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« Sogno reale » d’Isabelle Sorente

Dans la famille de l’écrivaine Isabelle Sorente, le rêve lucide est une pra­tique occulte qui se trans­met de femme en femme depuis plus de deux siè­cles. Dans cette lignée sicili­enne, l’usage du sog­no reale, le rêve réel, a tou­jours accom­pa­g­né et éclairé les choix de vie et per­mis aux femmes de se sous­traire aux logiques pro­duc­tivistes.
Publié le 17/10/2023

Modifié le 16/01/2025

Illustration de Marie Larrivé pour le récit signé Isabelle Sorente « Sogno Reale, rêve réel » - La Déferlante 12
Marie Lar­rivé

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.

« De quoi as-tu rêvé ? » Avant même de me dire bon­jour, ma grand-mère pose cette ques­tion, tout en sur­veil­lant la flamme de la gazinière, la tem­péra­ture de l’eau qu’elle fait chauf­fer dans une vieille casse­role en fer-blanc toute cabossée.

Le jour n’est pas levé, nous avons ça en com­mun, Maria-Yolan­da et moi, nous nous réveil­lons avant l’aube, même si j’ai quinze ans et elle cinquante de plus, même si je suis en vacances et elle à la retraite (elle a com­mencé à tra­vailler à dix-neuf ans, d’abord sage-femme puis infir­mière, d’abord à Tunis puis à Mar­seille), on dirait que nous obéis­sons à un appel mys­térieux. Je me réveille quand le ciel sort du noir pour devenir bleu comme l’intérieur d’une flamme, ce bleu phos­pho­res­cent qui annonce le jour qui annonce le soleil. D’habitude, je suis seule à cette heure-là, même mon père ne se lève pas aus­si tôt pour aller au tra­vail. Mais ici, à Mar­seille, dans le petit apparte­ment de Maria-Yolan­da où je passe les vacances, je ne suis pas, je ne suis jamais la pre­mière à me lever. Ma grand-mère a entre­bâil­lé les per­si­ennes de la cui­sine pour faire entr­er la lumière de cinq heures et demie, elle a déjà arrosé les géra­ni­ums sur le bal­con. Son apparte­ment est petit mais il a une grande ter­rasse qui pro­longe le salon et un bal­con qui longe la cui­sine, notre pièce préférée à Maria-Yolan­da et à moi, parce que d’un côté du bal­con, il fait encore nuit et de l’autre côté, l’obscurité se troue, devenant bleue, puis rose – tout à l’heure, le soleil sera levé. En atten­dant, nous sommes là, toutes les deux, sus­pendues entre le jour et la nuit, prof­i­tant de cette heure qui n’appartient qu’à nous. « Alors ? De quoi tu as rêvé cette nuit ? » répète ma grand-mère tout en ver­sant l’eau frémis­sante sur le café sol­u­ble qu’elle a mélangé à du lait con­cen­tré au fond de mon bol (ce n’est pas encore la mode des mugs, dans les années 1980, en tout cas, cette mode n’est pas arrivée jusqu’à elle). Bruit de l’eau qui grésille en sor­tant de la casse­role. Odeur du lait con­cen­tré mélangé au café.

