Ivonne Gonzalez : « Féminiser, décoloniser et diversifier Wikipédia »

Le 3 septembre paraîtra le numéro 19 de La Déferlante intitulé « S’informer en fémi­nistes ». Pendant tout le mois d’août, nous donnons la parole à des personnes qui s’engagent pour une infor­ma­tion fiable et indé­pen­dante. Deuxième d’une série de quatre : le témoi­gnage d’Ivonne Gonzalez, artiste et militante afro-féministe, à l’origine du projet Noircir Wikipédia qui se propose de « déco­lo­ni­ser » l’encyclopédie en ligne pour la rendre plus inclusive. 

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Publié le 07/08/2025

Ivonne Gonzalez à la WikiConvention à Paris, en novembre 2022. Crédit photo : Rémi Jouan, CC-BY-SA, GNU Free Documentation License, Wikimedia Commons
Ivonne Gonzalez à la WikiConvention à Paris, en novembre 2022. Crédit photo : Rémi Jouan, CC-BY-SA, GNU Free Documentation License, Wikimedia Commons

Découvrez la revue La Déferlante n°19 « S’informer en fémi­nistes », parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

« Sur Wikipédia, mon pseudo est AfricanadeCuba. Il dit mon identité : je suis une femme noire née à Cuba. Aujourd’hui, je vis en Suisse, où je suis artiste.

En 2017, j’ai découvert le projet Wikipédia Art+Féminisme, qui vise à accroître la visi­bi­li­té des artistes femmes sur l’encyclopédie. À l’époque, 83 % des bio­gra­phies en français concer­naient des hommes, blancs dans une immense majorité. J’ai donc lancé Noircir Wikipédia en 2018, en français et en espagnol, tout en me formant sur le tas. Puis j’ai structuré le projet avec d’autres wikipédien⋅nes : Galahmm, LurKin et Moumou82.

Notre but : féminiser, déco­lo­ni­ser et diver­si­fier l’encyclopédie. La mission que nous nous sommes donnée consiste à créer des bio­gra­phies de per­son­na­li­tés afro-descendantes, à corriger des articles biaisés et à intro­duire des sources jusqu’ici peu visibles, tout en décons­trui­sant les récits euro­péo­cen­trés. Mais Noircir Wikipédia, ce n’est pas juste écrire des pages : c’est réparer l’oubli, tisser des liens, trans­mettre des outils, faire mémoire… C’est montrer qu’on peut occuper des espaces de connais­sance, même sans être universitaire.

Nous orga­ni­sons des ateliers mensuels lors desquels nous formons les participant⋅es à vérifier les sources avec un œil critique. Nous n’excluons pas les publi­ca­tions uni­ver­si­taires ou jour­na­lis­tiques, mais nous les confron­tons à d’autres récits. On apprend aussi à repérer les biais coloniaux, les sté­réo­types racistes et les ten­ta­tives de mini­mi­sa­tion des actions menées par les femmes.

Nous militons aussi pour une décen­tra­li­sa­tion des savoirs. Nos ateliers ont lieu dans des quartiers péri­phé­riques, des biblio­thèques, des parcs… L’idée est de les rendre acces­sibles à tous les publics. Par exemple, les femmes peuvent venir avec leurs enfants, car il y a une ani­ma­trice sur place. Les ateliers se tiennent aussi en ligne, ce qui permet d’accueillir des personnes qui ne peuvent pas se déplacer ou qui vivent loin. Nous avons désormais des participant·es en Afrique, en Asie, en Amérique latine, dans les Caraïbes… Ce travail col­la­bo­ra­tif est majo­ri­tai­re­ment bénévole, même s’il est ponc­tuel­le­ment soutenu par des par­te­na­riats avec des ins­ti­tu­tions. Dans un monde où tout se paie, c’est une forme de résistance.

Des récits alternatifs, difficiles à faire exister

Sur Wikipédia, on se heurte vite à certaines règles, notamment celle des critères de notoriété. On veut par exemple écrire sur une figure impor­tante pour nos com­mu­nau­tés, et certain·es utilisateur·ices ou Wikipédien·nes nous disent : “Elle n’est pas assez impor­tante.” Qui décide de ça ? Qui fixe les critères ? Ce sont des questions poli­tiques.
Mais notre plus gros enjeu, c’est la diver­si­fi­ca­tion des sources. Le Wikipédia fran­co­phone a tendance à consi­dé­rer que seuls les “grands” médias – de pré­fé­rence français ou européens – sont fiables. Or, dans beaucoup de pays d’Afrique, les “grands” journaux sont contrôlés par des régimes auto­ri­taires. Nous avons donc besoin des blogs, des réseaux sociaux, des livres auto-édités, etc. Il a fallu expliquer à la com­mu­nau­té que le contexte géo­po­li­tique change la nature même de ce qu’est une source fiable.


« Il y a un vrai travail à faire pour légitimer d’autres façons de docu­men­ter le monde. »


Autre dif­fi­cul­té : la digi­ta­li­sa­tion des archives est inégale selon les pays, et cela conduit à la dis­pa­ri­tion de beaucoup d’informations. Il faudrait aller faire des recherches dans la mémoire col­lec­tive, dans les archives fami­liales… Là encore, il s’agit de sources dont il nous faut démontrer la validité. Il y a un vrai travail à mener pour légitimer d’autres façons de docu­men­ter le monde.

Aujourd’hui, notre enga­ge­ment paie : Noircir Wikipédia est reconnu comme un WikiProjet. Notre groupe compte environ 150 membres, même si tout le monde ne contribue pas régu­liè­re­ment. Mais ce n’est pas grave : l’idée, c’est de planter une graine, pour qu’ensuite les gens se sentent légitimes à alimenter l’encyclopédie. 370 articles sont recensés sur notre page projet fran­co­phone et une centaine en espagnol.

Occuper les espaces numé­riques, c’est crucial aujourd’hui. Internet est devenu très réac­tion­naire, et Wikipédia, malgré ses limites, reste un des rares lieux où l’on peut encore défendre une certaine pluralité des savoirs. À titre personnel, ce projet a changé ma vie. Il m’a permis de com­prendre les logiques des discours numé­riques et de les inverser, bref : de gagner en puissance. »

Ces propos ont été recueillis le 11 juillet 2025 par téléphone.

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

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