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Le féminisme est-il soluble dans le capitalisme ?

Faut-il détru­ire le sys­tème cap­i­tal­iste, pour mieux répar­tir les richess­es ? Les mou­ve­ments fémin­istes ont des visions dif­férentes sur les moyens d’arriver à l’égalité de genre et la fin du patri­ar­cat. Trois fémin­istes de généra­tions et d’horizons dif­férents, Léa Leje­une, Suzy Rojt­man et Fati­ma Ouas­sak, en débat­tent pour La Défer­lante.
Publié le 11/04/2023

Modifié le 16/01/2025

Mock-up Débat « Le féminisme est-il soluble dans le capitalisme ? » signée Elise Thiébaut
Le fémin­isme est-il sol­u­ble dans le cap­i­tal­isme ? — La Défer­lante n°10 Danser © Vio­laine Leroy

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°10 Danser, de mai 2023. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.
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Léa Leje­une est jour­nal­iste et essay­iste. Elle a cofondé l’association fémin­iste Prenons la une, et a siégé deux ans au Haut Con­seil à l’égalité femmes-hommes (HCE). En 2021, elle a créé Plan Cash, un média fémin­iste d’éducation et de for­ma­tion à l’économie et à l’investissement.

Elle est l’autrice de Fémin­isme wash­ing. Quand les entre­pris­es récupèrent la cause des femmes, paru au Seuil en 2021.

Fati­ma Ouas­sak, poli­to­logue et mil­i­tante, a cofondé l’association Front de mères et la mai­son d’écologie pop­u­laire Ver­drag­on à Bag­no­let. Elle est l’autrice de La Puis­sance des mères. Pour un nou­veau sujet révo­lu­tion­naire (2021), et de Pour une écolo­gie pirate. Et nous serons libres (2023), aux édi­tions La Décou­verte.

Suzy Rojt­man est une mil­i­tante trot­skiste et fémin­iste depuis les années 1970. En 1985, elle a cofondé le Col­lec­tif fémin­iste con­tre le viol (CFCV). Aujourd’hui porte-parole du Col­lec­tif nation­al pour les droits des femmes (CNDF), elle a coor­don­né l’ouvrage Fémin­istes. Luttes de femmes, lutte de class­es paru en 2022 aux édi­tions Syllepse.

Suzy Rojt­man, vous avez vécu les grandes heures du fémin­isme des années 1970 au sein d’un mou­ve­ment d’extrême gauche – la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire, que vous avez quit­tée en 1978 – qui plaçait la lutte des class­es au cen­tre de son com­bat. Com­ment arti­c­uliez-vous ce com­bat avec votre engage­ment fémin­iste ?

SUZY ROJTMAN Dans les années 1970, j’avais moins de 20 ans, et à cette époque, on était vrai­ment très marx­istes. Quand est arrivé le mou­ve­ment fémin­iste, on a com­mencé à com­bin­er nos com­bats poli­tiques à des sujets de lutte comme l’avortement, la con­tra­cep­tion ou les vio­lences, en vue d’une grande révo­lu­tion sociale qu’on pen­sait alors immi­nente. Les organ­i­sa­tions d’extrême gauche ont par­fois com­pris l’importance des luttes fémin­istes, par­fois non, mais pour tout dire, on ne leur a pas trop demandé l’autorisation, même s’il y a eu des débats. La lutte de class­es était très impor­tante pour nous : on allait sur le ter­rain lors des grandes grèves, des mou­ve­ments soci­aux, des luttes syn­di­cales. On a du mal à l’imaginer aujourd’hui, mais dans les années 1970, il y avait un « groupe femmes » à Renault-Bil­lan­court, aux Chèques postaux, au min­istère des Finances, au Crédit lyon­nais, etc. Il y a même eu la créa­tion, en 1983, d’une Coor­di­na­tion européenne des femmes¹. Et on n’avait pas Inter­net !