Me lever avec elle et lui raconter mes rêves

J’ai eu du mal, les pre­miers jours, à me sou­venir de mes rêves. Ce n’est pas à cause du change­ment de lieu, du trans­fert Paris-Mar­seille. Je dors bien, chez ma grand-mère, j’aime le rit­uel con­sis­tant à dépli­er le soir le canapé-lit du salon. Mon frère n’est pas avec moi, il passe quinze jours à La Clusaz avec son meilleur pote, ils se sont inscrits à un stage d’astronomie – ils vont dormir le jour et veiller chaque nuit pour observ­er les étoiles. Le séjour coû­tait cher, mon frère a choisi un stage d’astronomie haut de gamme où les par­tic­i­pants sont logés dans un hôtel avec piscine, c’est un choix qui ne lui ressem­ble pas, mon frère se fiche des cham­bres spa­cieuses, il n’aime même pas nag­er, tout ce qu’il aime ce sont les étoiles, mais ce sont mes par­ents qui ont insisté. Cette année, mes par­ents ne nous refusent rien. Pour les vacances, ils ont même rival­isé, c’était à qui pro­poserait le truc le plus incroy­able, le plus mer­veilleux. Tu veux faire un stage d’astronomie ? Tu veux par­tir avec un ami ? Pas de prob­lème, mon fils. C’est mon père qui a payé le stage. Ma mère, elle, a tenu à offrir le train aller-retour à mon frère et à son ami. J’ai bien vu que mes par­ents étaient embêtés que je ne leur demande rien de spé­cial, c’est-à-dire rien de cher. Tout ce que je voulais, moi, c’était rejoin­dre Maria-Yolan­da pour les vacances comme chaque année. C’était me lever avec elle et lui racon­ter mes rêves. C’est une tra­di­tion dans ma famille mater­nelle, les rêves. « Tu as encore beau­coup à appren­dre », m’a dit Maria-Yolan­da l’été dernier. Pour­tant, j’avais réus­si à faire ce qu’elle me demandait, réus­si à me rap­pel­er, non pas des bribes de rêves, des images par-ci par-là, mais des séquences entières, et la façon dont le paysage change brusque­ment entre les séquences comme si on sec­ouait un kaléi­do­scope, je lui relatais tout ça le plus fidèle­ment pos­si­ble le matin, pen­dant qu’elle buvait son café au lait. « C’est bien, m’avait-elle dit le dernier jour des vacances, mais tu as encore beau­coup à appren­dre. » Vis­i­ble­ment, elle attendait quelque chose de plus, quelque chose qui, l’été dernier, n’était pas venu.

Entre l’été dernier et cet été, mon père a ren­con­tré quelqu’un, comme on dit. C’est-à-dire qu’il a ren­con­tré une autre femme que ma mère. J’ai sur­pris cer­taines de leurs con­ver­sa­tions noc­turnes, j’ai enten­du des pleurs aus­si. C’est à par­tir de là que j’ai cessé de me rap­pel­er mes rêves. Je n’étais plus motivée pour m’en sou­venir, ma vraie moti­va­tion, c’était de ne dormir que d’un œil pour sur­pren­dre les con­ver­sa­tions entre mes par­ents, dont la cham­bre est juste à côté de la mienne.


Je me réveille quand le ciel sort du noir pour devenir bleu comme l’intérieur d’une flamme, ce bleu phos­pho­res­cent qui annonce le jour qui annonce le soleil.


« Nous étions mi-sé-rables »

Quand j’ai racon­té ça à Maria-Yolan­da en arrivant, elle m’a dit : « Je com­prends que tu sois triste. C’est triste que tes par­ents ne s’aiment plus. Mais ce n’est pas une rai­son pour oubli­er de rêver. » J’ai trou­vé ça un peu gon­flé, surtout venant de la mère de ma mère. J’aurais atten­du qu’elle prenne part à mes lamen­ta­tions, mais non. No com­ment. No larmichette. No gémisse­ment sur le triste sort de sa pro­pre fille et de ses petits-enfants. J’ai même cru voir un petit sourire, oh léger, un sourire soupir quand elle a dit « C’est triste que tes par­ents ne s’aiment plus », comme elle aurait dit « C’est triste la fin des vacances ». Ma mère s’est sou­vent plainte devant mon frère et moi de la dureté de sa mère à elle. « Votre grand-mère a été une mère dure, dis­ait-elle. Elle m’a eue à dix-huit ans, elle ne pen­sait qu’à une chose, ses études de sage-femme, la guerre a éclaté, j’avais l’impression de l’encombrer. »

Ma mère est née à Tunis en 1938, un an avant le début de la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Elle a gran­di dans le quarti­er dit de la Petite-Sicile, qui était un quarti­er pop­u­laire mais plutôt agréable. Ma grand-mère est née un an après la fin de la Pre­mière Guerre mon­di­ale, en 1919. Elle a gran­di dans le quarti­er sicilien de Tunis, à ne pas con­fon­dre avec la Petite-Sicile (je sais, c’est con­tre-intu­itif). Le quarti­er sicilien de Tunis après la Pre­mière Guerre mon­di­ale était un quarti­er très pau­vre, pour ne pas dire mis­érable. Un jour, ma grand-mère m’a dit ça au petit déje­uner : « Je t’ai dit que nous étions pau­vres. Ce n’est pas vrai. Nous étions mi-sé-rables. » Elle a fait son sourire soupir parce qu’elle avait employé le mot juste. Mis­érables.

