Dans quel contexte l’Ajar a‑t-elle été créée, en mars 2023 ?
L’idée est partie d’une discussion un an plus tôt avec mon camarade Arno Soheil Pedram [membre et ancien président de l’Ajar] sur le traitement des enjeux raciaux en France, un tabou en comparaison notamment de celui fait dans certains médias états-uniens.
Ce constat était aussi celui d’autres journalistes concerné·es. Le sujet n’était pris au sérieux nulle part – pas même dans nos syndicats. Nous avons donc décidé de nous organiser, pour nous et entre nous, avec l’objectif de diversifier les rédactions et de lutter contre le racisme dans les médias.
Pour améliorer le traitement médiatique de la question de la race, sur quels ressorts espérez-vous agir ?
La formation est primordiale : les écoles de journalisme n’en font pas assez sur ces sujets. Nous leur proposons donc des interventions rémunérées, même si certaines persistent à remettre en cause la légitimité de notre combat. Nous intervenons également dans les collèges, les lycées et au sein de certaines rédactions, avec l’idée, entre autres, d’aider à identifier les biais racistes.
Ces formations s’adressent aussi aux personnes non blanches, car le fait d’être racisé·e ne va pas de pair avec une maîtrise de la notion de race.
Plus largement, nous avons élaboré des recommandations que nous soumettons aux médias. Le recrutement d’un·e race editor, c’est-à-dire d’un·e responsable éditorial·e aux questions raciales, sur le modèle des gender editors1Métiers mis en place au sein des médias états-uniens, les postes de race editor et gender editor ont pour mission d’alimenter un travail réflexif sur le traitement éditorial des discriminations (de race ou de genre) au sein des rédactions., permettrait, par exemple, un traitement uniforme et respectueux des personnes racisées. À ce jour, seul Mediapart a créé un poste de ce type. Il ne s’agit pas de limiter sa vigilance aux articles qui traitent de sujets liés à la stigmatisation et au racisme : ils peuvent aussi se retrouver au détour d’un compte rendu de procès.
En parallèle, sur nos réseaux sociaux, on mène avec pédagogie un travail de critique médiatique : nous relevons les termes inappropriés ou les choix de sujet stigmatisants et détaillons les mécanismes racistes qu’ils impliquent. Nous portons une parole minoritaire dans un contexte de fascisation de l’espace public, et une telle dénonciation ne suffit pas à faire changer un média. Nous cherchons à éveiller les consciences et, au-delà de l’Ajar, à rendre audible une critique antiraciste des médias.
Comment les rédactions réagissent-elles à ces prises de contact ou aux interpellations sur les réseaux sociaux ?
Certaines entendent la critique, mais il faut faire beaucoup de bruit, comme lorsque France Bleu avait illustré un article sur les chauffeur·euses de VTC avec une photo d’un singe au volant. Nous avons rappelé à ce média une réalité sociologique, à savoir que ces chauffeur·euses étaient majoritairement racisé·es, et que ce choix iconographique contribuait à les animaliser, selon un ressort foncièrement raciste. À la suite de quoi l’image a été changée.
D’autres rédactions se braquent complètement, mais ce n’est pas grave. Dans ce cas, on espère a minima avoir sensibilisé certain·es des journalistes qui la composent, tout comme leurs lecteur·ices ou les personnes nous suivant sur nos réseaux.
Deux ans après la création de l’Ajar, quel constat dressez-vous concernant la place de l’antiracisme dans le paysage médiatique français ?
La concentration des médias dans les mains de milliardaires est au service de projets politiques clairs, certains favorables à l’extrême droite. Pierre-Édouard Stérin [propriétaire ou investisseur de médias comme le compte X Cerfia, la chaîne YouTube Le Crayon, ou le média dit « de proximité » Neo], ou Vincent Bolloré [propriétaire de Canal+, CNews, Le Journal du dimanche, Europe 1, RFM…] n’ont pas réalisé ces opérations à des fins financières, car les médias ne rapportent pas d’argent. Ce qu’ils désirent, c’est favoriser la fascisation de l’opinion publique en France.
Dans cette logique, nous relevons de plus en plus de contenus ouvertement racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. En quelques années, des médias comme Le Journal du dimanche ou Europe 1 sont devenus, au mépris de la déontologie journalistique, de véritables artisans de la haine, conformément au souhait de leur propriétaire.
Au demeurant, la stigmatisation de certaines parties de la population, des personnes migrantes, des antiracistes ou encore des musulman·es n’est pas l’apanage de ces médias-là mais touche aussi des rédactions du service public. Il suffit de regarder l’évolution de la matinale de France Inter. Pour ne donner qu’un exemple, les chroniques de Sophia Aram se font de plus en plus virulentes contre les personnes luttant pour l’antiracisme. Elle mène un combat contre le terme – et donc la réalité – de l’islamophobie. Aujourd’hui, sans être exempts de biais racistes dans leur couverture de l’actualité, seuls les médias indépendants collaborent avec nous pour tenter de contrer ce phénomène.