En 1985, j’ai par­ticipé à la créa­tion du Col­lec­tif fémin­iste con­tre le viol (CFCV). C’était une péri­ode où le mou­ve­ment fémin­iste s’ancrait, créait des out­ils pour devenir pérenne, notam­ment dans la lutte con­tre les vio­lences sex­istes et sex­uelles. Nous avons aus­si dû nous bat­tre, à par­tir de 1987, con­tre les attaques de clin­iques ou d’hôpitaux par des com­man­dos anti-avorte­ment, ce qui a débouché sur la créa­tion de la Coor­di­na­tion des asso­ci­a­tions pour le droit à l’avortement et à la con­tra­cep­tion (Cadac). Et enfin, il y a le grand mou­ve­ment social de 1995², auquel les fémin­istes ont large­ment con­tribué. Cette dynamique a entraîné la créa­tion, en 1996, du Col­lec­tif nation­al pour les droits des femmes (CNDF), qui réu­nis­sait des asso­ci­a­tions fémin­istes, des syn­di­cats et des par­tis de gauche et d’extrême gauche – un nou­veau mode de struc­tura­tion par rap­port aux « groupes femmes » des années 1970.

Léa Leje­une, vous avez été jour­nal­iste au mag­a­zine Chal­lenges, réputé être, idéologique­ment, plutôt du côté du patronat. De votre côté aus­si, com­ment com­biniez-vous cela avec vos con­vic­tions fémin­istes ?

LÉA LEJEUNE À Chal­lenges, on pour­rait dire que j’ai fait de l’entrisme pour essay­er de com­pren­dre com­ment ça fonc­tion­nait du côté de la dom­i­na­tion. Je voulais tra­vailler à l’intersection du fémin­isme et de l’économie, mais je me suis ren­du compte que mon boulot ser­vait à appren­dre à des hommes blancs et rich­es de plus de 60 ans à devenir encore plus rich­es. Alors que mon objec­tif, c’était d’apprendre aux femmes, et notam­ment à celles issues des minorités, à amélior­er leur sit­u­a­tion économique, à ne pas dépen­dre d’un homme.

Pour moi, la lutte fémin­iste ne repose pas unique­ment sur les sujets qui ont été large­ment abor­dés par ma généra­tion ces derniers temps, c’est-à-dire le corps et l’intimité, mais aus­si sur des enjeux d’économie, de tra­vail ménag­er, de répar­ti­tion des richess­es. J’ai creusé ces ques­tions au sein du col­lec­tif de jour­nal­istes fémin­istes Prenons la une, puis au Haut Con­seil à l’égalité femmes-hommes. On a par exem­ple obtenu l’égalité d’accès au con­gé mater­nité pour les femmes pigistes par rap­port aux salariées alors qu’aucun des syn­di­cats tra­di­tion­nels n’avait mis ça à l’ordre du jour. Ensuite, j’ai écrit Fémin­isme wash­ing [Seuil, 2022], sur les entre­pris­es et les gou­verne­ments qui se pré­ten­dent fémin­istes sans s’en don­ner les moyens : les trois quarts du temps, c’est de la com­mu­ni­ca­tion et du mar­ket­ing pur, sans respect des droits des femmes en interne. Je suis cri­tique du cap­i­tal­isme actuel, con­tre le fémin­isme libéral [lire encadré page 117], mais pas ant­i­cap­i­tal­iste. Mon approche est très prag­ma­tique : est-ce que les entre­pris­es per­me­t­tent aux femmes de béné­fici­er de garde d’enfants ? Est-ce qu’elles se bat­tent pour l’allongement du con­gé pater­nité et pour l’égalité salar­i­ale à tous les niveaux ? Sur ces ques­tions, par ailleurs, tout est conçu pour les femmes cadres. Il faut aus­si inté­gr­er une per­spec­tive inter­sec­tion­nelle, et se deman­der, par exem­ple, com­ment arrêter de pro­pos­er des horaires le matin avant 8 heures et le soir après 18 heures à des femmes de ménage qui, avec ces temps par­tiels en horaires décalés, ne peu­vent même plus s’occuper de leurs enfants.