Ma grand-mère adore trou­ver le mot juste, on dirait que le français est un jeu pour elle, on dirait que c’est un défi, on dirait un pein­tre cher­chant du bout du pinceau la nuance exacte. Le matin où elle a employé ce mot, « mis­érables », elle avait rêvé de son père. Il était venu lui ren­dre vis­ite, il l’avait félic­itée. Ma grand-mère s’apprêtait à pren­dre sa retraite, son pot de départ à l’hôpital avait lieu le lende­main. Dans son rêve, son père la félic­i­tait pour sa car­rière d’infirmière. Il la félic­i­tait d’avoir accom­pli sa voca­tion. Il était jeune, dans son rêve, bien plus jeune qu’elle. En réal­ité, le père de Maria-Yolan­da est mort à trente-trois ans de la tuber­cu­lose. Elle était encore gamine, elle lui avait tenu la tête pen­dant qu’il crachait tout son sang dans une bas­sine. Beau­coup de gens mouraient de la tuber­cu­lose dans le quarti­er sicilien de Tunis, son père, son frère cadet, son frère aîné, mais pas elle, ni sa sœur, ni sa mère, comme si dans ce quarti­er mis­érable les filles s’accrochaient à la vie, s’accrochaient, s’accrochaient. Heureuse­ment pour elle, ma grand-mère s’échappait de la ville chaque été pour les vacances. Sa pro­pre grand-mère, la mère de sa mère, habitait la cam­pagne, une grande ferme au lieu-dit de Sed­jou­mi. On y arrivait par un chemin de terre. Un figu­ier gigan­tesque étendait ses branch­es et son ombre devant la porte en fer forgé. C’est der­rière cette porte que sa grand-mère, Apol­lo­nia, lui avait enseigné l’art de rêver. Maria-Yolan­da me dis­ait sou­vent qu’il lui arrivait de retourn­er à Sed­jou­mi en rêve. Quand je lui avais demandé la dif­férence entre rêver de Sed­jou­mi et y retourn­er en rêve, elle avait levé les yeux au ciel. « C’est juste­ment ce que tu es cen­sée appren­dre, ma petite. »

Je venais d’un autre monde

Illustration de Marie Larrivé pour le récit signé Isabelle Sorente « Sogno Reale, rêve réel » - La Déferlante 12Quand je ren­trais à Paris et racon­tais tout ça à ma mère, elle me regar­dait en fronçant les sour­cils. « Tu ne devrais pas écouter ces bêtis­es. Tu ferais mieux de tra­vailler en classe et de te faire des amis. Ta grand-mère vient d’un autre monde. » Ma mère avait rai­son. Ma grand-mère venait d’un autre monde, pas d’eau chaude, pas d’électricité, des gens mourant de mort vio­lente – et moi, je n’avais pas d’amies, juste une fille qui m’aimait bien et que j’aimais bien. Mais je n’étais pas pop­u­laire, plutôt rejetée, genre seule au fond de la classe, atti­rant les sourires gogue­nards. Je me sen­tais mar­ginale, dif­férente, comme si moi aus­si, je venais d’un autre monde.

