Chaque nouvelle vie fabriquée dans un corps jugé pathologique est un acte de résistance. Pour ma part, j’ai choisi de ne pas avoir d’enfant. Mais je me suis déjà demandé, par curiosité, ce que je vivrais en tant que femme grosse enceinte, parturiente puis mère d’un être humain tout neuf. Dans Coup de gueule contre la grossophobie (Ramsay, 1994) Anne Zamberlan, créatrice d’Allegro Fortissimo, l’association pionnière en France de la lutte contre la grossophobie, revenait sur la naissance de son fils : « Je voulais un bébé. Personne au monde n’aurait pu m’empêcher d’en avoir. Mais je pesais 125 kilos. Bien sûr, le gynécologue a essayé de nous en dissuader, mon mari et moi. […] Il m’a affirmé, péremptoire, que je mettais ma vie en danger et que mon enfant risquait d’être anormal. »
À huit mois de grossesse, celui-ci lui prescrit un régime restrictif et, faute de balance adaptée dans son cabinet, l’envoie se peser sur un pèse-bagages à la gare. Anne sèche les cours de préparation à l’accouchement de peur d’être enfermée à l’hôpital pour maigrir. Le jour de son terme, elle est accueillie par deux aides-soignantes qui s’exclament : « T’as vu l’engin qui débarque ! » Son fils Eddy naît en parfaite santé, « magnifique et… “mince” ».
En 2025 rien n’a vraiment changé. Une enquête menée en 2018 par le centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin (Paris), résumée par Libération 1« Grossophobie : “Dans l’état où vous êtes, avoir un enfant c’est la mort assurée” », Libération, 26 novembre 2018., révèle les humiliations bien trop nombreuses des futures mères qui me ressemblent. Je ne peux qu’imaginer mon état de colère si on m’expliquait que je suis forcément moins fertile car « obèse » – je n’aime pas ce terme qui pathologise les personnes grosses. Qu’il faut envisager de maigrir avant de faire un bébé, sans quoi mon gras risque de nous tuer lui ou moi. Que j’ai de la chance d’avoir un conjoint qui m’aime (et couche avec moi) malgré ma corpulence. Et si j’étais insultée entre deux contractions ? Et si j’engendrais un enfant gros ? Mon choix de ne pas devenir mère ne vient pas de là, mais je suis soulagée de m’épargner ça.
« Je ne rentre dans aucun de ces cercueils. »
Dans un autre registre, je me demande aussi comment se passera ma fin de vie. Ma propre mort ne m’obsède pas, mais elle me tombera dessus à un moment. Or les gros·ses dérangent, même à l’état de cadavre. Dans une précédente chronique (La Déferlante n° 14, mars 2024) je parlais du film Seven de David Fincher (1995), dans lequel des policiers et un médecin légiste semblent plus écœurés par la corpulence d’une victime de meurtre que par le supplice qu’elle a vécu. Ça n’existe pas que dans la fiction. J’ai échangé avec plusieurs soignant·es et employé·es de morgue : elles et ils m’ont raconté les commentaires désagréables ou moqueurs de certain·es collègues à propos de ces mort·es gros·ses ; le matériel pas toujours adapté aux défunt·es corpulent·es ; le défaut d’anticipation empêchant les agent·es des chambres funéraires et les thanatopracteur·ices d’être en effectif suffisant pour soigner, nettoyer et habiller ces corps sans les abîmer ni les blesser. Tout cela est le prolongement de la grossophobie médicale subie de notre vivant, du manque de moyens et de matériel dont disposent les soignant·es, et de leurs éventuels préjugés.
En 2022, dans le reportage « Cercueils : mourir coûte encore plus cher quand on est une personne grosse » (Vice magazine, 6 juin 2022), la militante anti-grossophobie connue sous le nom de Corps Cools s’est mise en quête de sa dernière demeure. Après avoir passé en revue les offres des entreprises de pompes funèbres, elle tranche : « La chose à retenir, c’est que je ne rentre dans aucun de ces cercueils. » Tout comme dans le prêt-à-porter, il existe des modèles XXL, destinés aux personnes grandes ou de plus de 130 kilos. Mais ils sont plus chers que les cercueils standards et nécessitent d’employer davantage de porteur·euses, d’adapter la taille du caveau ou de choisir un véhicule avec des équipements plus larges que ceux d’un corbillard classique.
Mise en terre à l’aide d’une grue
Dans un article daté de 2015, La Dépêche 2« Le cercueil est trop grand, la famille doit attendre que le caveau soit raboté », La Dépêche, juin 2015 relate le déroulement chaotique de l’enterrement de Serge Uconotti, un agriculteur retraité du Tarn-et-Garonne : « Le cortège funèbre a dû attendre près de trois heures par une météo caniculaire que les pompes funèbres rabotent [le caveau communal] pour procéder, enfin, à l’inhumation. » Le quotidien précise que ses proches avaient pourtant bien prévenu les employé·es des pompes funèbres qu’il manquait quelques centimètres pour accueillir le cercueil…
Plus récemment, un article de Libération 3« Giovanni Trocherie, mort à la rue à 29 ans : “Comment pouvait-on ne pas l’aimer ?” », Libération, 13 mars 2024 s’intéresse à la fin de vie de Giovanni Trocherie, un jeune homme sans domicile fixe de 29 ans, vivant en région parisienne. En février 2024, il pèse 280 kg, souffre de crises d’angoisse et de problèmes cardiaques. Après une brève hospitalisation, l’hôpital Cochin le met dehors couvert uniquement d’« une capuche imperméable et [de] draps d’hôpitaux », se rappellent deux de ses ami·es. Finalement réadmis, il meurt deux jours plus tard sans que les médecins aient pu correctement le soigner, faute de matériel adéquat. Le jeune homme voulait être incinéré, mais aucun crématorium de région parisienne ne pouvait accueillir sa dépouille imposante. Il ne trouve pas non plus de place au sein du terrain commun (appelé « carré des indigents ») du cimetière de Thiais (Val-de-Marne). La mort aussi est une question de calibrage. Trop lourd pour être porté par des bras humains, son cercueil est finalement mis en terre à l’aide d’une grue.
Je n’ai pas encore préparé mes obsèques. Je m’accorde quelques années d’insouciance, en espérant pour mon mari ne pas disparaître d’ici là. Mais j’ai tout de même anticipé mes dernières volontés, on ne sait jamais. Je sais qu’avec ma morphologie actuelle je peux entrer dans un cercueil standard et bénéficier d’une crémation près de Rennes, où je vis. Quelque part cela me rassure, ce sera un peu moins pénible pour mes proches. Je croise juste les doigts pour recevoir mes derniers soins de personnes qui ne méprisent pas ma grosse dépouille, tout en sachant que je ne serai enfin plus en état d’entendre des « quand même, si elle avait fait l’effort de perdre du poids, pour sa santé… ». Au moins il y aura toujours assez d’espace pour moi au jardin du souvenir. •




