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L’armoire de ma mère

La mère de la jour­nal­iste Anne-Lau­re Pineau a tou­jours fab­riqué ses habits elle-même : chemisiers à manch­es amples, pan­talons larges ou robes évasées pour s’adapter à son corps mar­qué par le hand­i­cap. Sous la plume de sa fille, Marie-Claire Pineau Bénudeau devient une héroïne, dont la pas­sion pour le vête­ment a nour­ri son éman­ci­pa­tion.
Publié le 21/10/2024

Modifié le 16/01/2025

Marie-Claire Pineau Bénudeau chez elle, dans le Maine-et-Loire. Crédit pho­to : Mélanie Bahuon / Neu­tral Grey pour La Défer­lante.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°16 S’ha­biller, parue en novem­bre 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Dans le plac­ard parental, côté mère, il y a une étagère pleine de chutes de tis­su. De l’écossais, du madras, du wax, du coton uni, du Lib­er­ty, de la toile épaisse. Des morceaux de toutes tailles enroulés en boudins, par­fois rassem­blés dans des sacs plas­tique ou juste lais­sés en vrac, car trop grands pour y entr­er. Rien n’est jeté : les dou­blures des vête­ments d’enfants sont des restants de chemis­es pour adultes.

Les rubans de soie peu­vent épouser des bou­ton­nières, gar­nir des bor­ds de manch­es ou décor­er des coussins. Un canevas d’antan est épinglé au dossier d’un fau­teuil du salon. Ma mère a tou­jours été fascinée par les patch­works, mais ne s’y est jamais vrai­ment essayée, alors tout est gardé en attente d’une util­i­sa­tion future. Je passe la main dans sa pen­derie, et de ces vête­ments qu’elle a imag­inés et cousus, débor­de sa coquet­terie, sa fan­taisie aus­si.

Le corps de ma mère n’est pas tail­lé pour la fast-fash­ion, ni pour la fash­ion tout court. Petits bras, épaules minus­cules et iné­gales, grosse poitrine, dos pas droit, ven­tre sans abdos d’où l’on a extrait trois enfants. San­glée à sa jambe gauche pour soutenir la marche, une orthèse imposante, de fer et de cuir, qui accélère l’usure des vête­ments à la cuisse : ma mère vit avec la polio depuis qu’elle est en âge de se tenir debout. 90 % de ses mus­cles ne fonc­tion­nent pas. Elle a appris à marcher en com­posant avec les absences, util­isant tous les sub­terfuges pour évoluer libre­ment.

 

Marie-Claire Pineau Bénudeau (deuxième enfant en partant de la droite de la photo) entourée de ses frères et sœurs. Les vêtements des enfants étaient cousus par sa mère.

Marie-Claire Pineau Bénudeau (deux­ième enfant en par­tant de la droite de la pho­to) entourée de ses frères et sœurs. Les vête­ments des enfants étaient cousus par sa mère.

 

Les vête­ments de la grande dis­tri­b­u­tion sont faits pour les minces, pour la démarche des gens que l’on dit valides, pas pour celle, bal­ancée, de ma mère, quand elle mar­chait encore. Encore moins pour l’assise dans le fau­teuil roulant. Alors pour être à l’aise et grap­piller son droit à la coquet­terie, ses vête­ments, elle les a faits sur mesure. Elle les a adap­tés à sa vie.

 


Le corps de ma mère n’est pas tail­lé pour la fast-fash­ion, ni pour la fash­ion tout court.


 

Ado, elle s’obstinait à se ren­dre aux bals du vil­lage, où elle regar­dait ses sœurs danser la valse, le tan­go, la java. Elle fai­sait bonne fig­ure. Il faut bien appartenir à quelque chose. Sa mère lui fab­ri­quait – comme à ses neufs frères et sœurs – des tenues adorables, un jumper avec des petits motifs, des robes cour­tes mais pas trop, des cha­sub­les col bateau, des pan­talons évasés, par­faits pour l’orthèse. Elle se sen­tait « très mode », avec ses longs cheveux tressés, son air de gen­tille baba cool pro­prette. Son seul regret : ne pas pou­voir porter des panties en den­telle qui dépas­saient des jupes de ses cama­rades de classe et que son orthèse aurait déchirés tout de suite.

Mais, tou­jours, elle s’efforçait de voir les choses du bon côté : son hand­i­cap lui don­nait toute lib­erté d’explorer des chemins de tra­verse. Fumer la pipe, man­quer les cours, rouler en voiture pour aller chercher les soleils couchants. Les bonnes sœurs du col­lège la rép­ri­mandaient, mais pas tant que ça.

Quand je lui ai demandé quelle était la pre­mière tenue qu’elle avait vrai­ment con­fec­tion­née, après des années à porter les créa­tions mater­nelles, j’imaginais une blouse sev­en­ties, un pan­talon pattes d’eph’, bref quelque chose de seyant. Maman m’a dit « un peignoir, sans mod­èle, sans patron ». Fuyant alors le des­tin de secré­taire dans les poulaillers indus­triels qui lui tendait les bras, elle quit­tait la ferme famil­iale pour par­tir à Rennes faire ses études. Elle allait avoir son espace, sa salle de bains, puis son méti­er, sa vie indépen­dante.