La famille de ma grand-mère avait quit­té la Sicile au xixe siè­cle, à cause des grandes famines qui rav­ageaient l’Italie du Sud en plein tumulte garibal­dien. Les gens crevaient de faim, alors ils par­taient. Ils par­taient le soir en bar­que et, au lever du jour, les familles se retrou­vaient de l’autre côté de la Méditer­ranée sur la côte tunisi­enne. Quand la Tunisie était passée sous pro­tec­torat, le gou­verne­ment français avait com­mencé à s’inquiéter du péril ital­ien, une sorte de (petit) grand rem­place­ment, vu qu’il y avait à Tunis dix fois plus de Siciliens que de Français. Pour faire pencher les sta­tis­tiques côté France, des baiss­es d’impôts et des lop­ins de terre furent pro­posés à ceux qui se nat­u­ralis­eraient – la famille de ma grand-mère fai­sait par­tie de ceux-là. Et voilà com­ment des hommes et des femmes par­lant ital­ien mais n’ayant jamais vu l’Italie se mirent à par­ler français sans avoir jamais vu la France. Après l’indépendance de la Tunisie, l’Italie accueil­lit très mal les Siciliens qui voulurent ren­tr­er au pays, les faisant tran­siter par des camps ou des

casernes, les con­sid­érant comme des pouilleux, des Maro­chi­ni, des Arabes. Mes grands-par­ents choisirent finale­ment de s’établir à Mar­seille, après que ma grand-mère eut reçu en rêve ce con­seil avisé de la défunte Apol­lo­nia, qui lui mon­tra aus­si, paraît-il, la façon dont les Siciliens de Tunis étaient par­qués à leur arrivée dans des camps de triage à la périphérie de Rome. Ma grand-mère avait donc débar­qué à Mar­seille avec son mari, sa fille et sa col­lec­tion de livres : la saga des Trois Mous­que­taires et Le Comte de Monte-Cristo (avec les cou­ver­tures illus­trées des édi­tions Nel­son), La Comédie humaine et Les Rougon-Mac­quart. Apol­lo­nia avait acheté ces livres quand la famille s’était nat­u­ral­isée – mais elle avait aus­si trans­mis l’art des sog­ni reali à sa petite-fille, pour qu’elle devi­enne française sans oubli­er ses racines. À présent, c’était mon tour.

La prérogative des femmes du village

Sog­no reale. Rêve réel. Voilà com­ment ma grand-mère appelle ces rêves où l’on devient con­scient de rêver, ces rêves qu’on peut diriger, explor­er, comme une réal­ité changeante sans pour autant se réveiller. Ce n’est qu’une fois dev­enue adulte que j’ai appris l’expression « rêve lucide », pop­u­lar­isée par les ouvrages du chercheur Stephen LaBerge (1). Mais l’expression sog­no reale, rêve réel, était celle qu’employaient ma grand-mère et la sienne avant elle. J’ignore son orig­ine, si une loin­taine ancêtre enten­dit cette expres­sion ou si elle l’inventa. En ital­ien, elle sig­ni­fie à la fois rêve réel et rêve roy­al. Dans ma famille, la pra­tique du rêve lucide fai­sait par­tie des prérog­a­tives des femmes, prérog­a­tives à la fron­tière du chaman­isme et de la psy­cholo­gie. Ma trisaïeule, Apol­lo­nia, s’était gag­né une répu­ta­tion digne d’une psy­ch­an­a­lyste en inter­pré­tant les rêves de ceux qui venaient la con­sul­ter. Mais la pra­tique du sog­no reale, c’était autre chose. Elle était plus per­son­nelle, si ce n’est occulte. Apol­lo­nia invi­tait de temps en temps chez elle deux sages soufis du voisi­nage (l’un était guéris­seur, l’autre berg­er) pour com­par­er leurs méth­odes. Leurs con­ver­sa­tions se déroulaient en arabe (le sicilien que par­lait ma grand-mère était en réal­ité un mélange d’italien et d’arabe), et les trois amis, car ces trois-là se voy­aient chaque semaine et s’envoyaient mutuelle­ment des patients, se racon­taient leurs rêves, dis­cu­tant de leur sig­ni­fi­ca­tion et de la meilleure façon d’entrevoir la réal­ité cachée. D’après les deux marabouts, ce qu’Apollonia appelait sog­no reale était en réal­ité une pra­tique soufie, et elle avait beau se croire chré­ti­enne, elle était des leurs. Ma trisaïeule soute­nait, au con­traire, que le sog­no reale n’appartenait à aucune reli­gion. Il était la prérog­a­tive de cer­taines femmes du vil­lage de sa grand-mère (loin­taine ancêtre dont j’ignore le nom), petit bled de pêcheurs de la province de Tra­pani. Les femmes se ser­vaient de ce don pour ren­dre vis­ite à leurs maris par­tis en mer ou pour com­mu­ni­quer avec leurs ancêtres. Mais celles qui pra­ti­quaient sérieuse­ment le sog­no reale se rendaient vite compte qu’il vous emme­nait plus loin. Cette dimen­sion religieuse ou mys­tique, Maria-Yolan­da la sous-entendait sans jamais en par­ler à voix haute – chaque rêveuse ne pou­vait la décou­vrir qu’en rêvant. Ma grand-mère se ser­vait des rêves lucides pour inter­roger ses ancêtres, pour y voir clair dans des sit­u­a­tions com­pliquées, ou sim­ple­ment pour retourn­er sur les lieux de son enfance. La réal­ité diurne n’était qu’une par­celle de quelque chose de plus vaste, voilà tout ce qu’il fal­lait retenir.


