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Le consentement doit-il figurer dans la loi ?

Une propo­si­tion de loi inté­grant le non-con­sen­te­ment dans la déf­i­ni­tion du viol a été adop­tée mar­di 1er avril à l’Assemblée nationale. Quelques mois après le procès Mazan, ce change­ment dans la déf­i­ni­tion pénale du viol est sig­ni­fi­catif. Il fait écho à la ques­tion : l’ab­sence de con­sen­te­ment est-il un viol ? La philosophe Manon Gar­cia, l’avocate Élodie Tuail­lon-Hibon et la mil­i­tante Louise Delavier débat­tent de la déf­i­ni­tion de cette notion et de la place à lui don­ner dans le Code pénal.
Publié le 03/04/2025

Maya Mihindou. Dessinatrice, graphiste et photographe, elle a notamment illustré Contrechant, une anthologie de poèmes d’Audre Lorde (traduction du Collectif Cételle, Les Prouesses, 2023).
Dessin réal­isé par Maya Mihin­dou pour La Défer­lante.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 Dessin­er, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Louise Delavier est direc­trice des pro­grammes de l’association En avant toute(s), qui, depuis 2013, a pour objet la préven­tion con­tre les vio­lences sex­istes et sex­uelles à des­ti­na­tion des jeunes, notam­ment à tra­vers un tchat et le site inter­net CommentOnSAime.fr.

Manon Gar­cia est philosophe et pro­fesseure juniore à la Freie Uni­ver­sität de Berlin. Elle est l’autrice d’On ne naît pas soumise, on le devient (Flam­mar­i­on, 2018) puis de La Con­ver­sa­tion des sex­es. Philoso­phie du con­sen­te­ment (Flam­mar­i­on, 2021), dans lequel elle s’interroge sur la notion de con­sen­te­ment dans
la déf­i­ni­tion du viol.

Élodie Tuail­lon-Hibon est avo­cate au bar­reau de Paris, spé­cial­isée dans la défense des vic­times de vio­lences sex­uelles. Entre autres dossiers, elle a assisté une par­tie civile dans l’affaire Georges Tron et elle représente notam­ment Sophie Pat­ter­son-Spatz, qui a porté plainte pour viol con­tre Gérald Dar­manin.

« Qui ne dit mot con­sent » : dans une société tra­ver­sée par des dom­i­na­tions sys­témiques et entre­croisées, le proverbe sert encore sou­vent à dédouan­er ou à pro­téger les indi­vidus qui com­met­tent des agres­sions. Éty­mologique­ment, le mot « con­sen­tir » vient du latin cum et sen­tire, « sen­tir avec ». Il implique donc les sen­sa­tions, l’émotion, l’implicite, dans des cir­con­stances qui relèvent sou­vent de l’intime ou de la san­té. Dès 2002, la loi Kouch­n­er stip­ule que le con­sen­te­ment éclairé des patient·es doit être recueil­li pour tout acte médi­cal. Mais com­ment le définir pénale­ment ? Une absence de non, un oui vigoureux ? Et que faire de la pré­ten­due « zone grise », cet « entre-deux » où l’on ne sait pas si ce qui s’est passé était voulu : parce qu’on est sous l’emprise de drogue, d’alcool ou en état de sidéra­tion, parce que l’on est très jeune, confronté·e à une per­son­ne plus âgée, déten­trice d’autorité ?

Avec le livre Le Con­sen­te­ment, pub­lié en 2020 et adap­té au ciné­ma en 2023 par Vanes­sa Fil­ho, l’autrice et éditrice Vanes­sa Springo­ra a exploré les ombres de ce con­cept en racon­tant la rela­tion qu’elle a vécue ado­les­cente avec l’écrivain Gabriel Matzn­eff, de trente-cinq ans son aîné, à la fin des années 1980. Plus récem­ment, les révéla­tions de la comé­di­enne et réal­isatrice Judith Godrèche (lire l’en­tre­tien pub­lié dans La Défer­lante), con­duite à la même époque à vivre en cou­ple avec le cinéaste de 39 ans Benoît Jacquot alors qu’elle n’avait elle-même que 14 ans, sont venues éclair­er à leur tour les vio­lences sex­uelles vécues dans le cadre de ces rela­tions, aujourd’hui requal­i­fiées d’agressions par les vic­times.

