L’assassinat des sœurs Mirabal : à l’origine de la Journée contre les violences faites aux femmes

Le 25 novembre, Journée inter­na­tio­nale pour l’élimination des violences faites aux femmes, est la date anni­ver­saire d’un triple fémi­ni­cide survenu en 1960 en République domi­ni­caine. Ce jour-là, le dictateur Rafael Trujillo fait assas­si­ner Patria, Minerva et María Teresa Mirabal, trois sœurs, oppo­santes à son régime san­gui­naire. Cet événement a inspiré un mouvement mondial contre les violences de genre.

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Publié le 29/10/2025

María Teresa, Patria et Minerva Mirabal, devant et au volant d'une jeep.
María Teresa, Minerva, au volant de la jeep, et Patria Mirabal, pro­ba­ble­ment en 1960. La photo n’est pas de bonne qualité, mais il existe peu d’images des trois sœurs Mirabal. Crédit : Casa Museo Hermanas Mirabal

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire

En France, la date du 25 novembre revêt, depuis plusieurs décennies, une signi­fi­ca­tion par­ti­cu­lière pour le mouvement social. En 1995 déjà, 140 orga­ni­sa­tions – dont beaucoup d’associations fémi­nistes, mais aussi la CGT et le Parti com­mu­niste – mobi­li­sées pour défendre les droits repro­duc­tifs, menacés par le retour de la droite au gou­ver­ne­ment, faisaient défiler 40 000 personnes dans les rues de Paris.

En 2018, c’est au tour de Nous toutes de ras­sem­bler 30 000 manifestant·es dans la capitale, 100 000 l’année suivante. Un an après l’explosion média­tique de #MeToo, le collectif « est né autour de cette idée de créer une mobi­li­sa­tion de masse, dans la rue, sur les violences », explique Maëlle Noir, une membre du comité national. Mais elle admet : « L’origine [du 25 novembre] reste méconnue, y compris dans nos cercles militants. » En 2024, lors de la rédaction de l’appel à mani­fes­ter de Nous toutes, il a été question d’évoquer l’assassinat de ces trois mili­tantes contre la dictature domi­ni­caine, le 25 novembre 1960, mais l’idée n’a pas été retenue, même si plusieurs posts Instagram et documents du collectif l’ont abordé à plusieurs reprises.

C’est en 1999 que le 25 novembre a été choisi par les Nations unies comme « Journée inter­na­tio­nale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes ». Mais dans la réso­lu­tion 54/134, indiquant que « la violence est l’un des prin­ci­paux méca­nismes sociaux par lesquels les femmes sont main­te­nues en situation d’infériorité par rapport aux hommes », aucune mention n’est faite de l’assassinat de Patria, Minerva et María Teresa Mirabal. Alors même qu’en Amérique latine, notamment cari­béenne, le jour de la mort des trois sœurs est célébré depuis deux décennies déjà, en mémoire des victimes de violences et de féminicide.

Photo d'une manifestation en commémoration de l’assassinat des sœurs Mirabal, le 25 novembre 2014 en République Dominicaine.
Marche de com­mé­mo­ra­tion de l’assassinat des sœurs Mirabal, le 25 novembre 2014 à Saint-Domingue, en République domi­ni­caine, lors de la Journée inter­na­tio­nale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Crédit : ERIKA SANTELICES / AFP

À Paris, la seule référence aux sœurs Mirabal se trouve dans un recoin de la place de la République-Dominicaine, dans le XVIIe arron­dis­se­ment, où l’ambassade a fait apposer en 2021 une plaque de marbre à la mémoire des trois victimes de fémi­ni­cide. « Mes sœurs ont fait partie de cette jeunesse qui s’est sacrifiée pour que le peuple domi­ni­cain puisse se libérer de la dictature », affirme dans ses mémoires Dedé Mirabal1Bélgica Adela Mirabal (dite Dedé), Vivas en su jardín, Aguilar 2012 (non traduit). Le titre « Vivantes en leur jardin », fait référence au parc qui entoure la maison familiale de Salcedo, aujourd’hui trans­for­mée en musée., deuxième fille d’une sororie de quatre dont elle est l’unique sur­vi­vante, et qui, comme telle a élevé ses nièces et neveux orphelin·es.