Ouvrir l’oeil en rêve, c’est se retrou­ver soudain dans un monde où tout, absol­u­ment tout, devient pos­si­ble.


Mon appren­tis­sage débu­ta donc cet été-là, au cœur des tapageuses années 1980, alors que Bernard Tapie venait de racheter l’OM. Comme je l’ai dit, ça com­mençait mal. Le matin, je ne me sou­ve­nais de rien. Maria-Yolan­da com­mence par décrass­er ma mémoire en m’apprenant un exer­ci­ce très sim­ple. Au moment de me couch­er, je dois repass­er dans ma tête tous les événe­ments de la journée en sens inverse, en com­mençant par le soir, pour remon­ter jusqu’au matin. Ma grand-mère me prévient qu’il est prob­a­ble que je m’endorme avant d’être arrivée au début de la journée. Elle me dit que ce n’est pas grave, que la méth­ode est infail­li­ble. J’ai quinze ans, je veux com­pren­dre com­ment ça marche. Est-ce que la mémoire est stim­ulée avant de dormir ? Est-ce que se sou­venir de sa journée revient à se sou­venir d’un rêve ? « Con­tente-toi de faire ce que je te demande », dit Maria-Yolan­da. Je le fais et ça marche. Dès le lende­main, je me sou­viens de mes rêves. Rêves divers et var­iés, dont un où je joue mag­nifique­ment au vol­ley-ball avec l’équipe du lycée (dont je ne fais pas par­tie dans la vraie vie parce que je suis nulle en sport). En revanche, pas un gramme de lucid­ité dans tout ça. Je rêve mais je ne m’en rends pas compte. Pas un seul sog­no reale. Voilà ce que j’avoue piteuse­ment à ma grand-mère à l’aube, en buvant mon café au lait et en résis­tant à l’envie de gob­er le lait con­cen­tré à même le tube.

« Tu n’es pas assez motivée, me dit-elle. Il n’y a pas un lieu où tu aurais envie de te ren­dre ? Quelque chose d’impossible que tu rêverais de faire ? » Ma grand-mère m’avoue qu’en plus de retourn­er régulière­ment en rêve à Sed­jou­mi, à l’ombre du grand figu­ier, il lui arrive aus­si de deman­der con­seil à Apol­lo­nia. C’est impor­tant d’avoir un plan quand on veut faire des rêves lucides, de savoir ce qu’on fera de cette lucid­ité, où on se ren­dra, qui on ren­con­tr­era, quels con­seils on deman­dera.

Il est La peur qui me barre la route

À mon âge, la pre­mière chose qu’avait faite Maria-Yolan­da pour son pre­mier sog­no reale avait été de s’envoler. Elle avait écarté les bras par la fenêtre de sa cham­bre et rêvé qu’elle volait jusqu’à Foum Tata­touine, jusqu’au désert qu’elle avait tou­jours rêvé de tra­vers­er. « Tout le monde rêve de vol­er. Pas toi ? – Non. – Alors tu ne rêves de rien ? – Il y a bien quelque chose. Mais je ne sais pas si ça va te plaire. – Dis tou­jours. – Je rêverais de voir mes par­ents amoureux. De voir à quoi ils ressem­blaient avant ma nais­sance. Quand ils s’aimaient encore. Mais bien sûr, ce n’est pas pos­si­ble. » Ma grand-mère pousse un long soupir. « Bien sûr que c’est pos­si­ble. Si tu ouvres l’œil en rêve, tout est pos­si­ble. » Cette fois, je suis motivée. J’ai presque hâte que la journée soit passée, hâte de me couch­er. Le soir venu, je fais défil­er comme d’habitude toute la journée en sens inverse, plus déter­minée que jamais à faire un rêve réel.

« J’ai fait un cauchemar », dis-je le lende­main à Maria-Yolan­da, tout en regar­dant les géra­ni­ums écla­tants. « Oh », dit-elle. « J’avançais sur un chemin et un chien noir a sur­gi de nulle part. Il me bar­rait la route. – Et alors ? – J’étais pétri­fiée. Le chien grondait. – Et alors ? – Il m’a fon­cé dessus. Je me suis sou­v­enue que c’était un rêve et je me suis réveil­lée. – Tu as donc su que tu rêvais. Pen­dant quelques sec­on­des, juste avant de te réveiller. À ce moment-là, tu savais. Tu savais que tu rêvais. » Je la regarde, émer­veil­lée. C’est mon pre­mier (minus­cule) suc­cès, et j’ai fail­li ne pas en avoir con­science. Maria-Yolan­da me dit que c’est sou­vent comme ça, c’est sou­vent par un cauchemar que vient la lucid­ité. Le cauchemar n’est pas juste un mau­vais rêve, c’est une porte d’entrée. La prochaine fois, si je revois ce chien, je suis cen­sée me sou­venir que c’est un rêve, lui deman­der son nom et pourquoi il me barre la route, et écouter ce qu’il me dit, au lieu d’appuyer bête­ment sur le bou­ton Eject. Mon entrée dans le ter­ri­toire du sog­no reale com­mence comme ça, par un chien noir qui m’aboie dessus. Je rêve à nou­veau de lui la nuit suiv­ante. Je me sou­viens à la dernière minute de ne pas me réveiller, de ne pas m’enfuir à toutes jambes mais de lui deman­der son nom. Je com­prends, sans qu’il le dise, car il ne par­le pas, qu’il s’appelle Garde. Il est la peur qui me barre la route quand je dois ouvrir une nou­velle porte.

Agrandir les possibilités

J’ai dû rêver de Garde trois ou qua­tre fois dans ma vie, à plusieurs années d’intervalle. L’un de ces rêves fut par­ti­c­uli­er. Je venais de pass­er mon per­mis et m’apprêtais à acheter une voiture d’occasion. Je n’y con­nais­sais rien en bag­noles, j’étais juste heureuse d’en avoir trou­vé une à bas prix. J’ai rêvé que Garde se plan­tait devant moi et n’arrêtait pas d’aboyer. Le lende­main, j’ai demandé à faire réex­am­in­er la voiture par un garag­iste. L’arbre de trans­mis­sion était sur le point de cass­er. Pour autant, le rêve lucide n’est pas for­cé­ment pré­moni­toire, c’est même assez rare qu’il le soit et, en ce qui me con­cerne, c’est son aspect le moins impor­tant. Je crois que l’intérêt du sog­no reale est d’agrandir notre champ de vision. Ouvrir l’œil en rêve, c’est se retrou­ver soudain dans un monde où tout, absol­u­ment tout, devient pos­si­ble. Ques­tion : Que va-t-on faire de ce champ infi­ni ? Que va-t-on oser ? Si on ne sait pas, si on hésite, on perd sa lucid­ité, on se laisse embar­quer dans un rêve minable, un rêve qu’on n’a pas choisi. Comme dans la vie, quand nos rêves ne sont pas assez pré­cis et qu’on finit mal­gré soi embar­quée dans ceux des autres.


Je crois au savoir qui se trans­met dans les cuisines, avant le lever du jour. Je crois au savoir des sages-femmes, des marabouts et des sor­cières.


Cet été-là, chez Maria-Yolan­da, je rêve qu’une jeune femme frappe à la porte. Ses cheveux noirs sont relevés en chignon et elle porte de longs pen­dants d’oreille. Elle me tend une grande assi­ette recou­verte d’une cloche en argent. J’ignore ce qu’il y a dessous et, dans le rêve, je passe en revue les pos­si­bil­ités : de la nour­ri­t­ure ? des ser­pents ? des bijoux ? une tête tranchée ? À mesure que j’imagine tout ce qu’il pour­rait y avoir là­-dessous, le vis­age de la femme s’illumine de plus en plus. Je com­prends que c’est ça, c’est ça, le sog­no reale. Agrandir les pos­si­bil­ités. Se sou­venir qu’elles sont mul­ti­ples. Dans la vie diurne, si une incon­nue avait frap­pé à la porte pour me ten­dre un plat, j’aurais bête­ment pen­sé qu’il ne pou­vait con­tenir que de la nour­ri­t­ure. Trop sou­vent, nos rêves se soumet­tent aux prob­a­bil­ités. Ma grand-mère croy­ait, au con­traire, que l’habitude, l’usage, l’usure, le dés­espoir devaient se soumet­tre aux rêves. Elle croy­ait que notre devoir était de rêver avec suff­isam­ment de pré­ci­sion, de dévo­tion et de sérieux pour ren­dre nos rêves prob­a­bles.

Je ne rêve pas de mes par­ents, cet été-là. Ce n’est pas grave. Maria-Yolan­da me mon­tre des pho­tos d’eux avant ma nais­sance, quand ils étaient beaux et amoureux.

Maria-Yolan­da a vécu jusqu’à qua­tre-vingt-dix-sept ans. Elle est morte un matin, après un long séjour à l’hôpital, un demi-sourire aux lèvres. Elle a pra­tiqué le rêve lucide jusqu’à la fin de sa vie, je sup­pose qu’elle se rendait régulière­ment au pied de son grand figu­ier de Sed­jou­mi. Quant à moi, je ne cherche pas for­cé­ment à avoir des rêves lucides chaque nuit. Le sog­no reale n’a rien à voir avec la per­for­mance. Mais je m’inquiète quand je ne me sou­viens pas de mes rêves. En les oubliant, j’aurais l’impression de céder une part essen­tielle de mon être à cette logique pro­duc­tiviste pour laque­lle les rêves ne comptent pas. Je crois que la vie com­mence quand cette logique s’arrête. Je crois au savoir qui se trans­met dans les cuisines, avant le lever du jour. Je crois au savoir des sages-femmes, des marabouts et des sor­cières. Je crois qu’écrire est une forme de sog­no reale, il y a quelque chose du rêve lucide dans l’écriture. Peut-être que ma voca­tion est née cet été-là, à Mar­seille, entre la col­lec­tion de livres de ma trisaïeule Apol­lo­nia et le bal­con de ma grand-mère. À moins qu’elle ne soit née du rêve d’une gamine, fuyant la mis­ère dans une bar­que sous les étoiles. •

Isabelle Sorente

Après des études sci­en­tifiques et un début de car­rière dans l’aviation, Isabelle Sorente s’initie au théâtre, écrit et met en scène des pièces.
En 2001, avec la pub­li­ca­tion de L, son pre­mier roman, elle se tourne résol­u­ment vers l’écriture. En 2020, elle signe Le Com­plexe de la sor­cière, un réc­it d’autofiction autour d’un rêve qui la hante.

1. Stephen LaBerge, Le Rêve lucide. Le pou­voir de l’éveil et de la con­science dans vos rêves (édi­tions Oniros, 1999) et S’éveiller en rêvant. Intro­duc­tion au rêve lucide (édi­tions Almo­ra, 2008).

 

Isabelle Sorente

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Rêver : La révolte des imaginaires

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