­cours pro­gres­siste : les enfants ne chang­eront pas par les seuls mots.

Mais pour finir sur une note plus opti­miste, je veux soulign­er la vitesse à laque­lle les représen­ta­tions du genre et de la sex­u­al­ité bougent chez les adolescent·es ces dernières années. Au col­lège, dès la six­ième, les enfants se poli­tisent doré­na­vant sur ces ques­tions. Il y a un rap­port moins stricte­ment binaire au genre et je pense que ça va avoir des effets sur leurs pra­tiques et sur ce qu’ils trans­met­tront à leur tour à leurs pro­pres enfants. •

Entre­tien réal­isé par visio­con­férence le 25 avril 2022 par Léa Mormin-Chau­vac

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    Abi­gail Bour­guignon, Kevin Diter, Hol­ly Har­gis, Wil­fried Lig­nier, Hélène Oehmichen et Julien Vitores.
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    Étude lon­gi­tu­di­nale française depuis l’enfance, disponible sur elfe-france.fr
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    82 % des filles jouent sou­vent ou tous les jours à la poupée con­tre 18 % des garçons de 2 ans ; ces chiffres sont de 32 % et 89 % pour les voitures.
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    Ayant émergé dans les années 1980 dans le sil­lage de recherch­es fémin­istes états-uni­ennes, l’éthique du care – « soin » en anglais – désigne l’ensemble des visions, des sen­si­bil­ités et des gestes fondés sur le souci des autres, rôle le plus sou­vent assigné aux femmes.
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    Kevin Diter a soutenu une thèse en 2019 inti­t­ulée « L’enfance des sen­ti­ments. La con­struc­tion et l’intériorisation des règles des sen­ti­ments affec­tifs et amoureux chez les enfants de 6 à 11 ans ».
Léa Mormin-Chauvac

Journaliste et autrice, elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Entre la Martinique et l’Hexagone, elle travaille notamment sur les mouvements féministes noirs et postcoloniaux. Voir tous ses articles

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