Les sœurs Mirabal ont été tuées alors qu’elles se rendaient en voiture à la prison de Puerto Plata où leurs époux étaient incar­cé­rés pour atteinte à la sécurité de l’État. Une embuscade com­man­di­tée par Rafael Trujillo, dictateur san­gui­naire arrivé au pouvoir en 1930, après avoir reçu une formation des Marines pendant l’occu­pation du pays par les États-Unis (1916–1924).

Patria, Minerva et María Teresa Mirabal, âgées res­pec­ti­ve­ment de 36, 34 et 25 ans, savaient le risque qu’elles couraient en prenant la route ce jour-là, dans un pays où les opposant·es étaient souvent victimes de mys­té­rieux accidents de voiture. Les deux plus jeunes avaient elles-mêmes été détenues quelques mois aupa­ra­vant, sous le même chef d’accusation que leurs maris, et vivaient depuis assignées à résidence. La Jeep, conduite par leur chauffeur Rufino de la Cruz, est mitraillée sur le trajet retour par des agents de la police secrète du Servicio de inte­li­gen­cia militar (SIM). Les pas­sa­gères et le chauffeur sont battu·es à mort avant d’être précipité·es dans leur Jeep au fond d’un ravin pour maquiller le crime en accident.

La presse domi­ni­caine, sous la coupe du régime, reprend cette version. Mais le peuple n’est pas dupe. Loin d’étouffer la contes­ta­tion, l’assassinat de ces résis­tantes suscite une grande vague d’indignation et de colère entraî­nant la chute du dictateur. Trujillo, alors également dans la ligne de mire de Washington, est à son tour victime d’une embuscade mortelle six mois plus tard, le 30 mai 1961. Il faut cependant attendre la fin des années 1970 pour que la République domi­ni­caine s’engage dans une tran­si­tion vers un régime démocratique.

« Vivantes en leur jardin »

Entre 1930 et 1961, dans un pays qui comptait alors 3 millions d’habitant·es, Trujillo et son bras armé, le SIM, auraient provoqué jusqu’à 50 000 exé­cu­tions, incluant le massacre raciste de milliers de Haïtien·nes noir·es tra­vaillant dans les plan­ta­tions domi­ni­caines. Le despote, auto­pro­cla­mé « bien­fai­teur de la patrie », avait érigé un véritable culte autour de sa personne, tout en acca­pa­rant une grande partie des richesses du pays. « Ce furent des années de terreur et de carnage, de trahisons, de délation et de des­truc­tions, mais ce fut aussi l’époque où l’héroïsme des gens s’est manifesté avec le plus de force », écrit encore Dedé Mirabal.

Les Mirabal sont une famille d’opposant·es poli­tiques de haut vol, emmenée notamment par Minerva. En janvier 1959, inspirée par la chute du dictateur cubain Fulgencio Batista, elle a créé le principal réseau de résis­tance de gauche domi­ni­cain. C’est le point de départ du Mouvement du 14 juin – référence à la date d’une tentative avortée de débar­que­ment révo­lu­tion­naire en juin 1959, depuis Cuba –, dont Manuel Aurelio Tavárez, l’époux de Minerva, devient président. Leur programme ? Éradiquer la tyrannie, élire une assemblée consti­tuante, organiser des élections libres tous les quatre ans, engager une réforme agraire. Et en attendant… réunir des armes pour faire tomber le dictateur.

Durant sa clan­des­ti­ni­té, Minerva Mirabal se fait appeler Mariposa, « papillon » en espagnol. Un clin d’œil à ceux qui volaient un peu partout dans le jardin de la maison familiale à Salcedo, dans le nord du pays, et un symbole de trans­for­ma­tion qui devient le surnom des trois sœurs, Las Mariposas. Ce surnom renvoie aussi à la métaphore de l’effet papillon, théorisé dans les années 1970 par le météo­ro­logue étasunien Edward Lorenz, selon lequel le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait théo­ri­que­ment provoquer une tornade au Texas.


