Warning: Attempt to read property "ID" on int in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/themes/Divi/includes/builder/post/PostStack.php on line 62

Je parle, tu parles, nous nous libérons

Publié le 07/02/2022

Modifié le 16/01/2025

D’Ivry-sur-Seine à Boston, aujourd’hui comme hier, les groupes de parole sur la sexualité et la santé permettent à des femmes de se réapproprier les savoirs sur leur corps, mais aussi de créer leurs propres récits. Une pratique éminemment politique et émancipatrice.

Mari­am Doumbia a 29 ans, elle habite Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). À 19 ans, elle arrive seule du Mali, se marie, attend bien­tôt un enfant. Lors de sa pre­mière con­sul­ta­tion à la mater­nité, alors qu’elle vit en hôtel social et souf­fre de fortes nausées, la sage-femme lui écarte les jambes et assène: « Vous avez une belle exci­sion! Eh ben, on va tout vous déchir­er ! » Ces mots vio­lents ne sont accom­pa­g­nés d’aucune infor­ma­tion con­crète, l’entretien est min­i­mal­iste. « Vous imag­inez enten­dre ça à 21 ans, à votre pre­mière grossesse ? Je me suis ren­fer­mée tout de suite, pleine de cul­pa­bil­ité et de peur de l’accouchement. Et pen­dant neuf mois, j’ai encais­sé en silence. Au final, j’ai eu une césari­enne d’urgence et j’ai tout sen­ti… »

Fin 2016, une mai­son de quarti­er ouvre ses portes à côté de chez elle, à Ivry-Port, quarti­er pop­u­laire en pleine réno­va­tion urbaine. Un lieu con­vivial où les mères des alen­tours pren­nent rapi­de­ment leurs habi­tudes : enfants comme adultes peu­vent y faire des activ­ités, se retrou­ver et béné­fici­er d’un accom­pa­g­ne­ment social. « Ce qui ressor­tait le plus de nos con­ver­sa­tions, c’est qu’on avait peur du corps médi­cal. On se sen­tait à sa mer­ci, pour­suit Mari­am Doumbia. De fil en aigu­ille, on a eu l’idée de faire des groupes de parole pour trou­ver des solu­tions. » Une référente-famille met en place ces temps d’échange « San­té, mater­nité, sex­u­al­ité », ani­més, à la demande des par­tic­i­pantes, par une sage-femme sex­o­logue, Alice Rocq-Havard.

Dès lors, elles sont une dizaine à se rassem­bler toutes les deux semaines, ou une fois par mois, selon leurs besoins. Elles sont amies ou se con­nais­sent de vue,« il y a des Mali­ennes, des Séné­galais­es, des Ivoiri­ennes, des Maghrébines, des Français­es. Des musul­manes et des non musul­manes, d’âges dif­férents, explique Ami­na­ta Tra­oré, 40 ans. On est toutes mélangées, c’est aus­si ce qui fait la beauté de ce groupe. » L’ambiance est décon­trac­tée : elles s’installent sur des tapis à terre, avec les bébés ; il y a du thé, du bis­s­ap, des gâteaux et des beignets.

« C’EST QUOI LE PÉRINÉE ? »

La parole cir­cule libre­ment, on peut racon­ter un vécu, pos­er des ques­tions, ou sim­ple­ment écouter ; les sujets sont var­iés : sex­u­al­ité, exci­sion, règles, accouche­ment, ménopause, con­tra­cep­tion, allaite­ment, cli­toris, charge men­tale… Les séances durent deux heures, par­fois plus – les par­tic­i­pantes délèguent alors deux ou trois d’entre elles pour aller récupér­er les enfants, tous sco­lar­isés au même endroit. « Au début, on ne savait pas trop par où com­mencer, se sou­vient Ami­na­ta Tra­oré. Moi j’avais une ques­tion qui me tour­nait dans la tête : “C’est quoi le périnée ?On s’est ren­du compte que, en tant que mamans, on avait toutes des choses à dire à ce sujet. Alice a com­mencé à nous expli­quer, avec des pho­tos, des vidéos. On est direct tombées sous son charme et on n’a plus eu de bar­rières pour pos­er nos ques­tions. On a même oublié que c’était une sage-femme : c’était une copine. » Ce cadre non mixte bien­veil­lant, où l’on peut partager, à la pre­mière per­son­ne, ses expéri­ences dif­fi­ciles et ses ques­tion­nements, per­met de rompre l’isolement, de libér­er la parole,  mais aus­si de pren­dre con­science que d’autres femmes vivent des choses sim­i­laires – et ain­si don­ner de la légitim­ité à ce que l’on vit, dans un con­texte où ces sujets sont sou­vent stig­ma­tisés comme étant au mieux futiles, au pire hon­teux. « On a brisé les tabous et c’est devenu mag­ique entre nous, pour­suit Ami­na­ta Tra­oré. On se par­le de nos corps, de nos rela­tions sex­uelles, sans crainte, comme si on par­lait de nos cheveux. » Cela per­met aus­si d’acquérir de nou­veaux savoirs et de se réap­pro­prier son corps.

