Khedidja Zerouali : « L’Ajar cherche à rendre audible une critique antiraciste des médias »

Depuis 2023, l’association des jour­na­listes anti­ra­cistes et racisé·es (Ajar) lutte pour un meilleur trai­te­ment média­tique des questions raciales dans les médias français et pour l’embauche de personnes non blanches dans les rédac­tions. Khedidja Zerouali, cofon­da­trice du collectif et jour­na­liste à Mediapart, revient sur une démarche qui souhaite bousculer l’écosystème média­tique français.

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Publié le 28/07/2025

La jour­na­liste et membre de l’Ajar Khedidja Zerouali, le 23 juin 2025, à Paris.

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

Dans quel contexte l’Ajar a‑t-elle été créée, en mars 2023 ?


L’idée est partie d’une dis­cus­sion un an plus tôt avec mon camarade Arno Soheil Pedram [membre et ancien président de l’Ajar] sur le trai­te­ment des enjeux raciaux en France, un tabou en com­pa­rai­son notamment de celui fait dans certains médias états-uniens. 

Ce constat était aussi celui d’autres jour­na­listes concerné·es. Le sujet n’était pris au sérieux nulle part – pas même dans nos syndicats. Nous avons donc décidé de nous organiser, pour nous et entre nous, avec l’objectif de diver­si­fier les rédac­tions et de lutter contre le racisme dans les médias.

Pour améliorer le trai­te­ment média­tique de la question de la race, sur quels ressorts espérez-vous agir ?

La formation est pri­mor­diale : les écoles de jour­na­lisme n’en font pas assez sur ces sujets. Nous leur proposons donc des inter­ven­tions rému­né­rées, même si certaines per­sistent à remettre en cause la légi­ti­mi­té de notre combat. Nous inter­ve­nons également dans les collèges, les lycées et au sein de certaines rédac­tions, avec l’idée, entre autres, d’aider à iden­ti­fier les biais racistes.

Ces for­ma­tions s’adressent aussi aux personnes non blanches, car le fait d’être racisé·e ne va pas de pair avec une maîtrise de la notion de race.

Plus largement, nous avons élaboré des recom­man­da­tions que nous sou­met­tons aux médias. Le recru­te­ment d’un·e race editor, c’est-à-dire d’un·e res­pon­sable éditorial·e aux questions raciales, sur le modèle des gender editors1Métiers mis en place au sein des médias états-uniens, les postes de race editor et gender editor ont pour mission d’alimenter un travail réflexif sur le trai­te­ment éditorial des dis­cri­mi­na­tions (de race ou de genre) au sein des rédac­tions., per­met­trait, par exemple, un trai­te­ment uniforme et res­pec­tueux des personnes racisées. À ce jour, seul Mediapart a créé un poste de ce type. Il ne s’agit pas de limiter sa vigilance aux articles qui traitent de sujets liés à la stig­ma­ti­sa­tion et au racisme : ils peuvent aussi se retrouver au détour d’un compte rendu de procès.

En parallèle, sur nos réseaux sociaux, on mène avec pédagogie un travail de critique média­tique : nous relevons les termes inap­pro­priés ou les choix de sujet stig­ma­ti­sants et détaillons les méca­nismes racistes qu’ils impliquent. Nous portons une parole mino­ri­taire dans un contexte de fas­ci­sa­tion de l’espace public, et une telle dénon­cia­tion ne suffit pas à faire changer un média. Nous cherchons à éveiller les consciences et, au-delà de l’Ajar, à rendre audible une critique anti­ra­ciste des médias.

Comment les rédac­tions réagissent-elles à ces prises de contact ou aux inter­pel­la­tions sur les réseaux sociaux ?

Certaines entendent la critique, mais il faut faire beaucoup de bruit, comme lorsque France Bleu avait illustré un article sur les chauffeur·euses de VTC avec une photo d’un singe au volant. Nous avons rappelé à ce média une réalité socio­lo­gique, à savoir que ces chauffeur·euses étaient majo­ri­tai­re­ment racisé·es, et que ce choix ico­no­gra­phique contri­buait à les ani­ma­li­ser, selon un ressort fon­ciè­re­ment raciste. À la suite de quoi l’image a été changée.