« La violence est l’un des prin­ci­paux méca­nismes sociaux par lesquels les femmes sont main­te­nues en situation d’infériorité par rapport aux hommes. »

Résolution 54/134 des Nations unies, 1999

L’assassinat de trois femmes en République domi­ni­caine peut-il pousser des centaines de milliers de femmes à travers le monde à défiler dans les rues pour dénoncer les violences de genre ? La réponse est oui. Car ce n’est pas uni­que­ment en raison de leur enga­ge­ment politique que les sœurs Mirabal ont été assas­si­nées, mais aussi parce qu’elles étaient des femmes vivant sous un régime dic­ta­to­rial d’impunité sexuelle.

L’histoire telle qu’elle est racontée par Dedé Mirabal en témoigne : le dictateur Trujillo avait, un jour de 1949, invité la famille Mirabal à une fête, avec l’intention de mettre Minerva dans son lit. Impossible de refuser l’invitation, au risque de subir des repré­sailles. Les Mirabal viennent en nombre autour de la jeune femme dans l’espoir de servir de rempart. « Nous étions également inquiets qu’elle puisse boire dans un verre » contenant « une sorte de drogue qui faisait tomber les femmes dans [l]es bras [de Trujillo] », écrit encore Dedé. Minerva, âgée de 22 ans, est contrainte d’échanger quelques pas de danse avec le tyran.

Maintes fois répétée, l’histoire de cette rencontre se raconte désormais à la manière d’une légende nationale. Dans l’une des versions, la plus populaire, Minerva aurait giflé le dictateur. Mais, d’après Dedé, elle lui a surtout tenu tête, en lui disant qu’elle s’opposait à sa politique.

À la suite de cette soirée, Trujillo fait arrêter et empri­son­ner le père Mirabal, qui décédera en 1952, affaibli par sa détention. Minerva est aussi inter­pel­lée à plusieurs reprises, inter­ro­gée sur ses liens avec les diri­geants socia­listes et com­mu­nistes, puis assignée à résidence jusqu’à ce qu’elle puisse enfin s’inscrire à la faculté de droit, sans savoir qu’elle ne pourra jamais prêter serment.

« Une construction collective »

Pour la phi­lo­sophe et socio­logue française Jules Falquet, dont le travail contribue depuis plusieurs décennies à faire connaître les luttes et les penseuses d’Amérique latine, « en dehors de ce continent, les mou­ve­ments fémi­nistes n’ont pas assez fait le rap­pro­che­ment entre la date du 25 novembre et l’histoire des sœurs Mirabal, encore moins avec le travail des fémi­nistes domi­ni­caines qui ont proposé cette date ». Un constat que partage la militante domi­ni­caine pour les droits des femmes, Sergia Galván Ortega : « Il y a une mécon­nais­sance de notre rôle dans la com­mé­mo­ra­tion de ce jour. Mais nous, les Dominicaines, n’avons pas non plus voulu nous appro­prier cet événement, car il s’agit d’une construc­tion col­lec­tive du mouvement féministe latino-américain. »

Des affiches de différent·es révolutionnaires martyr·es dominicain·es sont plantées dans un jardin.
Près de Salcedo en République domi­ni­caine, la Casa Museo Hermanas Mirabal rend hommage aux révo­lu­tion­naires martyr·es dominicain·es dans le jardin de l’ancienne maison des sœurs Mirabal trans­for­mée en musée.
Crédit : PETER HOHENHAUS OF DARK-TOURISM.COM

C’est en effet lors de la première Rencontre féministe de l’Amérique latine et des Caraïbes, organisée en juillet 1981 à Bogotá (Colombie) que la date du 25 novembre a été une première fois choisie pour alerter sur les violences faites aux femmes. Près de 200 mili­tantes venues du Mexique, de Porto Rico, d’Équateur, du Vénézuéla et de six autres pays du continent se sont réunies durant quatre jours. Quelques autres font le voyage depuis l’Europe, le Canada et les États-Unis. « Nous étions heureuses de nous ren­con­trer. On a discuté de la santé des femmes, de sexualité, de mortalité mater­nelle, d’avortement, et de très nombreux thèmes », se remémore Sergia Galván Ortega. Enseignante et activiste, elle fait alors partie de la délé­ga­tion domi­ni­caine. Composée d’une vingtaine de femmes, emmenée par la socio­logue Magaly Pineda – figure incon­tour­nable du féminisme domi­ni­cain, décédée en 2016 –, elle est la délé­ga­tion la plus fournie juste après la délé­ga­tion colom­bienne. Cela a pro­ba­ble­ment pesé dans la balance quand, le dernier jour, il fut question de fixer « une journée d’actions contre la violence pour inter­pel­ler les autorités sur le sort réservé aux femmes », reconnaît-elle.