« Ma deux­ième grossesse a débuté en même temps que les groupes de parole, explique Mari­am Doumbia. Grâce à ces échanges, j’ai pris con­fi­ance en moi, j’ai choisi de par­tir dans une clin­ique pour être suiv­ie par Alice, j’ai pu faire enten­dre mes choix. Je me suis aus­si réap­pro­prié ma sex­u­al­ité : avec mon exci­sion, c’était un cal­vaire pour moi. En en par­lant, on a trou­vé des astuces et je me suis ouverte à mon corps, j’ai appris à me stim­uler, à trou­ver du plaisir. » Au sein du groupe de parole, les femmes d’Ivry-Port ont égale­ment dévelop­pé des straté­gies pour se défendre. « J’ai com­mencé à me pos­er des ques­tions : “Est-ce que j’avais été vrai­ment d’accord avec telle pra­tique, tel touch­er ?”, se sou­vient Ami­na­ta Tra­oré. J’ai décou­vert qu’on a le droit de dire “non” à un médecin, de ne pas don­ner sa carte Vitale si on n’a pas été bien traitée. Main­tenant, je ne me laisse plus faire. Pou­voir dire au médecin “je con­nais mon corps”, c’est énorme, c’est mag­nifique. » Et Aya¹, 35 ans, d’abonder : «  Avant, j’avais peur de l’accueil, surtout en tant que femme voilée, c’était sou­vent dif­fi­cile. Je n’osais pas pos­er de ques­tions. Main­tenant, je par­le de ce que j’ai, libre­ment. »

« Pour nous, ça a été une vraie thérapie de s’écouter, de se faire con­fi­ance », résume Ami­na­ta Tra­oré. Quand la crise san­i­taire a éclaté, avec son lot de con­fine­ments suc­ces­sifs, elles ont con­tin­ué à échang­er, sur leur groupe What­sApp, mais aus­si à se retrou­ver, dans son salon. « Ça nous man­quait trop, ce n’était pas pos­si­ble d’arrêter ! pour­suit- elle. Le groupe de parole, c’est notre quo­ti­di­en, on a envie de faire ça toute notre vie. On est dev­enues une famille. » Aya souligne de son côté la forte sol­i­dar­ité qui s’est nouée entre elles. Au sujet des enfants par exem­ple, elle qui a sept garçons et peu de famille autour d’elle depuis son arrivée en France. Pour Mari­am Doumbia, la plus jeune du groupe, « ces femmes, ce sont mes mamans, mes grandes soeurs, des amies que je n’oublierai jamais ».

UN MIROIR POUR REGARDER CE QU’IL Y A, LÀ EN BAS

His­torique­ment, les groupes de parole ont eu une grande impor­tance dans les mou­ve­ments de libéra­tion des femmes des années 1960–1970, comme autant de « lieux d’autoéducation » où les femmes pou­vaient par­ler « sans avoir à se bat­tre avec les hommes ; val­oris­er leur point de vue sub­jec­tif comme source de tra­vail ; faire émerg­er le com­mun qui rassem­ble des expéri­ences jusqu’alors vécues isolé­ment et ain­si génér­er des sol­i­dar­ités », écrit la soci­o­logue Mar­i­on Charp­enel². Une pra­tique en plein renou­veau aujourd’hui en France, dans le sil­lage des luttes fémin­istes actuelles, sous une var­iété de for­mats et de mix­ités choisies³ : groupes plus ou moins informels autour de la mater­nité, des vio­lences, de la ménopause,  des sex­u­al­ités, du racisme, du validisme, de la grosso­pho­bie, etc., qui ont lieu autant dans des struc­tures sociales ou asso­cia­tives que dans des  apparte­ments, des parcs ou à dis­tance, via les réseaux soci­aux. « Quand on se par­le, dans un cadre non mixte, on reprend du pou­voir sur nos vies, on crée nos pro­pres réc­its, le poten­tiel de sub­ver­sion est énorme », explique Nina Fau­re qui, en tant que réal­isatrice et coautrice du livre Notre corps, nous-mêmes ⁴ a organ­isé des dizaines de groupes de dis­cus­sion sur les sex­u­al­ités.