« La lutte fémin­iste ne repose pas unique­ment sur le corps et l’intimité, mais aus­si sur des enjeux d’économie, de tra­vail ménag­er, de répar­ti­tion des richess­es. »

Léa Leje­une


Fati­ma Ouas­sak, en tant que mil­i­tante fémin­iste, antiraciste et écol­o­giste de ter­rain, com­ment vous posi­tion­nez-vous sur cette ques­tion : le fémin­isme est-il sol­u­ble dans le cap­i­tal­isme ?

FATIMA OUASSAK Ma per­spec­tive est finale­ment assez clas­sique : je défends l’égale dig­nité humaine. Je me bats donc con­tre tous les sys­tèmes d’oppression et pour la lib­erté, que nous devons arracher au sys­tème cap­i­tal­iste, patri­ar­cal, colo­nial et raciste. Dans ce con­texte, je ne peux qu’être ant­i­cap­i­tal­iste puisque je con­sid­ère que ce sys­tème ne pro­duit que des rap­ports de dom­i­na­tion. Le prag­ma­tisme, c’est aus­si une posi­tion idéologique. Certes, je pra­tique une forme de prag­ma­tisme dans mon engage­ment écol­o­giste, sur les ques­tions de l’alternative végé­tari­enne dans les can­tines sco­laires et de la pol­lu­tion dans ma ville, à Bag­no­let [Seine-Saint-Denis]. Même si ce sont de petits sujets locaux, pour moi cette lutte doit être fon­da­men­tale­ment ant­i­cap­i­tal­iste. Cela n’aurait pas de sens autrement, alors qu’on sait très bien que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique est dû au sys­tème cap­i­tal­iste. Je veux le meilleur pour mes enfants et mes petits-enfants. Je ne vois pas com­ment on peut défendre un pro­jet pro­gres­siste, un pro­jet de gauche en défen­dant cer­tains aspects du cap­i­tal­isme et pas d’autres, alors que son fonde­ment même est la dom­i­na­tion et les iné­gal­ités de gen­res, de races, de ter­ri­toires. Dans l’intersectionnalité définie par Kim­ber­lé Cren­shaw³, la ques­tion raciale est mise au cen­tre.

SUZY ROJTMAN Au sujet de l’intersectionnalité, je trou­ve que l’on assiste à l’heure actuelle dans le mou­ve­ment fémin­iste à une espèce de dévoiement de cette notion, en la réduisant à une imbri­ca­tion des iden­tités, à quelque chose de très indi­vid­u­al­iste, au lieu de l’inscrire dans des rap­ports de dom­i­na­tion. Au début des années 1980, avant Kim­ber­lé Cren­shaw, une soci­o­logue française, Danièle Ker­goat, a théorisé dans une per­spec­tive matéri­al­iste l’imbrication des rap­ports de dom­i­na­tion de sexe (on ne par­lait pas de genre à l’époque) et des rap­ports de pro­duc­tion cap­i­tal­istes et l’a appelée la « con­sub­stan­tial­ité ». Dans le mou­ve­ment fémin­iste d’extrême gauche, on a tou­jours été engagées dans les luttes antiracistes et anti­colo­nial­istes. Après la guerre d’Algérie et Mai 1968, ça pas­sait par le sou­tien aux tra­vailleurs immi­grés, qui étaient en majorité des hommes, avec pour mot d’ordre « Même patron, même com­bat ». Et il ne faut pas oubli­er toutes les fémin­istes qui se sont engagées auprès du FLN pen­dant la guerre d’Algérie, qui ont été por­teuses de valis­es⁴.