Les dates de naissance ou de mort de Flora Tristan2Femme de lettres franco-péruvienne, Flora Tristan (1803–1844) a subi des violences conju­gales qui ont failli lui coûter la vie. Féministe et socia­liste, elle a, parmi d’autres droits, milité pour celui des femmes à divorcer. sont proposées, mais c’est fina­le­ment le jour de l’assassinat des sœurs Mirabal, le 25 novembre donc, qui remporte l’adhésion. « Nous avons rappelé que leur assas­si­nat sym­bo­li­sait la violence politique, ins­ti­tu­tion­nelle et sexuelle », se souvient Sergia Galván Ortega. Politique, car le meurtre a été orchestré par le dictateur. Institutionnelle, parce que Minerva Mirabal, qui était l’une des premières femmes à mener des études de droit dans son pays, avait été interdite d’exercer. Sexuelle, enfin, parce que Trujillo avait sys­té­ma­ti­sé les violences sexuelles contre les femmes en kid­nap­pant celles « qui lui plai­saient, après les avoir repérées dans des fêtes ».

Quand elles racontent cette histoire, à Bogotá en 1981, les Dominicaines font l’unanimité. À partir de là, des marches sont orga­ni­sées dans plusieurs pays à cette date. À Saint-Domingue, le premier défilé a lieu le 25 novembre 1982 sur le parvis de l’université autonome et, là encore, c’est un choix sym­bo­lique. « Nous étions plusieurs centaines, de tous les secteurs, des tra­vailleuses, des paysannes, des jeunes de classe moyenne. On a chanté des poèmes pour les sœurs Mirabal », se rappelle Sergia Galván Ortega, qui explique que l’anniversaire de la mort des sœurs Mirabal fédère aujourd’hui chaque année jusqu’à 8 000 mani­fes­tantes en République domi­ni­caine. « Cette mobi­li­sa­tion a conduit à l’adoption de lois, notamment celle de 1997, la première à punir les violences intra­fa­mi­liales », précise encore l’enseignante.

Mais la mobi­li­sa­tion ne faiblit pas car il reste du chemin à parcourir. L’avortement reste un crime, y compris en cas de viol, ce qui fait de la République domi­ni­caine l’un des pays les plus res­tric­tifs en matière de droits repro­duc­tifs. Par ailleurs, selon l’ONG Human Rights Watch, les violences per­pé­trées à l’encontre des personnes LGBTQIA+ ne sont pas léga­le­ment reconnues comme des discriminations.

Le féminicide : une « non-idée politique »

Jules Falquet se souvient du « choc » qu’elle éprouve en atter­ris­sant en 1989 au Mexique quand elle découvre qu’il existe, dans certains pays d’Amérique latine, des défilés fémi­nistes le 25 novembre : « C’était tellement impres­sion­nant de voir des milliers de femmes dans les rues contre les violences, alors que ça n’existait pas en Europe. » La cher­cheuse effectue sur place des recherches pour son mémoire de master sur la sco­la­ri­sa­tion des femmes autoch­tones au Chiapas. Elle traduit notamment certains textes de l’anthropologue afro-dominicaine lesbienne Ochy Curiel qui propose une approche déco­lo­niale du féminisme. « C’est important de souligner l’agentivité des femmes latinas en général, et domi­ni­caines en par­ti­cu­lier, car leur apport, pourtant consé­quent, est souvent négligé », insiste-t-elle.

Dans Pax neo­li­be­ra­lia. Perspectives fémi­nistes sur (la réor­ga­ni­sa­tion de) la violence (éditions iXe, 2016), Jules Falquet étudie aussi le concept de fémi­ni­cide. Largement répandu dans la sphère his­pa­no­phone, il se diffuse en France à partir des années 2010, à la faveur de la campagne de Jean-Michel Bouvier pour que le meurtre de sa fille Cassandre et de son amie Houria Moumni, survenu à Salta (Argentine) en 2011, soit reconnu comme spé­ci­fi­que­ment lié à leur genre3Les deux touristes fran­çaises ont été violées et tuées le 15 juillet 2011 alors qu’elles ran­don­naient dans le nord de l’Argentine. Un seul des trois suspects a été reconnu coupable de viol et de meurtre ; il a été condamné à trente ans en juin 2014.. En 2014, l’association Osez le féminisme demande la recon­nais­sance offi­cielle de ces « meurtres misogynes », avant que le mot entre dans le Petit Robert en 2015.