Avant de met­tre ses affaires dans sa petite Austin et de tailler sa route, elle s’était donc fab­riqué un peignoir, comme ceux qu’elle voy­ait petite dans les vit­rines à Angers, quand sa mère l’amenait chez le kiné une fois par semaine. « Nous on s’essuyait avec des servi­ettes, c’était effi­cace. Pour moi ce vête­ment en éponge c’était la mon­tée dans le rang social où on pense au con­fort aus­si. C’est douil­let, c’est le repos, la vie saine. » Elle était allée chez l’une de ses sœurs pour tra­vailler sur une machine élec­trique et le ter­min­er à temps, ce vête­ment syn­onyme de revanche sur la prédes­ti­na­tion. Des années plus tard, avec l’argent reçu en cadeau de mariage, mon père et elle avaient décidé d’acheter une machine à coudre. Son coin cou­ture : sa cham­bre à elle, dans leur cham­bre à eux.

 

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de broder.

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de broder. Crédit pho­to : Mélanie Bahuon / Neu­tral Grey pour La Défer­lante.

 

Année après année, elle a adap­té ses créa­tions à l’évolution de son corps. Elle a tail­lé des pan­talons de grossesse sans pren­dre mod­èle nulle part. Et puis une sor­tie-de-bain pour l’enfant à venir, avec des petites chou­ettes brodées à la machine. Ses pan­talons, elle était la seule à savoir les faire car la seule à les habiter : des poches et une cein­ture faisant office de san­gle abdom­i­nale pour aider à la marche, des jambes larges, des ren­forts aux endroits de frot­te­ment. Pour les chemis­es, elle tail­lait une épaule plus haute que l’autre, des emmanchures larges pour que ses bras puis­sent s’appuyer sur sa poitrine et con­serv­er toute lat­i­tude pour se grat­ter la tête, se nour­rir, attrap­er, enfourn­er, couper, coif­fer ou cha­touiller.

 


Son hand­i­cap lui don­nait toute lib­erté d’explorer des chemins de tra­verse. Fumer la pipe, man­quer les cours, rouler en voiture pour aller chercher les soleils couchants.


 

Et un jour il a fal­lu accepter le fau­teuil roulant, tem­po­raire­ment, puis pour tou­jours. Une dure étape qu’elle a pu tourn­er à son avan­tage grâce à son édu­ca­tion dure au mal… et à la mode. Car elle a pu enfin se fab­ri­quer des robes amples et légères dans des tis­sus fleuris, des tops, ses jambes nues ont retrou­vé le vent frais, elles qui s’étaient habituées à la four­naise du pan­talon, porté toute l’année.

Elle a com­mencé à met­tre des col­liers, du rouge à lèvres, des bracelets, des bagues, elle s’est acheté de belles et imposantes lunettes. Elle voulait attir­er l’attention sur le haut du corps comme pour regag­n­er la crédi­bil­ité que le fau­teuil lui enlèverait for­cé­ment, dans un monde bâti pour les ver­ti­caux. Elle garde tou­jours dans un coin de sa tête l’image de Léone, la femme du vil­lage si jolie et si bien habil­lée, mal­gré ses défor­ma­tions ter­ri­bles, aux bras et aux jambes. Son vis­age poudré, sa mise en plis et ses petits chemisiers pas­tel étaient une revanche sur les sœurs de l’orphelinat qui l’exposaient – « façon foire aux bes­ti­aux » – pour obtenir les dons des « bonnes gens ».

Aujourd’hui, l’atelier de cou­ture de ma mère occupe l’ancienne cham­bre de mon frère, son fau­teuil élec­trique passe facile­ment du couloir à sa table, pas besoin de manœu­vr­er pour se met­tre au tra­vail. Quand j’étais petite, l’odeur de l’huile dans la bouteille jaune, le ron­ron­nement de la machine, les morceaux de fils en pagaille, les gigan­tesques papiers calques, les piles de Modes et Travaux fai­saient par­tie de mon quo­ti­di­en. La petite main de maman qui touche les tis­sus, véri­fie la tex­ture. Sa bouche pleine d’aiguilles piquantes quand elle nous fai­sait essay­er des tenues reprisées ou con­fec­tion­nées. Il fal­lait que ça tienne. On se piquait tou­jours.

Quand j’ai eu douze ans, ma mère m’a fait cadeau d’une boîte à cou­ture. Une jolie boîte blanche, avec des com­par­ti­ments aiman­tés pour les aigu­illes, un espace pour les bobines, les petits ciseaux, le mètre, le dé à coudre. Quelques semaines plus tard, je la vidais et j’en fai­sais ma nou­velle boîte à crayons, tou­jours dans mon tiroir aujourd’hui. Elle ado­rait l’odeur des mer­ceries, moi c’était les papeter­ies. Elle avait déjà ten­té de m’offrir des canevas, qui à peine entamés – pour lui faire plaisir –, mouraient dans le fond d’un tiroir. Elle a ten­té de m’impliquer dans la fab­ri­ca­tion des vête­ments de poupée, dans la répa­ra­tion des chaus­settes et des bou­ton­nières, mais rien n’y fai­sait : la cou­ture, pour moi ce n’était pas une pas­sion comme ça l’était pour elle, pour sa mère avant elle, et peut-être pour celle d’avant, qui partageait la même date de nais­sance que moi. Cette trans­mis­sion de mère en fille, elle a dû y renon­cer.