De l’autre côté de l’Atlantique, aux États- Unis, Miri­am Haw­ley, Pamela Berg­er et Jane Pin­cus⁵, plus de 80 ans aujourd’hui, se rap­pel­lent leurs pre­miers « groupes de con­science » (con­scious­ness-rais­ing groups), où elles allaient accom­pa­g­nées de leur bébé de quelques mois, à Boston, dans les années 1960. En mai 1969, une grande con­férence non mixte qui attire plus de cinq cents femmes a lieu à Emmanuel Col­lege (Boston), avec des dizaines d’ateliers  de dis­cus­sion. Galères con­tra­cep­tives, avorte­ments clan­des­tins, accouche­ments vio­lents, post-par­tum dif­fi­ciles, gyné­co­logues qui imposent des choses sans expli­ca­tions… elles sont nom­breuses à vouloir se réap­pro­prier les savoirs sur leur corps et à se ren­dre à l’atelier que Miri­am Haw­ley ani­me sur les femmes et leurs corps : « Per­son­ne ne voulait s’arrêter de par­ler alors on s’est revues toutes les semaines pen­dant l’été, chez les unes et chez les autres. On allait faire des recherch­es à la bib­lio­thèque médi­cale de Har­vard, on posait des ques­tions à des médecins, on analy­sait les poli­tiques de san­té, mais, surtout, on partageait nos vécus sur tous ces sujets. »

À l’automne, elles lan­cent un cours auto­géré dans lequel, à chaque séance, une par­tic­i­pante est chargée d’intervenir sur un thème pré­cis. « À la pre­mière, une femme est venue avec des sché­mas du cli­toris, de la vul­ve, du vagin, de l’anus, se sou­vient Pamela Berg­er. On était une ving­taine, aucune n’avait jamais pris un miroir pour regarder ce qu’elle avait là, en bas. Elle nous a par­lé d’excitation du cli­toris, cer­taines d’entre nous n’avaient jamais eu d’orgasme, d’autres en avaient eu sans savoir ce que c’était. On était épatées ! » Une douzaine d’entre elles déci­dent, à par­tir de leurs notes de séances et de leurs recherch­es per­son­nelles, de rédi­ger une brochure mil­i­tante de 193 pages, autop­ub­liée en 1970 sous le titre Women and Their Bod­ies ⁶. Devant l’engouement sus­cité, elles en font un manuel en 1973 : Our Bod­ies, Our­selves ⁷, emblème de la deux­ième vague fémin­iste, réédité neuf fois depuis, dif­fusé à qua­tre mil­lions d’exemplaires, et adap­té, dans plus d’une trentaine de langues, par des col­lec­tifs du monde entier, y com­pris en France en 1977 et en 2020, sous le titre Notre corps, nous-mêmes ⁸.

Aujourd’hui , les mem­bres fon­da­tri­ces du col­lec­tif sont en con­tact, pour cer­taines, qua­si­ment toutes les semaines pour des réu­nions de tra­vail, seretrou­vent régulière­ment pour des fêtes ou des ran­don­nées, con­tin­u­ent d’animer des groupes de con­science. « On est plus que des sœurs, note Jane Pin­cus. On dis­ait tou­jours qu’on allait vieil­lir ensem­ble, assis­es dans notre rock­ing-chair sous le porche, à regarder le soleil couchant… » Et Pamela Berg­er de renchérir, rieuse : « Finale­ment, on se retrou­ve assis­es face à nos écrans Zoom ! »

ÉCRIRE POUR « NE PLUS AVOIR HONTE, BRISER DES TABOUS »

Le groupe de con­science leur a per­mis de se sen­tir légitimes à pro­duire du savoir écrit, à porter leurs vécus et leurs analy­ses publique­ment. Cinquante ans plus tard, les femmes d’Ivry-Port ont, elles aus­si, écrit un livret, accom­pa­g­nées par la jour­nal­iste Naïké Desquesnes. Dans Sans tabou ⁹, elles racon­tent leurs his­toires de sex­u­al­ité, d’excision, de mal­trai­tances médi­cales sex­istes et racistes, de parental­ité… et délivrent des infor­ma­tions con­crètes, sché­mas à l’appui, sur le cli­toris, le périnée, etc. « On l’a écrit pour ne plus avoir honte, pour bris­er des tabous, explique Aya. Il y a beau­coup de femmes qui n’osent pas par­ler de ces sujets. Si elles tombent sur ce livret, elles peu­vent se dire que d’autres ont vécu la même chose qu’elles et ça peut les aider. » Elles ont élaboré le con­tenu ensem­ble « et fait des trucs de ouf, comme se promen­er dans Ivry avec un cli­toris pour deman­der aux gens ce que c’était, se sou­vient Mari­am Doumbia. Il nous a fal­lu beau­coup de courage pour faire ça, d’où le titre Sans tabou. »