L’une des par­ti­cu­la­ri­tés du triple assas­si­nat des sœurs Mirabal, c’est qu’il s’agit d’un fémi­ni­cide, perpétré à une époque où ce concept n’avait pas encore été formulé. Il est alors au stade d’une « non-idée politique », au sens où l’entend la docteure en sciences poli­tiques Margot Giacinti dans son livre Le Commun des mortelles. Faire face au fémi­ni­cide (Divergences, 2025) : « Une idée qui, quoique présente dans les théo­ri­sa­tions (des) subal­ternes depuis le XIXe siècle, ne sera concep­tua­li­sée sous le terme fémi­ni­cide et ne fera événement qu’à l’approche du XXIe siècle. »

Le mot « fémi­ni­cide » est utilisé une première fois en public, en mars 1976 à Bruxelles, à l’occasion du Tribunal inter­na­tio­nal des crimes contre les femmes, un forum féministe important de cette décennie (lire notre article dans La Déferlante n° 12). Diana Russell, l’une des orga­ni­sa­trices venues des États-Unis, l’utilise pour qualifier les meurtres conjugaux dans un discours pré­cur­seur, dont il ne reste aucune trace dans les archives. La vraie théo­ri­sa­tion de ce terme date de 1992, quand paraît l’ouvrage collectif Femicide: The Politics of Woman Killing (Twayne Publishers, non traduit en français), codirigé par Diana Russell et la cri­mi­no­logue bri­tan­nique Jill Radford.

Sa défi­ni­tion dépasse le cadre conjugal pour recouvrir tous les pans de la vie d’une femme. Dans un chapitre intitulé « Le ter­ro­risme sexiste contre les femmes » rédigé avec Jane Caputi, le mot est défini en ces termes : « Le fémi­ni­cide se situe à l’extrême d’un continuum de terreur anti­fé­mi­nine incluant une grande variété de violences sexuelles et physiques, telles que le viol, la torture, l’esclavage sexuel […] l’hétérosexualité forcée, la sté­ri­li­sa­tion forcée, la maternité forcée (en cri­mi­na­li­sant la contra­cep­tion et l’avortement), la psy­cho­chi­rur­gie, la sous-nutrition des femmes dans certaines cultures… » 

La diffusion d’un concept

L’ouvrage de Diana Russell et Jill Radford, pierre angulaire de la lutte contre les fémi­ni­cides, va voyager en Amérique latine où des cher­cheuses s’en emparent pour inspirer des enquêtes de terrain. Celle de Ciudad Juárez, à la frontière nord du Mexique, est pro­ba­ble­ment la plus connue, car la décou­verte de fosses communes dans les années 1990 et le phénomène massif des dis­pa­ri­tions forcées de femmes ont été média­ti­sés par la presse internationale.

Des cher­cheuses, elles-mêmes média­tiques, ont aussi travaillé sur ce terrain, dont l’Argentino-Brésilienne Rita Laura Segato (lire son portrait dans le numéro 14 de La Déferlante). Dans les articles de référence, le travail de Montserrat Sagot et Ana Carcedo au Costa Rica est aussi souvent mentionné4Lire à ce sujet la thèse de Mariana Rojas Mora : « “Vivas en la memoria” : tensions pour la recon­nais­sance et luttes pour la justice autour des fémicides au Costa Rica », uni­ver­si­té Paris Cité, 2022.. On sait moins, en revanche, que les Dominicaines ont été parmi les pion­nières de la recherche sur le fémi­ni­cide, avec par exemple, le travail d’enquête de Susi Pola sur les fémi­ni­cides perpétrés de 2000 à 2006 en République dominicaine.