D’autres rédac­tions se braquent com­plè­te­ment, mais ce n’est pas grave. Dans ce cas, on espère a minima avoir sen­si­bi­li­sé certain·es des jour­na­listes qui la composent, tout comme leurs lecteur·ices ou les personnes nous suivant sur nos réseaux.

Deux ans après la création de l’Ajar, quel constat dressez-vous concer­nant la place de l’antiracisme dans le paysage média­tique français ?

La concen­tra­tion des médias dans les mains de mil­liar­daires est au service de projets poli­tiques clairs, certains favo­rables à l’extrême droite. Pierre-Édouard Stérin [pro­prié­taire ou inves­tis­seur de médias comme le compte X Cerfia, la chaîne YouTube Le Crayon, ou le média dit « de proximité » Neo], ou Vincent Bolloré [pro­prié­taire de Canal+, CNews, Le Journal du dimanche, Europe 1, RFM…] n’ont pas réalisé ces opé­ra­tions à des fins finan­cières, car les médias ne rap­portent pas d’argent. Ce qu’ils désirent, c’est favoriser la fas­ci­sa­tion de l’opinion publique en France.

Dans cette logique, nous relevons de plus en plus de contenus ouver­te­ment racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. En quelques années, des médias comme Le Journal du dimanche ou Europe 1 sont devenus, au mépris de la déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique, de véri­tables artisans de la haine, confor­mé­ment au souhait de leur propriétaire.

Au demeurant, la stig­ma­ti­sa­tion de certaines parties de la popu­la­tion, des personnes migrantes, des anti­ra­cistes ou encore des musulman·es n’est pas l’apanage de ces médias-là mais touche aussi des rédac­tions du service public. Il suffit de regarder l’évolution de la matinale de France Inter. Pour ne donner qu’un exemple, les chro­niques de Sophia Aram se font de plus en plus viru­lentes contre les personnes luttant pour l’antiracisme. Elle mène un combat contre le terme – et donc la réalité – de l’islamophobie. Aujourd’hui, sans être exempts de biais racistes dans leur cou­ver­ture de l’actualité, seuls les médias indé­pen­dants col­la­borent avec nous pour tenter de contrer ce phénomène.

La jour­na­liste et membre de l’Ajar Khedidja Zerouali, le 23 juin 2025, à Paris.

Au-delà du trai­te­ment média­tique de la notion de race, vous avez évoqué en début d’entretien la nécessité de diver­si­fier les rédac­tions. Quelle est la situation en France concer­nant le recru­te­ment des jour­na­listes racisé·es ?

Contrairement à des pays comme l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis, en France nous n’avons pas de données per­met­tant de chiffrer le taux de personnes non blanches dans les rédac­tions. Nous avons demandé, sans succès, un état des lieux à plusieurs médias : il y a un grand malaise à ce propos. Cela per­met­trait pourtant d’objectiver nos constats empi­riques, à savoir que les rédac­tions demeurent trop majo­ri­tai­re­ment composées de jour­na­listes blanc·hes et bourgeois·es, qui ne repré­sentent pas entiè­re­ment la France. Chercher des profils dif­fé­rents afin d’améliorer la qualité des publi­ca­tions est pourtant essentiel.

Et lorsque les personnes racisées par­viennent à se faire recruter, nous consta­tons – à travers les 220 membres de l’association et notre réseau – que peu d’entre elles occupent des postes à res­pon­sa­bi­li­tés. Certain·es racontent avoir connu des parcours plus dif­fi­ciles que leurs collègues blanc·hes.

Dans la partie de nos recom­man­da­tions qui visent, entre autres, à favoriser l’embauche de personnes non blanches, nous suggérons de publier sys­té­ma­ti­que­ment les offres d’emploi pour davantage d’égalité dans l’accès à l’information. Cela permet en partie de sortir de la coop­ta­tion et du copinage. En parallèle, nous orga­ni­sons régu­liè­re­ment pour nos adhérent·es qui tra­vaillent à la pige2Un·e pigiste est un jour­na­liste rémunéré·e à la tâche, c’est-à-dire à la longueur de son article en presse écrite.des ren­contres avec des res­pon­sables de médias qui prennent le format de speed dating : lors d’un court entretien, les pigistes pré­sentent à des res­pon­sables de médias leur parcours et leurs sujets d’expertise, afin d’être identifié·es pour de futures collaborations.