Puis elles l’ont présen­té en pub­lic, à plusieurs repris­es. Devant un parterre de gyné­co­logues et de sages-femmes à Paris, notam­ment. « On leur a fait com­pren­dre qu’ils font très bien leur tra­vail, mais que ce serait bien qu’ils écoutent les patientes, se rap­pelle-t-elle. Ils étaient éton­nés qu’on puisse leur don­ner tant d’idées par rap­port à notre corps, sur com­ment l’appréhender. » Mais aus­si devant des salles combles à Ivry. « Ça a provo­qué des groupes de parole de grande ampleur. On racon­tait nos expéri­ences, le pub­lic était sub­jugué. Plein de femmes pre­naient la parole pour dire “moi aus­si je suis dans cette sit­u­a­tion”. » Ami­na­ta Tra­oré se sou­vient en par­ti­c­uli­er « d’une dame de 70 ans qui demandait si on a le droit de faire la réé­d­u­ca­tion du périnée quand on est ménopausée. La réponse, pos­i­tive, c’est Alice qui l’a don­née, elle était con­tente, la dame ! À chaque fois, c’était une émo­tion par­ti­c­ulière, ça a libéré de la parole de plein d’autres femmes. Même si à la fin j’en avais un peu marre de par­ler de mon cli­cli devant tout le monde ! » Poli­tis­er, en tant que groupe con­sti­tué, des  sujets d’habitude can­ton­nés à la sphère intime peut avoir un effet éman­ci­pa­teur sur d’autres femmes. En ce sens, explique Miri­am Haw­ley, « le groupe de parole est un moteur pour des actions col­lec­tives plus mas­sives, pour trans­former la société ».

Depuis, il arrive sou­vent que des femmes récla­ment la réim­pres­sion du livret, souhait­ent rejoin­dre le groupe, posent des ques­tions. « Le groupe de parole nous per­met de don­ner plus de savoirs à nos filles, nos nièces, con­clut Ami­na­ta Tra­oré. Pour nous, tout ça a été tabou avec nos par­ents. Elles vont recevoir le con­traire de ce qu’on a reçu, c’est mag­nifique, on a cassé cette rou­tine. »

*****
1. Le prénom a été mod­i­fié à sa demande.

2. Mar­i­on Charp­enel, « Les groupes de parole ou la triple con­créti­sa­tion de l’utopie fémin­iste », Édu­ca­tion et sociétés, 2016, p. 15–31.

3. La mix­ité choisie est un out­il poli­tique essen­tiel pour que des per­son­nes qui parta­gent un vécu d’oppressions sim­i­laires puis­sent se retrou­ver entre elles.

4. De Mathilde Blézat, Naïké Desquesnes, Mou­nia El Kot­ni, Nina Fau­re, Nathy Fofana, Hélène de Gun­zbourg, Marie Her­mann, Nana Kin­s­ki et Yélé­na Per­ret, Notre corps, nous-mêmes, édi­tions Hors d’atteinte, 2020.

5. Entre­tien col­lec­tif réal­isé en visio­con­férence en novem­bre 2021.

6. Télécharge­able sur ourbodiesourselves.org

7. Par le Boston Women’s Health Book Col­lec­tive (devenu en 2001 le col­lec­tif Obos, Our Bod­ies Our­selves), pub­lié chez Simon & Schus­ter.

8. Pour la ver­sion de 2020, des dizaines de groupes de parole thé­ma­tiques avec des femmes ain­si que des per­son­nes trans et non binaires ont été organ­isés : ils ali­mentent tout l’ouvrage.

9. Télécharge­able sur ladernierelettre.fr

 

Mathilde Blézat

Journaliste indépendante basée à Marseille, elle est coautrice du manuel féministe Notre corps nous mêmes (Hors d’atteinte 2020) et cofondatrice de la revue Panthère première. En février 2022, elle a publié Pour l’autodéfense féministe (Editions de la dernière lettre). Voir tous ses articles


Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/plugins/really-simple-ssl/class-mixed-content-fixer.php on line 107