Il y a aus­si eu beau­coup de femmes immi­grées dans les années 1970–1980 qui se sont auto-organ­isées. On cite sou­vent Ger­ty Dambury⁵ et la Coor­di­na­tion des femmes noires, créée en 1976, qui lut­taient déjà con­tre les oppres­sions liées au genre, à la classe, à la race et à l’immigration. Mais il y a eu aus­si des groupes de fémin­istes maghrébines, des lati­no-améri­caines en lutte con­tre les dic­tatures en Amérique du Sud, ou encore la créa­tion en 1984 du Col­lec­tif fémin­iste con­tre le racisme à la Mai­son des femmes de Paris pour soutenir les femmes immi­grées, réfugiées, exilées, favoris­er le regroupe­ment famil­ial et soutenir les luttes de libéra­tion sur le plan inter­na­tion­al.

FATIMA OUASSAK En par­lant des fémin­istes anti­colo­nial­istes por­teuses de valis­es, il ne faut pas oubli­er des fig­ures comme Gisèle Hal­i­mi ou Djami­la Bouhired⁶, qui posent la ques­tion raciale et colo­niale dès les années 1960. Tu fais le procès de l’intersectionnalité alors que ce n’est pas l’intersectionnalité qui est respon­s­able de ce que tu sem­bles dénon­cer. Il faut plutôt s’en pren­dre au fémin­isme libéral, pour sa com­pat­i­bil­ité avec le cap­i­tal­isme, et au fémona­tion­al­is­me⁷, qui peut être com­pat­i­ble même avec le fas­cisme. La colonisationn’existe que parce qu’il y a une entre­prise cap­i­tal­iste, ces deux sys­tèmes sont intrin­sèque­ment liés. Là où je te rejoins, c’est sur le fait d’envisager la ques­tion fémin­iste au prisme des con­di­tions matérielles d’existence et de ne pas se con­tenter de par­ler de ce qui relève du socié­tal – avec des ter­mes qui ne veu­lent pas dire grand-chose, comme « la diver­sité ». Être une femme de classe pop­u­laire, migrante, Gilet jaune, sans papiers, ça a des impli­ca­tions con­crètes sur son sort et celui de ses enfants, sur ce qu’on a à manger, sur la fin du mois, sur sa dig­nité.

Pos­er la ques­tion des con­di­tions matérielles d’existence, ça per­met de par­ler de femmes mis­es au tra­vail, par le sys­tème cap­i­tal­iste, sur des boulots pré­caires, à temps par­tiel. On a des secteurs d’activité com­plète­ment gen­rés et eth­ni­cisés comme le ménage, le soin, la garde d’enfants et là, la ques­tion de l’égalité salar­i­ale ne se pose pas : elles sont toutes payées pareil, elles ne sont pas du tout dis­crim­inées dans l’accès à l’emploi.

Léa Leje­une, vous militez pour un cap­i­tal­isme régulé, en quoi cela con­siste-t-il ? Est-ce pos­si­ble d’avoir un cap­i­tal­isme juste, social, fémin­iste ?

LÉA LEJEUNE Le cap­i­tal­isme, effec­tive­ment, s’est con­stru­it sur l’exploitation des femmes et des minorités. Dans Le Dîn­er d’Adam Smith. Com­ment le libéral­isme a zap­pé les femmes et pourquoi c’est un gros prob­lème [Les Arènes, 2019], la jour­nal­iste sué­doise Katrine Marçal racon­te com­ment le philosophe et écon­o­miste du xvi­i­ie siè­cle Adam Smith a élaboré sa célèbre théorie de la main invis­i­ble, selon laque­lle la pour­suite d’intérêts indi­vidu­els con­tribue au bien-être col­lec­tif, sans jamais tenir compte du fait que c’était sa mère qui lui pré­parait ses repas, qui fai­sait les cours­es pour lui, qui net­toy­ait le logis et fai­sait qu’il pou­vait dis­pos­er de tout le temps de cerveau disponible dont il avait besoin. Une réal­ité qui est encore val­able aujourd’hui puisque le tra­vail ménag­er, assuré aux trois quarts par des femmes, n’est jamais pris en compte dans le cal­cul du PIB.