Outre l’évolution pro­fes­sion­nelle des jour­na­listes racisé·es, qu’en est-il des dis­cri­mi­na­tions vécues dans le travail quotidien au sein des rédactions ?

Il ne se passe pas une semaine sans qu’un·e de nos adhérent·es ne témoigne de dis­cri­mi­na­tions. Par exemple, l’échange sys­té­ma­tique des prénoms des deux personnes racisées de la rédaction : cela n’est ni anec­do­tique, ni une étour­de­rie, mais participe à la per­cep­tion uni­for­mi­sée et à l’essentialisation des personnes racisées. L’Ajar leur offre un espace d’écoute et d’entraide. Nous leur proposons des séances col­lec­tives gratuites avec une psy­cho­logue du travail afin d’aborder cette charge raciale3Théorisée en France par la cher­cheuse Maboula Soumahoro, la charge raciale désigne le poids psy­cho­lo­gique et matériel porté par les personnes racisées, aliénées quo­ti­dien­ne­ment par un ensemble d’expériences spé­ci­fiques – héritages trau­ma­tiques de l’Histoire, agres­sions racistes, devoir d’exemplarité… – une ini­tia­tive qui, nor­ma­le­ment, devrait être portée par la structure employeuse, qui a l’obligation d’assurer la sécurité physique et psychique de ses salarié·es. En parallèle, nous cherchons à sen­si­bi­li­ser au racisme en entre­prise les chef·fes de service, les délégué·es du personnel et les services des res­sources humaines.

Recevoir le témoi­gnage d’une victime de racisme, par exemple, cela s’apprend : ça permet d’éviter de repro­duire ces violences. Nous tentons de trouver des solutions avec les travailleur·euses membres de l’Ajar pour que leurs espaces de travail soient purgés de cette violence. Si néces­saire, cela implique d’aller à la confron­ta­tion avec leurs employeur·euses.


« Nous relevons de plus en plus de contenus ouver­te­ment racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. »


Nous tra­vaillons aussi à un par­te­na­riat avec certains syndicats. Car même si nous estimons qu’il leur reste beaucoup à faire sur ces questions, nous conti­nuons à penser qu’ils peuvent être des alliés.

En 2023, vous avez dénoncé, dans un com­mu­ni­qué de presse, les attaques subies par certain·es jour­na­listes arabes, dont la légi­ti­mi­té à couvrir le génocide pales­ti­nien a été mise en cause. Qu’est-ce que cela dit de la notion de prétendue neu­tra­li­té journalistique ?

Nous avons reçu plusieurs témoi­gnages en ce sens : dans certaines rédac­tions, les jour­na­listes arabes se sont entendu dire qu’elles et ils ne seraient pas assez objec­tives et objectifs pour couvrir le génocide pales­ti­nien, car trop impliqué·es émo­tion­nel­le­ment. Mais le sort du peuple pales­ti­nien devrait indigner tout le monde ! Du reste, tous·tes les jour­na­listes tra­vaillent leurs sujets d’un certain point de vue : en avoir conscience, cela n’empêche pas la rigueur métho­do­lo­gique, au contraire.

Nous concer­nant, l’enjeu n’est pas tant le biais des jour­na­listes arabes que celui des médias occi­den­taux, qui ont participé à légitimer les massacres de l’armée israé­lienne, quitte à déshu­ma­ni­ser com­plè­te­ment les Palestinien·nes, privé·es de nom, de prénom, de visage, d’histoire. Nous sommes face à une faillite déon­to­lo­gique et morale générale. Aux yeux de ces médias, les vies arabes ne valent rien. •

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    Métiers mis en place au sein des médias états-uniens, les postes de race editor et gender editor ont pour mission d’alimenter un travail réflexif sur le trai­te­ment éditorial des dis­cri­mi­na­tions (de race ou de genre) au sein des rédactions.
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    Un·e pigiste est un jour­na­liste rémunéré·e à la tâche, c’est-à-dire à la longueur de son article en presse écrite.
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    Théorisée en France par la cher­cheuse Maboula Soumahoro, la charge raciale désigne le poids psy­cho­lo­gique et matériel porté par les personnes racisées, aliénées quo­ti­dien­ne­ment par un ensemble d’expériences spé­ci­fiques – héritages trau­ma­tiques de l’Histoire, agres­sions racistes, devoir d’exemplarité…

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