« Honorons la mémoire de celles qui, comme Patria, Minerva et María Teresa, dans leurs heures les plus dif­fi­ciles, ont été des colonnes de marbre qui ont résisté. »

Minou Tavárez Mirabal, fille de Minerva Mirabal

En France, les uni­ver­si­taires ne s’emparent véri­ta­ble­ment du concept qu’à partir de 2016, grâce notamment à la petite-fille d’une des trois Mariposas, Camila Minerva Rodríguez Tavárez, venue étudier dans les années 2010 à Sciences Po Paris, sur le campus de Poitiers spé­cia­li­sé dans le monde latino-américain. C’est elle qui fait découvrir les détails de l’histoire de ses aïeules à ses professeur·es. Sa mère, Minou Tavárez Mirabal, est invitée à par­ti­ci­per à un colloque en 2016. Fille de Minerva et Manolo, elle est devenue femme politique en République domi­ni­caine et préside le conseil de direction du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale inter­na­tio­nale. « On connais­sait l’histoire de l’assassinat des sœurs Mirabal, qui rentrait pour nous dans un cadre de violences poli­tiques. Rencontrer sa fille nous a fait prendre conscience que c’était aussi une violence de genre », estime l’historien Frédéric Chauvaud. Sa collègue Lydie Bodiou, coor­ga­ni­sa­trice du colloque, relève : « C’est la première fois qu’on s’emparait de ce terme et de ce concept pour en faire un objet de recherches scientifiques. »

Ce colloque a donné naissance à l’ouvrage On tue une femme. Le fémi­ni­cide. Histoire et actua­li­tés (Hermann, 2019), auquel a également contribué Jules Falquet, qui sert de relais à la diffusion aca­dé­mique du concept de fémi­ni­cide en France. Minou Tavárez Mirabal en signe l’épilogue : « Minerva Mirabal et ses sœurs ne reposent pas en paix. […] Parce que, aujourd’hui encore, les défis et les pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques et sociales qu’elles res­sen­taient pour la démo­cra­tie, pour la justice, pour les droits de l’homme et ceux des femmes restent des défis pour notre société. »

Deux pancartes en hommage aux sœurs Mirabal et à la militante kurde Nagihan Akarsel lors d'une manifestation.
Le 25 novembre 2022 à Marseille, des mani­fes­tantes fémi­nistes bran­dissent des pancartes en hommage aux soeurs Mirabal et à la militante kurde Nagihan Akarsel.
Crédit : PHOTO12 / ALAMY / SOPA IMAGES, SOPA IMAGES LIMITED

Le 25 novembre 2024, vingt-cinq ans après que l’ONU a décrété que cette date aurait une portée inter­na­tio­nale, Minou Tavárez Mirabal a été invitée à la tribune des Nations unies à New York pour parler du rôle politique de sa mère et de ses tantes en République domi­ni­caine. « Honorons la mémoire de celles qui, comme Patria, Minerva et María Teresa, dans leurs heures les plus dif­fi­ciles, ont été des colonnes de marbre qui ont résisté », dit-elle encore. Pour leur fille et nièce, cet héritage est un défi – conserver l’espoir, briser la peur dans ces temps obscurs – autant qu’un horizon utopique : il s’agit de se projeter « vers cet avenir meilleur que l’humanité mérite ».

Sergia Galván Ortega, qui a travaillé pour le ministère domi­ni­cain des droits des femmes, retient l’essentiel : « Je me sens fière d’avoir fait partie de cette histoire, qui prouve ce dont le mouvement féministe est capable. »

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    Bélgica Adela Mirabal (dite Dedé), Vivas en su jardín, Aguilar 2012 (non traduit). Le titre « Vivantes en leur jardin », fait référence au parc qui entoure la maison familiale de Salcedo, aujourd’hui trans­for­mée en musée.
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    Femme de lettres franco-péruvienne, Flora Tristan (1803–1844) a subi des violences conju­gales qui ont failli lui coûter la vie. Féministe et socia­liste, elle a, parmi d’autres droits, milité pour celui des femmes à divorcer.
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    Les deux touristes fran­çaises ont été violées et tuées le 15 juillet 2011 alors qu’elles ran­don­naient dans le nord de l’Argentine. Un seul des trois suspects a été reconnu coupable de viol et de meurtre ; il a été condamné à trente ans en juin 2014.
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Soigner dans un monde qui va mal

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire