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Jacqueline Manicom : l’oubliée

Sage-femme et écrivaine guade­loupéenne, créa­trice du pre­mier cen­tre de plan­ning famil­ial des ter­ri­toires d’outre-mer, Jacque­line Man­i­com s’est battue pour le droit à la con­tra­cep­tion et à l’avortement. Fig­ure impor­tante du fémin­isme, aux côtés de Simone de Beau­voir et de Gisèle Hal­i­mi, elle a som­bré dans l’oubli.
Publié le 18/10/2023

Modifié le 16/01/2025

En 1972, pendant le procès de Bobigny, Jacqueline Manicom (deuxième en partant de la droite) distribue des tracts pour la légalisation de l’avortement, aux côtés d’autres militantes, dont Simone de Beauvoir (à sa droite).
Michel Artault / Apis / Syg­ma / Syg­ma via Get­ty Images

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.

« Jacque­line a craqué. […] Elle était déchirée parce qu’Antillaise, parce que son statut était un statut d’infériorité […]. Elle a subi les rap­ports de force hommes-femmes. »

Nous sommes en 1976. Gisèle Hal­i­mi prend la parole devant les mil­i­tantes de l’association Choisir la cause des femmes. Elle rend hom­mage à Jacque­line Man­i­com, com­pagne de lutte, qui vient de se suicider.Ces quelques mots décou­verts au hasard des archives éveil­lent mon atten­tion. His­to­ri­enne, jour­nal­iste, Blanche et née en France hexag­o­nale, je pen­sais con­naître l’histoire de la sec­onde vague fémin­iste, celle de la con­quête de la con­tra­cep­tion et de l’avortement. Je réalise subite­ment que je ne con­nais aucune mil­i­tante antil­laise au sein de ces mou­ve­ments. Qui est cette Guade­loupéenne dont Gisèle Hal­i­mi sem­ble si proche ? Les Antilles sont-elles une fois de plus les oubliées d’une par­tie du réc­it nation­al ?Je décide de par­tir sur les traces de cette femme.

Pour com­pren­dre le par­cours de Jacque­line Man­i­com, je suis d’abord allée en Guade­loupe, dans le nord de Grande-Terre. « Mor­sures, rav­ages, incendies des rochers turquoise et nacrés, ago­nie du ciel que le soleil a rem­placé en le dévo­rant. Cette inso­lente can­tate offerte au soleil, c’est Le Moule (1). » C’est là qu’elle naît, en 1935, « à l’extrême éch­e­lon de la société la plus pau­vre, du monde le plus exploité et le plus inculte », explique-t-elle dans une let­tre à Simone de Beau­voir, le 13 jan­vi­er 1966. Dans sa ver­sion de l’histoire famil­iale, ses ancêtres font par­tie de la main‑d’œuvre indi­enne bon marché et corvéable à mer­ci, arrivée au mitan du xixe siè­cle pour tra­vailler sur les plan­ta­tions après l’abolition de l’esclavage, et longtemps méprisée. « Une his­toire en par­tie fausse ou incom­plète », nuance Jean-François Man­i­com, l’un de ses neveux, longtemps con­ser­va­teur de l’International Slav­ery Muse­um de Liv­er­pool. « Il faut tou­jours garder à l’esprit la vio­lence et la com­plex­ité de l’histoire de la Caraïbe, avec ses trau­mas et ses secrets. » Lui-même a pu recon­stituer une fil­i­a­tion où se croisent des tra­vailleurs venus d’Inde, mais aus­si une femme esclav­isée (Marie la Guinéenne), un aïeul caraïbe, ou encore un béké (un descen­dant de colons esclavagistes). La peau claire du père de Jacque­line Man­i­com, tout comme les très bonnes rela­tions qu’il entre­tient avec son patron, facilite prob­a­ble­ment l’émancipation famil­iale, dans un con­texte mar­qué par le col­orisme (lire l’encadré ci-dessous).