« Toute la force du sys­tème cap­i­tal­iste, c’est qu’il est sexy. Ça brille de partout. Le cap­i­tal­isme, quand on en prof­ite, c’est vicieux, ça ren­dre dans nos intim­ités, nos goûts, nos choix »

Fati­ma Ouas­sak


Mais pour moi, le cap­i­tal­isme n’est pas for­cé­ment cela. Dans son ouvrage L’Économie fémin­iste, Pourquoi la sci­ence économique a besoin du fémin­isme et vice ver­sa [Press­es de Sci­ences Po, 2020], Hélène Périv­i­er reprend le proces­sus de la con­struc­tion du cap­i­tal­isme his­torique­ment, et mon­tre que ce qui est incom­pat­i­ble avec le fémin­isme, ce n’est pas for­cé­ment le cap­i­tal­isme, mais le libéral­isme et le néolibéral­isme, c’est-à-dire la com­péti­tion, l’idée de con­som­mer tou­jours plus, l’obsession de la crois­sance – des « lib­ertés » qui pri­ment sur les droits con­crets, sur la sol­i­dar­ité et sur les moyens de sub­sis­tance. Je pense qu’un cap­i­tal­isme très régulé, per­me­t­tant une redis­tri­b­u­tion des richess­es grâce à l’impôt, est pos­si­ble. Évidem­ment, ce n’est pas une démarche révo­lu­tion­naire, mais je crois à une économie du bien com­mun très encadrée, qui passe par une aug­men­ta­tion mas­sive des salaires du secteur du « care⁸ », par la prise en compte de la dette envers les pays qui ont été colonisés, par la compt­abil­i­sa­tion du tra­vail ménag­er dans le PIB.

SUZY ROJTMAN Cet âge d’or d’un cap­i­tal­isme redis­trib­u­tif, Léa, je crois qu’il n’a jamais existé. Le fonde­ment du cap­i­tal­isme, c’est l’extorsion de la plus-val­ue, la crois­sance max­i­mum du prof­it. La régu­la­tion n’a pra­tique­ment jamais existé, sauf peut-être dans la tête du Con­seil nation­al de la Résis­tance, après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, avec la créa­tion de la Sécu­rité sociale. Par ailleurs, je ne crois pas beau­coup à une forme de social-démoc­ra­tie de la redis­tri­b­u­tion. On par­le beau­coup du mod­èle scan­di­nave, mais actuelle­ment, l’extrême droite est au pou­voir en Suède… Cela dit, je com­prends qu’on hésite, parce qu’il n’existe aucun mod­èle que l’on pour­rait suiv­re à l’heure actuelle, ni la Chine ni Cuba et encore moins la Corée du Nord ou la Russie. On est orphe­lins et orphe­lines de quelque chose.

FATIMA OUASSAK Pour ma part, cela ne m’intéresse pas de réfléchir à l’égalité ou à la lib­erté dans le cadre de l’État-nation, donc quand je dis « les femmes », je dis « les femmes du monde entier » et pas « les femmes blanch­es bour­geois­es de France ». Je pense le fémin­isme et l’anticapitalisme à l’échelle du monde, dans le cadre d’un pro­jet inter­na­tion­al­iste. Cela sup­pose de s’interroger : quand on béné­fi­cie d’un dis­posi­tif en France, quel est son impact en Chine, au Nige­ria, en Algérie, ou encore au Brésil chez les peu­ples autochtones d’Amazonie ? Quand on con­somme ceci ou cela, quand on dis­pose d’un cer­tain con­fort ici en France, est-ce que cela ne s’appuie pas sur du sang et des larmes ? Même si c’est à l’autre bout du monde, même s’il s’agit du sang et des larmes de femmes non blanch­es, c’est notre dig­nité qui est touchée. Il me sem­ble que cette his­toire de cap­i­tal­isme régulé, ça n’arrange pas les affaires de nos amies africaines ou de nos cama­rades asi­a­tiques.