Si dans sa direc­tive sur les vio­lences faites aux femmes adop­tée en févri­er 2024, l’Union européenne a finale­ment renon­cé à définir pénale­ment le viol comme une « absence de con­sen­te­ment », c’est bien cette ques­tion qui reste au cœur du débat fémin­iste : à quelles con­di­tions sommes-nous réelle­ment libres de nos choix en matière sex­uelle ?

 

Depuis quelques années, et encore davan­tage depuis l’explosion médi­a­tique du mou­ve­ment #MeToo, en 2017, le terme « con­sen­te­ment » s’est imposé dans le débat sur les vio­lences sex­uelles. Com­ment expliquez-vous l’engouement pour ce con­cept ?

LOUISE DELAVIER Cette notion a le grand avan­tage de remet­tre l’expérience des filles et des femmes au cen­tre. Avec l’association pour laque­lle je tra­vaille, En avant toute(s), nous dis­cu­tons avec des adolescent·es et nous voyons qu’elles et ils con­tin­u­ent de se regarder à l’aune de ce que pensent les autres. La norme sociale est très forte. Il n’y a pas la place pour leur choix, leurs pro­pres désirs… Mais, avec la notion de con­sen­te­ment, et toute la dis­cus­sion qu’il y a autour de la sex­u­al­ité ces dernières années, on a com­mencé à met­tre un petit coup de pied dans la four­mil­ière. Évo­quer le con­sen­te­ment équiv­aut à par­ler de sexe, mais aus­si d’empouvoirement (1) et de la capac­ité des femmes à avoir un rôle dans la sex­u­al­ité. Cela revient à explor­er son désir : qu’est-ce que je veux, moi ? Ce n’est pas tou­jours facile de répon­dre à cette ques­tion, notam­ment pour les jeunes femmes. Mais ce ques­tion­nement est hyper puis­sant.

MANON GARCIA His­torique­ment, pour les femmes, le sexe a tou­jours eu pour fonc­tion de ren­dre ser­vice ou de mon­tr­er son amour. C’est com­plète­ment révo­lu­tion­naire de se deman­der ce qu’elles veu­lent, elles. Le nou­veau mod­èle de la sex­u­al­ité depuis #MeToo, c’est, dans les rap­ports hétéro­sex­uels, de ne pas con­cevoir la sex­u­al­ité comme un cadeau de la femme à l’homme, mais comme une sub­jec­tiv­ité sex­uelle pro­pre à la femme.
J’ai une anec­dote sur le poten­tiel éman­ci­pa­teur du con­cept de con­sen­te­ment. En novem­bre 2017, donc au tout début de #MeToo, je suis à Paris et je me retrou­ve à tra­vers­er la place de la République toute seule, à 4 heures du matin. Évidem­ment, un homme vient m’importuner. Mais, empou­voirée par #MeToo, j’ose lui dire qu’il m’ennuie et que je voudrais qu’il me laisse tran­quille. Et là, il me répond : « Ah, t’es une de ces con­nass­es qui par­lent du con­sen­te­ment ? » Que cet homme évoque le con­sen­te­ment m’a fait me ren­dre compte qu’il était vrai­ment en train de se pass­er quelque chose. Lui-même, désor­mais, con­naît cette notion et sait que, sociale­ment, il est cen­sé me laiss­er tran­quille quand je lui ai dit non. C’est une belle vic­toire intel­lectuelle !

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Je crois que l’engouement pour le con­cept vient aus­si du fait que la ques­tion du con­sen­te­ment a beau­coup été mobil­isée par ceux qui voulaient s’en pré­val­oir pour ne pas être tenus respon­s­ables de leurs actes. Je pense à tous ces hommes accusés de viol qui se défend­ent en arguant que la vic­time était « con­sen­tante ». « Vous voyez bien, elle ne m’a pas frap­pé, elle ne m’a pas repoussé, elle n’a pas dit non. » Alors que, nous, on sait que cela ne fonc­tionne pas ain­si. Aujourd’hui, il y a beau­coup d’écrits sur le phénomène de la sidéra­tion, sur l’impact trau­ma­tique qui peut paral­yser la per­son­ne vic­time d’une agres­sion. #MeToo, finale­ment, c’est le grand ren­verse­ment : on en a ras le bol de cette mobil­i­sa­tion du con­sen­te­ment à nos corps défen­dants. Donc on va s’emparer de cette notion pour en faire une arme, afin de cass­er la cul­ture du viol et les stéréo­types sex­istes. Et ça, c’est quelque chose que je trou­ve vrai­ment impor­tant et admirable.