Jacque­line est l’aînée d’une famille nom­breuse – sa mère a mené vingt grossess­es à terme, dix enfants ont survécu. Ses par­ents, des paysans créolo­phones, ne savent ni lire ni écrire ; elle se révèle bril­lante à l’école. Au début des années 1950, elle fait par­tie du petit nom­bre d’élèves qui, en Guade­loupe, parvi­en­nent au bac­calau­réat. Que va-t-elle faire de ce sésame ? « J’aurais voulu être médecin, racon­tera-t-elle en 1974 à un jour­nal­iste du quo­ti­di­en La Suisse. Mais mes par­ents étaient d’origine mod­este. » Elle qui a tou­jours con­nu sa mère « enceinte ou en deuil » choisit des études de sage-femme.

Colorisme

Ce terme désigne une hiérar­chie implicite entre les per­son­nes noires en fonc­tion du degré de pig­men­ta­tion de leur peau. Plus la peau est claire, plus le statut social de la per­son­ne serait élevé. Ce préjugé est hérité de l’époque de l’esclavage et de l’économie de la plan­ta­tion. L’historien Pap Ndi­aye, dans l’ouvrage col­lec­tif De la ques­tion sociale à la ques­tion raciale ? (La Décou­verte, 2006), explique : « La réflex­ion sur le col­orisme per­met […] de nuancer l’opposition “noir”/“blanc”, certes fon­da­men­tale dans les imag­i­naires racial­isés, mais qui ne rend pas compte, à elle seule, des hiérar­chies sociales induites par la racial­i­sa­tion. »

Les illusions perdues

Prob­a­ble­ment grâce à une bourse, Jacque­line Man­i­com rejoint l’école la plus proche, en Mar­tinique. En 1957, elle en sort diplômée et choisit de se ren­dre à Paris. Si la grande émi­gra­tion antil­laise des années 1960–1970 n’a pas encore com­mencé, la France hexag­o­nale fait rêver et sem­ble ouvrir des per­spec­tives inédites pour les femmes diplômées.

Elle est embauchée à l’hôpital Bichat. C’est là qu’elle ren­con­tre Jacques, un interne en médecine, issu d’une famille blanche de la bour­geoisie parisi­enne. Elle a 23 ans, lui presque 30. Quelques mois plus tard, Jacque­line Man­i­com est enceinte. Mais l’histoire tourne mal. Dans son pre­mier livre, elle revien­dra de façon à peine romancée sur cet épisode : « J’étais enceinte de plus de qua­tre mois. La nou­velle fut annon­cée à sa famille quinze jours avant la date fixée pour le mariage. Ce fut la cat­a­stro­phe, dans le salon tapis­sé de velours gris de “Maman”. Mais tu es devenu fou, Xavier ! C’est du déclasse­ment ! […] Une Négresse ici ? Jamais ! »

La belle-famille de Jacque­line Man­i­com impose que l’union ait lieu, afin d’éviter une nais­sance hors mariage, mais qu’elle soit suiv­ie immé­di­ate­ment d’un divorce. C’est ain­si que la jeune femme se marie le 20 mars 1959, et se retrou­ve, douze mois plus tard, seule, divor­cée, avec un bébé. « Les Négress­es gré­co-latines, on ne les prend pas au sérieux », con­state-t-elle amère­ment. Elle s’effondre, tente de se sui­cider, démis­sionne de l’hôpital Bichat et ren­tre en Guade­loupe. Après un départ tri­om­phant, le retour est dif­fi­cile, d’autant que les femmes divor­cées sont encore très mal vues à l’époque.

Portrait de la famille Manicom en 1958. En haut à droite Jacqueline Manicom, aînée de sa fratrie. Archives familiales

Por­trait de la famille Man­i­com en 1958. En haut à droite Jacque­line Man­i­com, aînée de sa fratrie. Archives famil­iales