LÉA LEJEUNE De fait, c’est dans le cap­i­tal­isme régulé que s’inscrit la loi sur la respon­s­abil­ité des multi­na­tionales après l’effondrement du Rana Plaza⁹ au Bangladesh. Les entre­pris­es doivent désor­mais véri­fi­er com­ment sont traitées toutes les per­son­nes qu’elles font tra­vailler pour pro­duire les vête­ments ou les pro­duits qu’elles vendent, qu’elles les embauchent elles-mêmes ou indi­recte­ment, par leurs sous-trai­tants. D’accord, la loi n’est pas appliquée, mais c’est de cela que ça relève.

SUZY ROJTMAN Je trou­ve que tu car­i­ca­tures nos posi­tions, Fati­ma, en par­lant de Blanch­es, de Blancs. Moi je suis juive. Toute ma famille, du côté de mon père et du côté de ma mère, a été déportée pen­dant la guerre. Je com­prends ce que tu veux dire, le con­cept de race sociale, etc., mais je viens d’un courant poli­tique, le trot­skisme, qui a tou­jours été anti­colo­nial­iste, et je pense qu’on peut tout men­er de front. On a par exem­ple soutenu le com­bat des femmes de cham­bre de l’hôtel Ibis Batig­nolles¹⁰.

FATIMA OUASSAK Suzy, dans mon pro­pos, tu n’es pas visée en tant que per­son­ne. Les ter­mes « blanc » et « non-blanc » relèvent d’un vocab­u­laire de recherche large­ment doc­u­men­té dans les sci­ences sociales, asso­cié notam­ment à la notion d’intersectionnalité, juste­ment.

SUZY ROJTMAN D’accord. J’ai fait une mau­vaise inter­pré­ta­tion, tant mieux. Cela dit, on se rejoint sur la néces­sité d’un com­bat inter­na­tion­al­iste. Je tiens pour­tant à ajouter que ce com­bat inter­na­tion­al­iste, il se mène ici en France par rap­port aux per­son­nes racisées (bien que je n’aime pas beau­coup ce terme), mais aus­si dans les pays où des femmes sont opprimées et muselées. Je pense à ce qui se passe en Afghanistan, où les femmes en pren­nent plein la gueule, à ce qui se passe à l’heure actuelle en Iran et ce qui se passe par rap­port aux Kur­des. Et bien sûr aux femmes en Ukraine. Je trou­ve que les fémin­istes ne descen­dent pas assez dans la rue pour les soutenir.


« Dans le mou­ve­ment fémin­iste d’extrême gauche, on a tou­jours été engagées dans les luttes antiracistes et anti­colo­nial­istes. Il ne faut pas oubli­er toutes les fémin­istes qui se sont engagées auprès du FLN pen­dant la guerre d’Algérie, qui ont été por­teuses de valis­es. »

Suzy Rojt­man


FATIMA OUASSAK Oui, la ques­tion c’est com­ment on dis­cute, on débat et on rêve à l’échelle du monde.

SUZY ROJTMAN Le prob­lème, c’est qu’à l’heure actuelle je n’arrive plus à rêver.

FATIMA OUASSAK Mon hypothèse, c’est qu’on n’arrive pas à rêver parce qu’on se con­traint à l’espace nation­al ou, dans le meilleur des cas, européen. Or, pour abor­der l’urgence cli­ma­tique, il faut réfléchir à l’échelle de l’humanité.

SUZY ROJTMAN Je suis com­plète­ment d’accord, c’est évi­dent.

Peut-on tout de même utilis­er les out­ils du cap­i­tal­isme dans une per­spec­tive fémin­iste et ant­i­cap­i­tal­iste ?

SUZY ROJTMAN On pour­rait éventuelle­ment se tourn­er vers ce qui se pra­tique du côté de l’économie sociale et sol­idaire. Dans ces entre­pris­es, le patron ne peut pas gag­n­er plus de sept fois le smic, c’est un écart de revenus beau­coup plus faible qu’ailleurs. J’imagine que ça change les rap­ports de dom­i­na­tion. Si notre patron ne gagne pas beau­coup plus que nous, on est face à quelqu’un qui va avoir des modes de con­som­ma­tion et des façons de s’adresser à nous qui sont plus proches.

