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Le féminisme n’est-il qu’une affaire de femmes ?

Les femmes ne sont pas les seules à souf­frir du patri­ar­cat : les hommes vic­times de vio­lences sex­uelles, homo­phobes ou trans­pho­bes, ou encore les per­son­nes non binaires en subis­sent aus­si les effets néfastes. Mais, s’interroge dans cette chronique la philosophe Manon Gar­cia, à élargir le spec­tre des groupes opprimés, ne perd-on pas de vue le sujet poli­tique du fémin­isme ?
Publié le 17/10/2023

Modifié le 16/01/2025

Mock-up Chronique Manon Garcia « le féminisme n'est-il qu'une affaire de femmes ? » - La Déferlante 12

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.

Depuis une dizaine d’années, on voit resur­gir en France, sous dif­férentes modal­ités, la reven­di­ca­tion par des femmes d’une dif­férence fon­da­men­tale entre hommes et femmes.

Qu’elle vienne des catholiques tra­di­tion­al­istes de la revue Lim­ite, revendi­quant un « fémin­isme inté­gral », ou des militant·es con­tre les droits des per­son­nes trans, une cer­taine obses­sion pour l’essence de la féminité – pour­tant déjà ridi­culisée par Simone de Beau­voir en 1949 – laisse enten­dre que, comme il y a « femme » dans « fémin­isme », toute exal­ta­tion de sup­posées ver­tus féminines ou d’une nature fémi­nine serait fémin­iste.

D’un autre côté, les vio­lences homo­phobes, trans­pho­bes, ou l’inceste, dont les garçons sont aus­si vic­times, mon­trent que les souf­frances causées par le patri­ar­cat ne con­cer­nent pas que les femmes. Les études sur les mas­culin­ités nous invi­tent d’ailleurs à dif­férenci­er les social­i­sa­tions au sein du groupe dom­i­nant des hommes. La soci­o­logue aus­trali­enne Raewyn Con­nell dis­tingue ain­si qua­tre types de mas­culin­ités, de la plus puis­sante à la plus opprimée : en haut de la pyra­mide, la mas­culin­ité hégé­monique, puis la mas­culin­ité com­plice qui, sans avoir les qual­ités req­ui­s­es de la pre­mière, en béné­fi­cie. En dessous, la mas­culin­ité mar­gin­al­isée, con­sti­tuée par des hommes qui souscrivent aux normes de leur genre mais sont exclus de la mas­culin­ité pour des raisons de race ou de classe, et la mas­culin­ité sub­or­don­née, qui, elle, car­ac­térise les hommes dont les qual­ités sont en oppo­si­tion aux normes hégé­moniques – par exem­ple, cer­tains hommes gay con­sid­érés comme « féminins ». Il ne fait pas de doute que les per­son­nes qui appar­ti­en­nent à ces deux dernières caté­gories souf­frent des normes patri­ar­cales. Et sans doute que les hommes « alpha », ceux qui ren­trent bien dans les cas­es de cette mas­culin­ité hégé­monique, souf­frent eux-mêmes des injonc­tions per­ma­nentes à l’absence d’émotions, au courage, à la vio­lence.

Le féminisme, un produit du patriarcat ?

 

Enfin, nom­bre de théorici­ennes ont mon­tré que le bina­risme de genre (c’est-à-dire l’idée qu’il y aurait deux sex­es et seule­ment deux, les femmes et les hommes) était lui-même un effet du patri­ar­cat, si bien que les per­son­nes non binaires en sont elles aus­si des vic­times.

Entre l’hypothèse essen­tial­iste, à tra­vers laque­lle des femmes de droite pro­fondé­ment con­ser­va­tri­ces s’approprient le fémin­isme en en faisant sim­ple­ment un mou­ve­ment val­orisant le « féminin », et le con­stat man­i­feste que le patri­ar­cat nuit aus­si à beau­coup de per­son­nes qui ne sont pas des femmes, a‑t-on tou­jours rai­son de définir le fémin­isme – comme je le fais dans mes travaux, et beau­coup d’autres avant moi – comme une lutte con­tre le patri­ar­cat, enten­du comme sys­tème social d’oppression des femmes par les hommes ? Le fémin­isme n’est-il qu’une affaire de femmes ?