La création du Planning familial

« À par­tir d’un échec, le com­mence­ment d’une vie » : Gisèle Hal­i­mi résumera (2) par cette for­mule lap­idaire le tour­nant que con­naît alors la vie de Jacque­line Man­i­com. Ce nou­veau départ, la Guade­loupéenne le doit à sa ren­con­tre avec le fémin­isme. D’abord celui de Simone de Beau­voir, dont l’ouvrage La Force de l’âge paraît en 1960. « Moi, une femme de couleur, bafouée par un homme blanc. Je me suis sen­tie votre sœur et mieux vous avez été une amie. […] Vous m’avez aidée à sup­port­er le monde, les Européens, et moi-même », écrit-elle dans une let­tre à la philosophe le 19 mai 1965. C’est ensuite la décou­verte par la presse du Plan­ning famil­ial : créé en 1956, son pre­mier cen­tre ouvre à Greno­ble en 1961. Une révéla­tion pour Jacque­line Man­i­com, qui voit dans le con­trôle des nais­sances l’outil indis­pens­able à l’émancipation des femmes. La sage-femme, qui a repris son activ­ité en Guade­loupe, annonce dès 1962 dans Revue guade­loupéenne l’idée d’un cen­tre local – le pre­mier des départe­ments d’outre-mer. En 1964, elle crée avec l’aide d’une poignée de militant·es pro­gres­sistes l’association guade­loupéenne pour le plan­ning famil­ial : La Mater­nité con­sciente. Jacque­line Man­i­com revien­dra sur cet épisode lors de sa dépo­si­tion au procès de Bobigny (3) : « J’ai fondé le cen­tre du Plan­ning famil­ial, en 1964, parce que j’étais affolée par le prob­lème des nais­sances en Guade­loupe. J’étais bien placée pour le savoir. Je suis sage-femme et l’aînée d’une famille de vingt enfants. Ma mère a eu vingt goss­es en vingt ans. J’ai accouché des femmes de 35 ans de leur seiz­ième ou de leur vingtième enfant. » Par­al­lèle­ment, la Guade­loupéenne s’approprie son iden­tité de femme noire. Si l’homme qu’elle épouse en sec­on­des noces est à nou­veau un Blanc – Yves Letourneur, mil­i­tant marx­iste et pro­fesseur de philoso­phie, alors en poste au lycée de Pointe-à-Pitre – c’est « cette fois-ci un Blanc qui sait qu’en épou­sant une femme de couleur, elle le restera ! » s’amuse-t-elle, d’après les sou­venirs de son amie Gisèle Hal­i­mi (Une embel­lie per­due, Gal­li­mard, 1995).

À l’été 1964, le Plan­ning tout juste mis sur pied, Jacque­line Man­i­com et son mari repar­tent en France hexag­o­nale. La sage-femme se sent-elle à l’étroit en Guade­loupe ? Le doc­teur Jacques Ban­gou, dont la mère, la com­mu­niste et fémin­iste Mar­celle Ban­gou, a vécu l’aventure du Plan­ning, se sou­vient d’une femme qui avait « un par­cours de mil­i­tante fémin­iste très sin­guli­er pour la Guade­loupe de l’époque. Un par­cours qui n’était pas dans l’air du temps. » La famille, qui s’est agrandie d’une petite fille, s’installe à Créteil (Val-de-Marne), puis à Massy (Essonne). Après quelques mois de chô­mage, Jacque­line Man­i­com reprend son tra­vail, à l’hôpital Saint-Vin­cent-de-Paul, puis à l’hôpital Bouci­caut.

En avril 1971, Jacque­line Man­i­com sou­tient le « Man­i­feste des 343 » pub­lié dans le Nou­v­el Obser­va­teur, dans lequel des femmes déclar­ent avoir avorté. Elle rejoint l’année suiv­ante le secré­tari­at nation­al de Choisir la cause des femmes, l’association créée par Beau­voir et Hal­i­mi à la suite du man­i­feste. Jacque­line Man­i­com et Gisèle Hal­i­mi devi­en­nent com­pagnes de lutte, et nouent une solide ami­tié.

Affiche reproduite dans la brochure de L’Association guadeloupéenne pour le planning familial 40 ans d’histoire de La Maternité consciente 1964-2004 (Pointe-à-Pitre, 2004). Collection particulière /  © La Maternité Consciente, Planning Familial de Guadeloupe

Affiche repro­duite dans la brochure de L’Association guade­loupéenne pour le plan­ning famil­ial 40 ans d’histoire de La Mater­nité con­sciente 1964–2004 (Pointe-à-Pitre, 2004). Col­lec­tion par­ti­c­ulière / © La Mater­nité Con­sciente, Plan­ning Famil­ial de Guade­loupe