LÉA LEJEUNE Je pense que les out­ils du cap­i­tal­isme ne peu­vent pas le ren­vers­er, mais le rééquili­br­er. Prenons l’exemple des start-up, là où dans l’écosystème cap­i­tal­iste il y a le plus de dévoiement depuis dix ans. Dans ce secteur, des per­son­nes très aisées aident des jeunes qui ont des idées à créer des boîtes. Or, la grande majorité des start-up financées en France – mais ça vaut aus­si à l’international – le sont par des hommes, et ce sont celles qui ont le moins d’intérêt social.

Mais il y a aus­si des start-up qui se sont mon­tées dans la san­té sex­uelle, pour aider notam­ment à lut­ter con­tre l’endométriose ou con­tre les phénomènes liés à la ménopause. Pourquoi ? Parce que les labos n’en ont rien à faire, parce que la san­té publique ne finance plus ce genre de choses, parce que les grandes entre­pris­es ne s’en occu­pent pas. Autre exem­ple : Com­mune Col­iv­ing, qui est un sys­tème de colo­ca­tion pour les familles mono­parentales et les femmes qui ont été vic­times de vio­lences con­ju­gales. Ou encore les entre­pris­es con­tre le gaspillage ali­men­taire comme Too Good To Go, qui ont été mon­tées par des femmes. Et ça marche aus­si pour les ques­tions des minorités, comme le mon­tre le pro­jet Meet My Mama – un trai­teur qui met en valeur le savoir-faire culi­naire des femmes issues de l’immigration. Après, ça ne résout pas le prob­lème total du cap­i­tal­isme. C’est à la marge.

FATIMA OUASSAK Le cap­i­tal­isme ne fait pas du mal de la même manière à toutes les femmes. Il peut même être très prof­itable à cer­taines caté­gories de femmes, et pas seule­ment aux très rich­es. Toute la force du sys­tème cap­i­tal­iste, c’est qu’il est sexy. C’est des belles mar­ques, du loisir, du luxe, du temps, ça brille de partout. Pour cer­taines et cer­tains, plutôt en grand nom­bre, cela sig­ni­fie la san­té, la beauté, une espérance de vie plus élevée, etc. Le cap­i­tal­isme, quand on en prof­ite, c’est quelque chose de vicieux, qui ren­tre dans nos intim­ités, nos goûts, nos choix. C’est dif­fi­cile de pro­pos­er une alter­na­tive con­va­in­cante face à une telle puis­sance.

Et c’est pour ça, Léa, que j’entends com­plète­ment ta stratégie. Oui, je pense qu’on peut utilis­er les out­ils du cap­i­tal­isme pour le détru­ire donc je ne suis pas con­tre ces out­ils. Mais pour aller où ? Si là où tu veux aller, on n’est pas tous et toutes à égal­ité et libres, ça ne tient pas, ça ne m’intéresse pas. La ques­tion de la lib­erté est surtout pen­sée aujourd’hui comme quelque chose d’individuel. On a un peu per­du de vue l’idée qu’on n’est pas libre si les autres ne le sont pas. Par exem­ple, sur le sujet de la lib­erté de cir­culer, qui m’intéresse par­ti­c­ulière­ment, les per­son­nes qui peu­vent cir­culer sans entrav­es sont des hommes, blancs, qui ont de l’argent, c’est-à-dire des per­son­nes qui ont des priv­ilèges de classe, de genre et de race. On peut réus­sir à détru­ire le cap­i­tal­isme en se bat­tant ensem­ble – les organ­i­sa­tions fémin­istes, les organ­i­sa­tions ant­i­cap­i­tal­istes, les organ­i­sa­tions écol­o­gistes et les organ­i­sa­tions de défense des droits des per­son­nes migrantes – avec quelque chose qui nous est com­mun, qui est un droit fon­da­men­tal : la lib­erté de cir­culer. •

Débat mené en visio­con­férence le 16 jan­vi­er 2023 par Élise Thiébaut, autrice et jour­nal­iste, mem­bre du comité édi­to­r­i­al de La Défer­lante.