 

Le con­cept a beau­coup de force et, pour­tant, il a aus­si ses détrac­tri­ces, y com­pris chez les fémin­istes. Que lui reproche-t-on ?

LOUISE DELAVIER Sur le ter­rain, on voit que cette notion est de mieux en mieux con­nue par les jeunes, mais qu’elle n’est pas for­cé­ment facile à faire exis­ter dans les rela­tions. On peut con­naître le con­cept, mais cela ne veut pas dire qu’on est capa­ble de pos­er son désir, de met­tre des lim­ites dans ses rela­tions. La sex­u­al­ité est très chargée émo­tion­nelle­ment. Par exem­ple, lors d’un pre­mier rap­port sex­uel : com­ment savoir si je suis d’accord ou pas ? Qu’est-ce que ça ques­tionne en moi ? C’est pour ça que, dans les mou­ve­ments fémin­istes, on par­le aus­si beau­coup du désir, en plus du con­sen­te­ment. Je trou­ve qu’il faudrait davan­tage encore par­ler de cette ques­tion du désir, y com­pris chez les garçons, car on voit qu’ils mesurent leur sex­u­al­ité à l’aune des ques­tions de péné­tra­tion, de per­for­mance. En général, la ten­dresse chez eux n’est pas du tout val­orisée, c’est vrai­ment quelque chose qu’on leur dénie. Au-delà du con­sen­te­ment, il faut donc inter­roger ce que la société nous ren­voie comme représen­ta­tions de nos sex­u­al­ités. Pour con­sen­tir, encore faut-il com­pren­dre ce dont il est ques­tion. C’est ce qui se joue dans des rela­tions asymétriques, notam­ment du point de vue de l’âge ou du pou­voir, qu’il soit sym­bol­ique ou réel. Dans le cas d’une jeune fille de 13 ans avec un majeur de 18 ans, par­ler de con­sen­te­ment n’est pas adap­té. Dans nos milieux mil­i­tants, on insiste alors sur la notion de dis­cerne­ment, plutôt que sur le con­sen­te­ment. Parce que si jamais je n’ai pas com­pris ce que ça voulait dire que tu mettes ta main dans ma culotte, ce n’est pas la peine de savoir si je suis d’accord ou pas…

MANON GARCIA « Con­sen­te­ment » est un terme ambigu, car il peut vouloir dire « le choix » ou « l’acceptation » – ce qui n’est pas la même chose. On peut utilis­er les ter­mes « désir » ou « plaisir », mais eux aus­si sont ambi­gus. C’est ce qu’on décou­vre sous le patri­ar­cat : quel que soit le terme trou­vé, il va être util­isé con­tre nous ! On peut le voir lors des procès pour viol : l’accusé (2) va pré­ten­dre que la vic­time avait du désir, ou qu’elle a pris du plaisir… et que donc elle était « con­sen­tante ». Il me sem­ble impor­tant de rap­pel­er qu’on peut avoir du désir sans con­sen­tir, et qu’on peut con­sen­tir sans avoir du désir. Par exem­ple, si vous êtes dans une rela­tion monogame, mais que vous voyez dans la rue un homme qui fait naître votre désir, celui-ci ne peut pas vous impos­er un rap­port sous ce pré­texte, car vous pou­vez ne pas du tout vouloir couch­er avec lui. Inverse­ment, quand vous essayez d’avoir un enfant avec votre parte­naire, vous pou­vez ne pas avoir réelle­ment de désir, mais con­sen­tir à un rap­port sex­uel parce que vous voulez tomber enceinte.
Enfin, s’il peut être empou­voirant de dire que les femmes peu­vent choisir tel ou tel acte, le con­sen­te­ment est aus­si une notion qui, his­torique­ment, est extrême­ment sex­iste. Le con­sen­te­ment vient sou­vent avec l’idée que c’est quelque chose qui con­cerne les femmes. C’est le mod­èle du chas­seur et de la proie : l’homme pro­pose, la femme dis­pose. Les hommes sont tou­jours vus comme force de propo­si­tion sex­uelle, pas les femmes. Et c’est aus­si un stéréo­type sex­iste de pré­sumer qu’ils veu­lent tou­jours du sexe. Cela con­tribue à met­tre un voile sur toutes les ques­tions de vio­lences entre gays, ou même au sein des cou­ples hétéros, où des hommes peu­vent s’entendre dire : « Pourquoi tu n’as pas envie de couch­er ce soir ? C’est quoi ton prob­lème, t’es pas un vrai mec ? »