Une sage-femme hors norme

Jacque­line Man­i­com ne cesse dès lors de militer. En 1972, elle est témoin de moral­ité au procès de Bobigny. On la retrou­ve avec Simone de Beau­voir, devant le tri­bunal, dis­tribuant des tracts pour le droit à l’avortement ; à la tri­bune de la Mutu­al­ité avec Claude Ser­van-Schreiber et Michel Rocard ; défen­dant la con­tra­cep­tion dans des réu­nions publiques. À Massy, elle loue, avec des mil­i­tantes du Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes (MLF) et quelques médecins, un apparte­ment pour pra­ti­quer des avorte­ments clan­des­tins. Un engage­ment qui, par­ti­c­ulière­ment pour une sage-femme, « n’est pas anodin », selon la fémin­iste Chan­tal Bir­man, entrée dans la pro­fes­sion dans ces mêmes années : « Le milieu des sages-femmes était alors assez réac­tion­naire. Aucune ne s’était engagée offi­cielle­ment en faveur de l’avortement. À l’époque, elle aurait été radiée par son ordre pro­fes­sion­nel s’il avait été su qu’elle pra­ti­quait des avorte­ments. »

Portée par l’admiration qu’elle voue à Simone de Beau­voir, la mil­i­tante s’est mise à écrire, dès 1960–1961, « comme si [elle pre­nait] des ver­res et des ver­res de rhum blanc ». « Cela a d’abord été une biogra­phie […]. Puis petit à petit (ma vie réelle se trans­for­mant) j’ai pris de la dis­tance par rap­port aux per­son­nages », écrit-elle à la philosophe le 19 mai 1965. Beau­voir trans­met un pre­mier man­u­scrit en 1965 à Gal­li­mard, sans suc­cès. Il sera pub­lié en 1972 par les édi­tions Sar­razin sous le titre Mon exa­m­en de Blanc. Sous les traits à peine romancés de son héroïne Madévie, Jacque­line Man­i­com décrit avec une pré­ci­sion chirur­gi­cale la fas­ci­na­tion qu’elle a eue pour son pre­mier mari, Blanc, bour­geois. Elle racon­te la vio­lence du racisme qui fait vol­er en éclat ses illu­sions. Au terme d’un chem­ine­ment intérieur, l’héroïne se réap­pro­prie sa « douloureuse et fière his­toire de Caraïbes, de Nègres, d’hindous et de Blancs ». « À bas l’assimilation et aus­si la seule négri­tude ! » con­clut-elle. L’écrivaine dédie son ouvrage aux vic­times de la vio­lente répres­sion éta­tique de mai 1967 à Pointe-à-Pitre, prenant ain­si explicite­ment posi­tion en faveur du mou­ve­ment indépen­dan­tiste guade­loupéen, alors en plein essor.

Paternalisme médical

Deux ans plus tard paraît aux Press­es de la Cité La Graine. Jour­nal d’une sage-femme. Jacque­line Man­i­com racon­te au tra­vers de ce roman son quo­ti­di­en à l’hôpital Bouci­caut à Paris : les rap­ports de pou­voir, le pater­nal­isme médi­cal, la réti­cence des médecins à par­ler de con­tra­cep­tion aux femmes et les vio­lences gyné­cologiques : « Ils sont une ving­taine qui plon­gent tous ensem­ble leur regard vers le vagin des femmes instal­lées en posi­tion gyné­cologique. […] Armé de son spécu­lum, M. de Maruéjols peut faire des décou­vertes éton­nantes. “Sperme !” a‑t-il annon­cé, ce lun­di matin, en explo­rant l’intimité d’une jeune femme. »

Le livre, « un des rares témoignages sur l’exercice du méti­er de sage-femme à l’hôpital », selon l’historienne Nathalie Sage Pranchère, a du suc­cès. Jacque­line Man­i­com fait mon­tre d’un fémin­isme de plus en plus affir­mé : « Je pense que le monde chang­era pro­fondé­ment et véri­ta­ble­ment quand les femmes cesseront d’être des opprimées, des mineures et des pro­duc­tri­ces de “chair à canon” », explique-t-elle à Mireille Nico­las, pro­fesseure de let­tres qui pré­pare alors le tome IV de son antholo­gie de lit­téra­ture antil­laise.
La sage-femme témoigne aus­si de la dif­fi­cile sit­u­a­tion des Antillais·es, de plus en plus nom­breuses et nom­breux à rejoin­dre les travailleur·euses « du bal­ai, du tor­chon, de la ser­pil­lière et des bassins à vider ».