1. Cette asso­ci­a­tion inter­na­tionale a œuvré de 1983 à 1995 pour défendre les dis­po­si­tions les plus favor­ables aux femmes dans les direc­tives européennes.

2. Le 25 novem­bre 1995, en plein mou­ve­ment social con­tre le pro­jet de réforme des retraites du gou­verne­ment Jup­pé, les syn­di­cats rejoignent les organ­i­sa­tions fémin­istes dans la rue. Les grèves et les man­i­fes­ta­tions mas­sives dureront jusqu’à ce que, le 15 décem­bre 1995, le gou­verne­ment retire sa réforme.

3. Kim­ber­lé Cren­shaw, juriste et mil­i­tante afrofémin­iste états-uni­enne, a théorisé, en 1989 le con­cept d’intersectionnalité pour analyser les effets com­binés du racisme et du sex­isme subis par les femmes africaines-améri­caines.

4. Durant la guerre d’indépendance algéri­enne (1954–1962) les por­teurs et por­teuses de valis­es étaient des Français·es ou des Algérien·nes qui appor­taient clan­des­tine­ment leur sou­tien au Front de libéra­tion nationale (FLN).

5. Ger­ty Dambury est une poétesse et roman­cière guade­loupéenne engagée con­tre le racisme d’État. Mem­bre de la Coor­di­na­tion des femmes noires, elle fait aus­si par­tie du col­lec­tif Décolonis­er les arts.

6. Djami­la Bouhired, née en 1935, est une fig­ure de la lutte pour l’indépendance algéri­enne, arrêtée et tor­turée, con­damnée à mort puis graciée et libérée en 1962. Gisèle Hal­i­mi (1927–2020) est une avo­cate, mil­i­tante et femme poli­tique fran­co-tunisi­enne con­nue pour son engage­ment fémin­iste et ses com­bats anti­colo­nial­istes.

7. Théorisé par la soci­o­logue bri­tan­nique marx­iste Sara R. Far­ris, le fémona­tion­al­isme désigne l’instrumentalisation du fémin­isme à des fins racistes.

8. L’éthique du care désigne de manière glob­ale le souci et le soin accordés aux autres.

9. En 2013, à Dac­ca, au Bangladesh, l’immeuble Rana Plaza, qui abrite une usine de con­fec­tion, s’effondre, cau­sant la mort de 1 135 per­son­nes, et faisant 2 500 blessé·es. L’enquête révélera que les règles élé­men­taires de sécu­rité n’avaient pas été respec­tées, pas plus que les droits des employé·es, sous-payé·es et soumis·es à des cadences infer­nales pour sat­is­faire aux coûts bas exigés par les don­neurs d’ordres, de grandes mar­ques inter­na­tionales de prêt-à-porter.

10. En juil­let 2019, les femmes de cham­bre de l’hôtel Ibis Batig­nolles à Paris enta­ment une grève qui dur­era 22 mois pour réclamer de meilleures con­di­tions de tra­vail et de salaire. Leur lutte vic­to­rieuse est un sym­bole de la lutte des tra­vailleuses immi­grées et racisées pré­caires. L’une des grévistes, Rachel Keke (Lire La Défer­lante no 9, févri­er 2023), est élue députée en 2022.

Élise Thiébaut

Journaliste et autrice, elle a publié notamment Ceci est mon sang, petite histoire des règles (La Découverte, 2017) et L’Amazone verte, une biographie de Françoise d’Eaubonne (éditions Charleston, 2021). Elle dirige la collection « Nouvelles lunes » des éditions du Diable Vauvert, dédiée à l’écoféminisme. Voir tous ses articles

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°10 Danser, de mai 2023. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.
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