 

Le con­sen­te­ment est sou­vent intu­itive­ment perçu comme le critère de démar­ca­tion entre une rela­tion sex­uelle et un viol. Cepen­dant, notre Code pénal définit le viol comme une péné­tra­tion sex­uelle ou un acte buc­co-géni­tal com­mis sur une per­son­ne avec « vio­lence, con­trainte, men­ace ou sur­prise ». Le terme « con­sen­te­ment » ne fig­ure donc pas dans cette déf­i­ni­tion…

ÉLODIE TUAILLON-HIBON En matière pénale, le droit français est con­stru­it sur une pré­somp­tion de con­sen­te­ment à l’acte sex­uel, puisque les seules sit­u­a­tions qui y sont visées sont en effet celles où il y a vio­lence, con­trainte, men­ace ou sur­prise. Ce qui veut dire que si vous êtes en dehors de ces cas, vous êtes automa­tique­ment présumé·e con­sen­tir. Et c’est ce qui per­met finale­ment aux agresseurs sex­uels de se défendre en pré­ten­dant que la vic­time était con­sen­tante. Cette défense repose sur la con­struc­tion intel­lectuelle de ce qui est sup­posé être la sex­u­al­ité juste d’une femme, aux yeux du Code pénal : une disponi­bil­ité per­ma­nente pour les rap­ports sex­uels avec des hommes.

MANON GARCIA Je ne com­prends pas bien l’intérêt de cet argu­ment. Vous dites qu’il y a une pré­somp­tion de con­sen­te­ment comme si c’était très grave. Mais dans tout le droit pénal, il y a la pré­somp­tion qu’il n’y a pas de crime jusqu’à ce qu’on prou­ve qu’il y en a un. Par exem­ple, il n’y a pas meurtre jusqu’à ce qu’on prou­ve qu’il y a meurtre. Cela me paraît donc inévitable que le droit pré­sume le con­sen­te­ment.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Je trou­ve qu’on ne peut pas com­par­er le vol, par exem­ple, et le viol. Cette pré­somp­tion en matière de rap­ports sex­uels, impli­quant l’irruption dans la géni­tal­ité d’autrui, touche quand même à des aspects fon­da­men­taux de la per­son­ne. Et donc cette pré­somp­tion me dérange. Sur une échelle de valeurs, la pos­ses­sion d’une voiture, par exem­ple, a moins d’importance que le main­tien de notre intégrité physique.

MANON GARCIA Et le kid­nap­ping, par exem­ple ? Là, ce n’est pas un bien. Si vous partez en vacances avec quelqu’un, on va pré­sumer que vous êtes en voy­age, même si vous êtes mineur·e, jusqu’à ce qu’on prou­ve qu’il s’agit d’un enlève­ment.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Bien sûr. Mais il y a une dimen­sion que vous éludez com­plète­ment : c’est le fait que nous vivons encore dans des sys­tèmes patri­ar­caux, avec une dom­i­na­tion mas­cu­line. His­torique­ment, les femmes ont été pen­sées comme étant à dis­po­si­tion des hommes, avec le devoir con­ju­gal qui équiv­aut à un droit de viol con­ju­gal, ou encore le droit de cuis­sage. Il se joue, dans la ques­tion des rap­ports sex­uels, quelque chose qui n’est pas com­pa­ra­ble. Cela mérite qu’on s’y arrête. Com­ment est-il pos­si­ble, par exem­ple, de ne pas avoir de textes pour répon­dre aux argu­ments des accusés con­cer­nant l’intentionnalité ? Ils peu­vent se con­tenter de dire qu’ils n’avaient pas l’intention de vio­l­er. « Ah, je ne me suis pas ren­du compte, je ne pou­vais pas com­pren­dre qu’elle n’était pas con­sen­tante parce que [par exem­ple] elle est sor­tie du bar à mon bras. » Aujourd’hui, on a énor­mé­ment de dossiers comme ça, et les agresseurs s’en tirent. Et la ques­tion n’est pas seule­ment d’obtenir des con­damna­tions. Le prob­lème pour nous, les avocat·es, avant même cela, ce sont les pour­suites : nous avons du mal à faire arriv­er nos dossiers devant une cour d’assises [qui juge les crimes]. Sur ce point, il y a un énorme prob­lème.

 

Dans les débats sur le con­sen­te­ment, on entend sou­vent par­ler d’une « zone grise » pour évo­quer des rela­tions qui ne sont pas vrai­ment con­sen­ties, mais qu’on ne qual­i­fie tout de même pas de vio­ls. Que pensez-vous de ce con­cept ? 

MANON GARCIA Ce qui me sem­ble intéres­sant dans l’idée de « zone grise », c’est qu’on recon­naît qu’il y a des rap­ports sex­uels qui ne sont pas illé­gaux, mais qui sont quand même mau­vais. Il y a plein de cas pour lesquels il n’y a pas viol, mais où, morale­ment, ça ne tient pas la route. Cela peut venir du fait qu’on se con­naît mal, mais aus­si de l’internalisation de normes de genre, tel le sexe « par politesse », quand des femmes ont l’impression qu’elles « doivent » du sexe aux hommes.

LOUISE DELAVIER En fait, la « zone grise » est un con­cept un peu embar­ras­sant, qui peut avoir pour effet de min­imiser les com­porte­ments des agresseurs. C’est le symp­tôme de ce dont on par­lait plus tôt, quand le con­sen­te­ment n’est pas clair. Par exem­ple, si dans un cou­ple hétéro­sex­uel la femme dit non à un rap­port sex­uel, mais que son com­pagnon fait la gueule ou insiste jusqu’à ce qu’elle cède, le viol con­ju­gal ne sera pas facile à prou­ver devant la jus­tice. On a sou­vent des vic­times qui nous par­lent de ça, qui nous dis­ent : « Est-ce que ça s’appelle un viol, ce que je viens de vivre ? Ou est-ce la “zone grise” ? » On se rend bien compte que la sit­u­a­tion qu’elles décrivent risque de ne pas pass­er au tri­bunal. Alors qu’on peut con­sid­ér­er que c’est quand même un viol.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON La déf­i­ni­tion de la « zone grise » n’est pas du tout évi­dente, donc le risque est qu’on y mette des tas de sit­u­a­tions qui sont claire­ment des vio­ls – que ce soit au sens juridique ou dans un autre sens. Je dis « ou dans un autre sens », car il y a quelque chose qui est extrême­ment impor­tant dans ce débat, c’est que le viol ne doit pas devenir la chose du droit. Je pense que, même si vous n’avez pas le papi­er estampil­lé « viol » à la sor­tie du tri­bunal, vous devez absol­u­ment avoir le droit de dire que vous avez été vic­time de viol. Le viol existe depuis la nuit des temps, avant même que sa répres­sion crim­inelle n’existe, et ce qui est un viol selon la loi sous cer­tains cieux ne l’est pas sous d’autres, et inverse­ment. Je ne vois donc pas de quel droit on dirait aux vic­times : « Vous ne pou­vez pas employ­er le terme de viol parce que ça n’entre pas dans la case du Code pénal à tel ou tel endroit », comme s’il y avait une espèce de copy­right juridique. Il y a énor­mé­ment de choses à chang­er en droit sur le viol, mais on ne peut pas non plus faire repos­er sur la jus­tice tout son traite­ment socié­tal, cul­turel, moral et philosophique.


« On fait comme si l’agression sex­uelle rel­e­vait du com­porte­ment de la vic­time. Or, l’agression sex­uelle, c’est quelque chose que fait l’agresseur. Le viol doit être défi­ni unique­ment par les actions du vio­leur. »

Manon Gar­cia


 

Cer­tains pays ont mod­i­fié leur déf­i­ni­tion légale du viol pour y inclure explicite­ment la notion de con­sen­te­ment : le Cana­da dès 2012, et plus récem­ment la Suède (2018), la Suisse et l’Espagne (2022) ou encore les Pays-Bas (2024). La France devrait-elle chang­er sa déf­i­ni­tion du viol pour inclure égale­ment ce terme ? Manon Gar­cia, vous avez pub­lié une tri­bune dans Le Monde, en décem­bre dernier, où vous vous pronon­cez con­tre ce change­ment de déf­i­ni­tion.  

MANON GARCIA Ce qui me pose le plus prob­lème avec l’utilisation du con­cept de con­sen­te­ment dans un con­texte légal, c’est que j’ai peur que ça ren­force cette ten­dance – qui existe déjà dans les tri­bunaux – qui fait qu’on évoque le com­porte­ment de la vic­time, alors qu’on ne devrait pas en par­ler. Si on demande à l’accusé : « Avait-elle con­sen­ti ? Qu’a‑t-elle fait qui mon­tre qu’elle avait, ou non, con­sen­ti ? », on fait comme si l’agression sex­uelle rel­e­vait du com­porte­ment de la vic­time. Donc on fait comme si le viol, c’était du sexe nor­mal moins du con­sen­te­ment. Or, l’agression sex­uelle, c’est quelque chose que fait l’agresseur. Je pense qu’il faut que le viol soit défi­ni unique­ment par les actions du vio­leur.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Mais le com­porte­ment de la vic­time est déjà, de fait, depuis tou­jours au cœur des débats, y com­pris en France, où le terme « con­sen­te­ment » ne fig­ure pas dans le Code pénal. Pour moi, au con­traire, il est temps de pren­dre les choses à bras-le-corps et de sor­tir de cette sit­u­a­tion où rien n’est écrit sur le con­sen­te­ment ni sur le com­porte­ment de la vic­time, mais où tout, en fait, nous y ramène. Met­tre la ques­tion claire­ment sur la table aurait le mérite de mieux encadr­er les choses et de met­tre un terme à cer­taines pra­tiques et à cer­tains biais insup­port­a­bles qui con­tin­u­ent d’influer sur la jus­tice. Lors des procès, si on a du mal à car­ac­téris­er la « vio­lence, men­ace, con­trainte ou sur­prise », il suf­fit que l’agresseur allègue qu’il a pu croire au con­sen­te­ment pour que la machine se remette en route et on retombe dans les stéréo­types de la cul­ture du viol. Je n’ai pas un dossier d’instruction où ce ne sont pas le com­porte­ment, l’habillement, la sit­u­a­tion de la vic­time qui sont au cœur des débats.

MANON GARCIA Élodie Tuail­lon-Hibon et moi avons des points de vue opposés. En tant que prati­ci­enne du droit, elle affirme : « La ques­tion du con­sen­te­ment est là tout le temps, donc autant le définir et avoir quelque chose sur quoi tra­vailler. » Moi, je pense en théorici­enne : le con­sen­te­ment ne devrait pas être abor­dé du tout, donc réfléchissons pour nous assur­er qu’il ne soit pas abor­dé. Par exem­ple, en Aus­tralie, il est inter­dit de faire référence à la vie sex­uelle passée d’une vic­time dans un procès pour viol. Au con­traire, aux États-Unis, les vic­times sont traînées dans la boue au nom de la procé­dure pénale, et on peut leur deman­der : « Pourquoi tu étais habil­lée comme ça si tu ne voulais pas te faire vio­l­er ? » C’est pour ça que je suis très réti­cente à l’idée de définir le viol par le com­porte­ment de la vic­time et non par celui de l’agresseur. Selon moi, il faudrait plutôt un change­ment de jurispru­dence sur la manière dont est définie la con­trainte. La Cour de cas­sa­tion pour­rait dire qu’il y a con­trainte dès lors que l’accusé ne s’est pas assuré du con­sen­te­ment de la vic­time. Je pense aus­si qu’il pour­rait y avoir la créa­tion d’un autre délit, un peu sur le mod­èle de ce qu’a fait la Suède avec le « viol par nég­li­gence ». Je n’aime pas le nom, je pense que c’est une erreur d’appeler ça un viol, car on sait que c’est extrême­ment dif­fi­cile d’obtenir un procès aux assis­es. Mais l’idée est de con­sid­ér­er comme un délit [et non pas comme un crime] le fait d’obtenir du sexe sans s’être assuré du con­sen­te­ment de l’autre alors qu’il pou­vait y avoir un doute.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Moi aus­si, j’aimerais bien que les juges de notre pays soient plus nova­teurs et nova­tri­ces et, par exem­ple, qu’elles et ils se ser­vent du droit inter­na­tion­al et du droit européen pour s’octroyer plus de lib­erté sur la manière dont on entend la con­trainte. Mais elles et ils ne le font pas. En réal­ité, il y a déjà des instru­ments qui oblig­ent – en théorie – le ou la juge française. Par exem­ple, la jurispru­dence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a ren­du à ce jour plus d’une ving­taine de déci­sions con­cer­nant le viol. Les juges français·es ne sont pas censé·es pou­voir s’en abstraire ou les ignor­er. Pour­tant elles et ils s’en moquent totale­ment. Manon Gar­cia fai­sait référence au droit aus­tralien, qui inter­dit de pren­dre en compte la vie sex­uelle passée de la vic­time pour appréci­er si le viol est car­ac­térisé ou non. En Europe, on a déjà cette oblig­a­tion. Les juges ne sont pas censé·es décor­ti­quer la vie sex­uelle de la vic­time ou porter atteinte à son intim­ité. Mais ce n’est pas respec­té. Vous n’imaginez pas le com­bat que c’est, de faire val­oir ces jurispru­dences…

 

Élodie Tuail­lon-Hibon, vous avez égale­ment pub­lié une tri­bune dans Le Monde, coécrite avec huit autres spé­cial­istes du droit, dans laque­lle vous appelez, à l’inverse de Manon Gar­cia, à redéfinir pénale­ment le viol pour y inté­gr­er la notion de con­sen­te­ment…

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Oui, inclure la notion de con­sen­te­ment dans nos textes de loi chang­erait beau­coup de choses. Mais il faut s’entendre sur ce qu’on appelle « mod­i­fi­er la loi », parce qu’il y a plusieurs propo­si­tions sur la table, qui ne sont pas équiv­a­lentes. Je fais par­tie d’un groupe de tra­vail con­sti­tué d’avocat·es, de professeur·es, de magistrat·es. Ce que nous deman­dons, c’est qu’on ouvre la déf­i­ni­tion du viol. C’est-à-dire qu’on garderait les notions de « con­trainte, vio­lence, men­aces, sur­prise », notam­ment pour ne pas se retrou­ver dans une sit­u­a­tion où on abroge totale­ment un texte pénal et où on met en carafe les dossiers qui étaient en cours au moment du change­ment de la loi. Mais on y ajouterait, plus générale­ment, le fait de ne pas avoir con­sen­ti, en définis­sant le con­sen­te­ment en droit pénal, ce qui n’est actuelle­ment pas le cas. Pour cela, on peut s’appuyer sur la con­ven­tion d’Istanbul, signée par la France en 2011 et rat­i­fiée en 2014, qui devrait con­duire à une mod­i­fi­ca­tion du droit français. Elle définit le con­sen­te­ment sex­uel comme le résul­tat libre d’une volon­té pro­pre, exprimée volon­taire­ment, en fonc­tion des cir­con­stances et du con­texte. Je suis très attachée à cet instru­ment parce qu’il nous per­met aus­si de remet­tre le moment où se com­met le viol dans son con­texte, pour dire : « Atten­dez, un viol, ça n’arrive pas comme un orage dans un ciel sere­in. » En fait, si vous êtes déjà dans une sit­u­a­tion de soumis­sion, de néces­sité ou de vul­néra­bil­ité, c’est cette sit­u­a­tion qu’il faut com­mencer à regarder pour éval­uer s’il y a ou non con­sen­te­ment.

MANON GARCIA C’est bien qu’Élodie Tuail­lon-Hibon clar­i­fie le fait qu’il y a plusieurs propo­si­tions. S’il s’agit effec­tive­ment de garder le texte français tel qu’il est et de rajouter le non-
con­sen­te­ment, avec une déf­i­ni­tion du con­sen­te­ment comme affir­matif, c’est-à-dire le fait d’avoir claire­ment man­i­festé sa volon­té, y com­pris de manière non ver­bale, alors là, oui, c’est une piste intéres­sante.