« Moi, une femme de couleur, bafouée par un homme blanc. Je me suis sen­tie votre sœur et mieux vous avez été une amie. »

Let­tre de Jacque­line Man­i­com à Simone de Beau­voir


Déceptions en série

Au début des années 1970, Jacque­line Man­i­com devient une mil­i­tante fémin­iste de pre­mier plan. Son troisième roman est en cours d’écriture. Elle est régulière­ment invitée sur les plateaux télé et à la radio, par­ticipe au film mil­i­tant de Ioana Wieder (4) Accouche ! (sor­ti en 1977), et rejoint le Con­seil supérieur de l’information sex­uelle créé par Lucien Neuwirth. Mais der­rière cette façade publique flam­boy­ante se cachent des dif­fi­cultés pro­fes­sion­nelles et per­son­nelles. En rai­son de ses cri­tiques sévères du milieu hos­pi­tal­ier, Jacque­line Man­i­com, décrite dans son dossier admin­is­tratif, par ses supérieurs, comme une sage-femme d’une « qual­ité excep­tion­nelle, très intel­li­gente et par­ti­c­ulière­ment dévouée », se voit désor­mais reprocher son « com­porte­ment par­fois mal­heureux, voire regret­table ». Elle est changée d’affectation. À Massy, où elle souhaitait encour­ager la con­tra­cep­tion, la mil­i­tante est déçue par les résul­tats : « [Les patientes] venaient pour se faire avorter et on ne les revoy­ait plus », explique-t-elle en 1973 devant ses cama­rades de Choisir. « En ce qui con­cerne l’impact sur la pop­u­la­tion de Massy, il n’y en a aucun. »

Dans l’intimité, son cou­ple bat de l’aile. Yves Letourneur s’installe qua­si­ment à demeure chez sa maîtresse. Elle-même a un amant, qu’elle juge plus atten­tif à son corps qu’à ses idées. D’après ce que m’en ont dit ses enfants, la sage-femme tient alors à bout de bras sa famille, y com­pris finan­cière­ment. Reste, enfin, « [ses] inqui­ets, [ses] chimériques prob­lèmes de métèque, de métisse, de mulâtresse, de coolie-mal­abar, puisqu’[elle est] tout cela à la fois dans [son] île et en France ». Et cette sen­tence : « S’il arrive à une mulâtresse d’avoir envie de se sui­cider, que per­son­ne ne lui man­i­feste la moin­dre pitié. »

Le 21 avril 1976, Jacque­line Man­i­com ren­tre chez elle après une longue garde. Au matin elle envoie sa fille à l’école puis avale des médica­ments. Elle écrit une let­tre dans laque­lle elle dit sa fatigue d’être femme, Noire et pau­vre. Lorsqu’on la décou­vre, il est trop tard. Jacque­line Man­i­com meurt à 41 ans. Elle ne sera plus là pour voir naître, quelques semaines plus tard à Paris, la Coor­di­na­tion des femmes noires, qui dénonce l’oppression à la fois sex­iste et raciste que celles-ci subis­sent.


« J’étais affolée par le prob­lème des nais­sances en Guade­loupe. Je suis sage-femme, et l’aînée d’une famille de vingt enfants. J’ai accouché des femmes de 35 ans de leur seiz­ième ou de leur vingtième enfant. »

Jacque­line Man­i­com en 1972 au procès de Bobigny


Après sa mort, sa disparition

Après la mort de Jacque­line Man­i­com, son sou­venir dis­paraît. Seul·es les uni­ver­si­taires anglo-saxon·nes sem­blent se sou­venir de ses romans. Cet oubli est éton­nant, alors qu’elle était dev­enue une fémin­iste très active, proche de Gisèle Hal­i­mi, présente dans les médias… Com­ment l’expliquer ? Je pose la ques­tion à l’autrice fémin­iste guade­loupéenne Ger­ty Dambury, à l’origine, avec d’autres, du col­lec­tif Décolonisons les arts, et à Félix Ger­main, chercheur à l’université de Pitts­burgh et codi­recteur d’un ouvrage sur le rôle des femmes noires dans l’histoire de France (5).