Ma grand-mère, déjà, ado­rait vêtir ses filles, surtout. Les pan­talons des garçons, elle les achetait. Mais la cou­ture était aus­si une ques­tion de bon sens paysan : un sou est un sou et ce qu’on peut faire soi-même, pourquoi l’acheter ? Quand elle allait à la ville avec ma mère et un autre de ses enfants par­fois, elle pas­sait au mag­a­sin de tis­sus et achetait des mètres de nylon, de per­cale de coton. Ma mère cir­cu­lait – démarche chaloupée – entre les étagères en bois, où les rouleaux étaient bien organ­isés.

Elle imag­i­nait qu’un jour elle aurait un meu­ble comme celui-là, en bois ciré. Elle regar­dait les dames de la ville, avec des vête­ments qui les met­taient en valeur, leurs coif­fures, leurs rouges à lèvres. Dans sa petite tête ronde, se dessi­naient des mod­èles qui pour­raient lui aller, avec des adap­ta­tions. Elle en voulait presque à sa mère courage de se coif­fer avec des peignes dans les cheveux, pour les ramass­er, plus que pour les décor­er et d’éternellement porter des robes « coupe princesse » qui gal­bent les hanch­es fortes, les mol­lets mus­culeux, mais sans excès de coquet­terie.

 

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de choisir un tissu parmi les chutes.

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de choisir un tis­su par­mi les chutes. Crédit pho­to : Mélanie Bahuon / Neu­tral Grey pour La Défer­lante.

 

Pour habiller ses enfants, ma grand-mère pre­nait mod­èle sur d’anciens vête­ments – les patrons étaient trop chers – les adap­tait en fonc­tion des cen­timètres gag­nés des plus petits. Elle leur demandait de tourn­er autour de la grande table, pour regarder le vête­ment bouger sur leurs petits mem­bres. Elle voulait que ce soit par­fait. Elle finis­sait les cou­tures dans la nuit, les enfants s’endormaient avec le bat­te­ment de la machine mécanique, et le matin chacun·e avait sa tenue toute neuve, bien pliée. Le bon­heur rég­nait dans la mai­son.

Pour les mariages, les bap­têmes, ma grand-mère s’offrait excep­tion­nelle­ment un tis­su de qual­ité, pour elle. Ma mère a gardé cette habi­tude, pour les grandes occa­sions, de con­fec­tion­ner quelque chose de par­ti­c­uli­er, de se lancer dans un défi : un pli dans le dos, une cou­ture alam­biquée, du tis­su très fin et cher qu’il ne faudrait pas gâch­er. Sur la table du salon, elle passe des heures à fau­fil­er, la cou­ture à la main a sa préférence. Et puis elle tire une grande fierté de fab­ri­quer pour pas cher, plutôt que d’acheter des « trucs fab­riqués en Chine par des enfants ».

Un jour, au lycée, ma meilleure amie Jen­nifer m’a demandé de l’accompagner faire du shop­ping avec sa mère dans un cen­tre com­mer­cial d’Angers. Je les obser­vais faire, elles con­nais­saient les tailles des vête­ments et avaient leurs bou­tiques. Peut-être aurais-je aimé aus­si partager cela avec ma mère ? Quand on allait faire le trousseau de ren­trée, dans la galerie com­mer­ciale, on ne s’attardait pas longtemps dans les mag­a­sins de vête­ments, m’habiller n’était pas une de mes préoc­cu­pa­tions. Ni coudre, ni danser. Comme si je refu­sais ce à quoi mon corps valide avait droit.

Mais aujourd’hui, quand je passe du temps dans la mai­son parentale ou quand je dis­cute avec ma mère en visio, ce que j’aime le plus c’est quand elle me racon­te les avancées de ses travaux de cou­ture, et les com­men­taires sur mes vête­ments.

Et quand elle dit : « Tu sais te met­tre en valeur », résonne dans mon cœur la chan­son de Dol­ly Par­ton Coat of many col­ors : « Je me sen­tais si riche dans ce man­teau de toutes les couleurs et je racon­tais l’amour que ma mère met­tait dans chaque coup d’aiguille, toutes les his­toires qu’elle me dis­ait quand elle fai­sait la cou­ture. Mon man­teau de toutes les couleurs valait bien plus que tous leurs vête­ments réu­nis. » •

Anne-Laure Pineau

Journaliste pigiste indépendante, membre du collectif Youpress et de l’AJL (Association des journalistes lesbiennes, gay, bi·es, trans et intersexes). Pour ce numéro, elle a écrit le scénario de la BD sur Diana Sacayan. Voir tous ses articles

S’habiller, en découdre avec les injonctions

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