Au-delà du traitement médiatique de la notion de race, vous avez évoqué en début d’entretien la nécessité de diversifier les rédactions. Quelle est la situation en France concernant le recrutement des journalistes racisé·es ?
Contrairement à des pays comme l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis, en France nous n’avons pas de données permettant de chiffrer le taux de personnes non blanches dans les rédactions. Nous avons demandé, sans succès, un état des lieux à plusieurs médias : il y a un grand malaise à ce propos. Cela permettrait pourtant d’objectiver nos constats empiriques, à savoir que les rédactions demeurent trop majoritairement composées de journalistes blanc·hes et bourgeois·es, qui ne représentent pas entièrement la France. Chercher des profils différents afin d’améliorer la qualité des publications est pourtant essentiel.
Et lorsque les personnes racisées parviennent à se faire recruter, nous constatons – à travers les 220 membres de l’association et notre réseau – que peu d’entre elles occupent des postes à responsabilités. Certain·es racontent avoir connu des parcours plus difficiles que leurs collègues blanc·hes.
Dans la partie de nos recommandations qui visent, entre autres, à favoriser l’embauche de personnes non blanches, nous suggérons de publier systématiquement les offres d’emploi pour davantage d’égalité dans l’accès à l’information. Cela permet en partie de sortir de la cooptation et du copinage. En parallèle, nous organisons régulièrement pour nos adhérent·es qui travaillent à la pige2Un·e pigiste est un journaliste rémunéré·e à la tâche, c’est-à-dire à la longueur de son article en presse écrite.des rencontres avec des responsables de médias qui prennent le format de speed dating : lors d’un court entretien, les pigistes présentent à des responsables de médias leur parcours et leurs sujets d’expertise, afin d’être identifié·es pour de futures collaborations.
Outre l’évolution professionnelle des journalistes racisé·es, qu’en est-il des discriminations vécues dans le travail quotidien au sein des rédactions ?
Il ne se passe pas une semaine sans qu’un·e de nos adhérent·es ne témoigne de discriminations. Par exemple, l’échange systématique des prénoms des deux personnes racisées de la rédaction : cela n’est ni anecdotique, ni une étourderie, mais participe à la perception uniformisée et à l’essentialisation des personnes racisées. L’Ajar leur offre un espace d’écoute et d’entraide. Nous leur proposons des séances collectives gratuites avec une psychologue du travail afin d’aborder cette charge raciale3Théorisée en France par la chercheuse Maboula Soumahoro, la charge raciale désigne le poids psychologique et matériel porté par les personnes racisées, aliénées quotidiennement par un ensemble d’expériences spécifiques – héritages traumatiques de l’Histoire, agressions racistes, devoir d’exemplarité… – une initiative qui, normalement, devrait être portée par la structure employeuse, qui a l’obligation d’assurer la sécurité physique et psychique de ses salarié·es. En parallèle, nous cherchons à sensibiliser au racisme en entreprise les chef·fes de service, les délégué·es du personnel et les services des ressources humaines.
Recevoir le témoignage d’une victime de racisme, par exemple, cela s’apprend : ça permet d’éviter de reproduire ces violences. Nous tentons de trouver des solutions avec les travailleur·euses membres de l’Ajar pour que leurs espaces de travail soient purgés de cette violence. Si nécessaire, cela implique d’aller à la confrontation avec leurs employeur·euses.
« Nous relevons de plus en plus de contenus ouvertement racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. »
Nous travaillons aussi à un partenariat avec certains syndicats. Car même si nous estimons qu’il leur reste beaucoup à faire sur ces questions, nous continuons à penser qu’ils peuvent être des alliés.
En 2023, vous avez dénoncé, dans un communiqué de presse, les attaques subies par certain·es journalistes arabes, dont la légitimité à couvrir le génocide palestinien a été mise en cause. Qu’est-ce que cela dit de la notion de prétendue neutralité journalistique ?
Nous avons reçu plusieurs témoignages en ce sens : dans certaines rédactions, les journalistes arabes se sont entendu dire qu’elles et ils ne seraient pas assez objectives et objectifs pour couvrir le génocide palestinien, car trop impliqué·es émotionnellement. Mais le sort du peuple palestinien devrait indigner tout le monde ! Du reste, tous·tes les journalistes travaillent leurs sujets d’un certain point de vue : en avoir conscience, cela n’empêche pas la rigueur méthodologique, au contraire.
Nous concernant, l’enjeu n’est pas tant le biais des journalistes arabes que celui des médias occidentaux, qui ont participé à légitimer les massacres de l’armée israélienne, quitte à déshumaniser complètement les Palestinien·nes, privé·es de nom, de prénom, de visage, d’histoire. Nous sommes face à une faillite déontologique et morale générale. Aux yeux de ces médias, les vies arabes ne valent rien. •