Jacque­line Man­i­com n’était pas la seule Antil­laise fémin­iste dans l’Hexagone des années 1950–1960, m’explique Félix Ger­main. Mais les expéri­ences vécues des Antil­lais et plus encore des Antil­lais­es restent encore aujourd’hui large­ment ignorées. Ger­ty Dambury renchérit : « Qui, par­mi les fémin­istes français­es, con­naît aujourd’hui Sarah Mal­doror, Michèle Lacrosil, France Alibar ou Lucie Julia ? Quand je vois le silence qui entoure le par­cours de Jacque­line, je suis furieuse de ce colo­nial­isme latent qui se traduit par l’oubli du com­bat des femmes noires. »

Bien qu’écrivaine, mil­i­tante, fon­da­trice du Plan­ning famil­ial de Guade­loupe, Jacque­line Man­i­com a ain­si été, comme tant d’autres Antil­lais­es, « une voix cri­ant dans deux déserts : sa Guade­loupe natale, et la France con­ti­nen­tale (6)». •

Mer­ci à celles et ceux qui m’ont apporté leur aide lors de cette enquête, en France hexag­o­nale et en Guade­loupe : Frédéric Émer­it, Gaëlle Letourneur et Jean-François Man­i­com, ain­si que Jacques Ban­gou, Ginette Batilde, Monique Ben­jamin, Chan­tal Bir­man, Car­ol Borel, Maryse Condé, Stéphanie Con­don, Alber­tine Cotel­lon, Ger­ty Dambury, Arlette Gau­ti­er, Félix Ger­main, Jean-Pierre Guen­gant, Bruno Moutous­samy, Clara Palmiste, Bib­ia Pavard, Nathalie Sage Pranchère, Jean-Pierre Sain­ton (décédé le 22 août 2023), George Tar­er et Michelle Zan­car­i­ni-Four­nel.

Hélène Frouard par MEHRAKHélène Frouard

His­to­ri­enne et jour­nal­iste, elle s’intéresse aux par­cours de femmes. Elle a réal­isé pour France Cul­ture un doc­u­men­taire sonore sur sa grand­mère, La Dénon­ci­a­tion.

 

 

1. Jacque­line Man­i­com, Mon exa­m­en de Blanc, éd. Sar­razin, 1972. Sauf men­tion con­traire, les cita­tions suiv­antes sont tirées de ce même ouvrage.

2. Gisèle Hal­i­mi, « Roman, dépo­si­tion du Blanc », Le Nou­v­el Obser­va­teur, 1972.

3. En octo­bre et novem­bre 1972, alors que l’avortement est encore illé­gal, l’avocate Gisèle Hal­i­mi assure la défense d’une mineure ayant avorté à la suite d’un viol. Elle défend aus­si sa mère et trois autres femmes qui l’ont aidée.

4. Ioana Wieder (1932) est une réal­isatrice fémin­iste française. Dans les années 1970, avec Del­phine Seyrig et Car­ole Rous­sopou­los, elle crée Les Mus­es s’amusent, qui devien­dra les Insoumus­es, un col­lec­tif pour des films sur les femmes, par des femmes.

5. Félix Ger­main et Silyane Larcher (dir.), Black French Women and The Strug­gle for Equal­i­ty, 1848–2016, Uni­ver­si­ty of Nebras­ka Press, 2018 (non traduit).

6. Franklin W. Knight et Hen­ry Louis Gates Jr, Dic­tio­nary of Caribbean and Afro-Latin Amer­i­can Biog­ra­phy, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2016 (non traduit).

Hélène Frouard

Historienne et journaliste, elle s’intéresse aux  parcours de femmes. Elle a réalisé pour France culture un documentaire sonore sur sa grand-mère “La Dénonciation”. Voir tous ses articles

Rêver : La révolte des imaginaires

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.


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