 


« Pour con­sen­tir, encore faut-il com­pren­dre ce dont il est ques­tion. C’est ce qui se joue dans des rela­tions asymétriques, notam­ment de pou­voir, qu’il soit sym­bol­ique ou réel. »

Louise Delavier


 

On estime que moins de 1 % des accu­sa­tions de vio­ls débouchent sur une con­damna­tion. Out­re l’éventuel change­ment de déf­i­ni­tion que nous avons évo­qué, com­ment faire pour que les vio­ls soient mieux sanc­tion­nés par la jus­tice ? 
LOUISE DELAVIER Beau­coup de vic­times ne vont même pas porter plainte pour viol, parce qu’elles craig­nent d’être mal reçues au com­mis­sari­at. Les for­ma­tions sont donc cap­i­tales, dans la police, dans la mag­i­s­tra­ture et pour toutes les per­son­nes qui con­tribuent à la jus­tice. Et ces for­ma­tions doivent être appro­fondies. J’en dis­pense sou­vent, je vois bien com­ment cela se passe : si la for­ma­tion ne dure que deux jours, c’est trop court. Il ne faut pas se con­tenter de notions sur les con­séquences du trau­ma­tisme psy­chique ou sur le fait de recueil­lir la parole des vic­times. Il faut vrai­ment s’attaquer aux stéréo­types sex­istes, car si les policier·es sont formé·es aux mécan­ismes des vio­lences, mais qu’elles et ils con­tin­u­ent de penser que les femmes mentent et sont insta­bles, les com­porte­ments ne chang­eront pas ! Et cela vaut pour toute la société : on voit bien que la cou­ver­ture médi­a­tique et la mobil­i­sa­tion des fémin­istes, ça fait bouger les choses, et ça influe sur le traite­ment judi­ci­aire. Il faut aus­si inve­stir la ques­tion de la répa­ra­tion des vic­times. La jus­tice peut aider, mais c’est impor­tant de penser à d’autres mécan­ismes pour pren­dre soin de celles qui vivent cela. Enfin, il y a la ques­tion des agresseurs. Main­tenant qu’on a com­mencé à les voir, qu’en fait-on ? Il y a une vraie réflex­ion à men­er.

ÉLODIE TUAILLON-HIBON Out­re les for­ma­tions évo­quées par Louise Delavier, qui sont très impor­tantes, il faudrait une véri­ta­ble poli­tique pénale, avec des cir­cu­laires, qui prenne en compte les avancées de la médecine, de la neu­ropsy­chi­a­trie, de la psy­chotrau­ma­tolo­gie… Et il faudrait aus­si don­ner beau­coup plus de fonds publics aux asso­ci­a­tions comme En avant toute(s), qui s’occupent des vic­times. C’est un tra­vail essen­tiel.

MANON GARCIA Pour con­clure, je voudrais répéter qu’il n’y a pas que les pau­vres et les Arabes qui vio­lent les femmes. Il existe un cer­tain nom­bre d’hommes [issus de milieux priv­ilégiés] qui se sen­tent intouch­ables devant les tri­bunaux. Certes, avec les affaires Gérard Depar­dieu ou Jacques Doil­lon (3), cela com­mence à bouger, mais glob­ale­ment l’opinion a du mal à penser que des hommes rich­es et célèbres puis­sent vio­l­er. •

Entre­tien réal­isé en visio­con­férence le 21 févri­er 2024 par Marie Kirschen.
Arti­cle édité par Élise Thiébaut.

 


(1) Tra­duc­tion lit­térale du mot anglais « empow­er­ment », ce terme désigne le proces­sus con­sis­tant à pren­dre ou repren­dre le pou­voir sur sa pro­pre vie en s’émancipant des oppres­sions qui la con­traig­nent ou la restreignent.

(2) Selon la dernière enquête « Sécu­rité et société » de l’Insee (2021), 96,5 % des infrac­tions à car­ac­tère sex­uel, en France, sont com­mis­es par des hommes. Pour cette rai­son, nous util­isons ici un mas­culin générique.

(3) Cinq plaintes pour viol ou agres­sion sex­uelle ont été déposées con­tre Gérard Depar­dieu depuis 2018. Jacques Doil­lon est, pour sa part, accusé de vio­lences sex­uelles par plusieurs femmes, dont la comé­di­enne Judith Godrèche, qui a porté plainte (lire aus­si page 12). Les deux hommes nient les faits. Jacques Doil­lon a annon­cé, à la fin de févri­er 2024, atta­quer Judith Godrèche en diffama­tion.

Marie Kirschen

Marie Kirschen est journaliste, spécialiste des questions féministes et LGBT+. En 2021, elle a publié Herstory, Histoire(s) des féminismes chez La Ville brûle. Voir tous ses articles

DESSINER : ESQUISSES D’UNE ÉMANCIPATION

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 Dessin­er, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.


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