Cette ques­tion devient encore plus urgente lorsque l’on se demande qui sont les femmes que le fémin­isme devrait défendre. Les intel­lectuelles de la troisième vague, de l’afroféministe bell hooks à la penseuse queer Judith But­ler, en pas­sant par la théorici­enne indi­enne Gay­a­tri Spi­vak, spé­cial­iste en études post­colo­niales (1), ou la philosophe fémin­iste antiraciste Eliz­a­beth Spel­man, ont remis en ques­tion l’uniformité du sujet du fémin­isme. La diver­sité des expéri­ences, des cul­tures, des races, des class­es, fait qu’on peut avoir de sérieux doutes sur la pos­si­bil­ité d’un « nous, les femmes » qui regroupe effec­tive­ment toutes les femmes. Être une femme blanche, bour­geoise et valide, ce n’est pas la même chose qu’être une femme noire bour­geoise, ou une femme blanche pau­vre, etc.

En attendant la fin de la binarité de genre

 

Et puis, à par­ler de « femmes », n’accrédite-t-on pas l’idée que la bina­rité femmes/hommes tient d’une dif­férence naturelle ? À moins de dire explicite­ment, comme le fait Gay­a­tri Spi­vak, que cet essen­tial­isme est « stratégique », et que l’usage de la caté­gorie « femme » n’a pour seule fin que d’unifier le com­bat fémin­iste, est-ce que le fait même de par­ler de fémin­isme n’est pas, encore, un pro­duit du patri­ar­cat ?

Ce fais­ceau de ques­tion­nements con­duit certain·es fémin­istes, comme Robin Dem­broff, professeur·e de philoso­phie à Yale, à rejeter la déf­i­ni­tion du patri­ar­cat comme oppres­sion des femmes par les hommes, notam­ment parce que cette déf­i­ni­tion recon­duirait une bina­rité patri­ar­cale et fausse. Iel souligne le fait que les hommes et les per­son­nes non binaires peu­vent subir des injus­tices de genre, et les femmes elles-mêmes en com­met­tre. Mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir à l’esprit que cette rhé­torique sur la dif­fi­culté d’être un homme est au cœur des posi­tions les plus antifémin­istes et du ter­ror­isme mas­culin­iste des « incels (2) » les plus rad­i­caux. Est-ce que, en élar­gis­sant le groupe de celleux que le fémin­isme défend, on ne risque pas de per­dre de vue que la société est tra­ver­sée par des injus­tices sys­té­ma­tiques faites aux femmes par les hommes ?

Ma réponse pour l’instant est que le tra­vail de lutte con­tre les oppres­sions est un tra­vail col­lec­tif, dans lequel il est utile que cohab­itent des analy­ses pure­ment fémin­istes (c’est-à-dire anti-patri­ar­cales et focal­isées sur les injus­tices faites aux femmes) et d’autres analy­ses qui com­bat­tent les oppres­sions liées au genre en général.

Peut-être que la pul­véri­sa­tion – bien­v­enue – de la bina­rité de genre et les luttes con­tre les injus­tices de genre nous per­me­t­tront un jour d’abandonner le cœur léger le terme même de « fémin­isme ». Je le souhaite, mais je n’y suis pas encore.

Philosophe fémin­iste, Manon Gar­cia enseigne la philoso­phie morale et poli­tique à l’université libre de Berlin. Elle a dirigé l’anthologie Philoso­phie fémin­iste. Patri­ar­cat, savoirs, jus­tice (Vrin, 2021). Cette chronique est la dernière d’une série de qua­tre.

 

 

 


(1) Lire l’article « Écouter les dom­inées » con­sacré à Gay­a­tri Spi­vak dans La Défer­lante n°2 (juin 2021).

(2) Les incels (diminu­tif de invol­un­tary celi­bates, « céli­bataires involon­taires ») sont des hommes qui s’estiment exclus, con­tre leur gré, du marché de la con­ju­gal­ité ou de la sex­u­al­ité. Organ­isés en com­mu­nautés en ligne, ils mul­ti­plient les dis­cours de vio­lence envers les femmes et les fémin­istes. Cer­tains d’entre eux ont per­pétré des tueries, comme à Isla Vista (2014) et Atlanta (2021), aux États-Unis, ou encore Toron­to (2018), au Cana­da.

Manon Garcia

Philosophe féministe, elle enseigne la philosophie morale et politique à la Freie Universität de Berlin, en Allemagne. Elle a dirigé une anthologie de philosophie féministe intitulée *Philosophie féministe : Patriarcat, savoirs, justice *(Vrin, 2021). Voir tous ses articles

Rêver : la révolte des imaginaires

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.


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