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Inceste commis par des mineurs, le grand déni

Le mou­ve­ment #MeTooInces­te lancé en 2021 a mis en lumière les vio­lences sex­uelles intrafa­mil­iales. Mais un sujet reste tabou : l’inceste per­pétré par un enfant ou un ado­les­cent. Pour­tant, il s’agit d’un phénomène mas­sif qui con­cern­erait jusqu’à un tiers des cas d’inceste en France. Dans cette pre­mière par­tie de notre enquête inédite, la jour­nal­iste Sarah Bou­cault, ayant elle-même subi ces vio­lences, revient sur la dimen­sion sys­témique et généalogique de ce crime silen­cié.
Publié le 12/04/2023

Modifié le 11/04/2025

Inceste commis par des mineurs, le grand déni
Illus­tra­tion : Léa Djeziri pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°10 Danser, de mai 2023. Con­sul­tez le som­maire

Les mineurs auteurs de vio­lences sex­uelles inces­tueuses étant très majori­taire­ment des garçons (92 % d’après l’enquête de la soci­o­logue Marie Romero), nous util­isons exclu­sive­ment le mas­culin pour les désign­er dans cet arti­cle.

En 2018, mon cousin Mau­rice* m’a demandé d’être la mar­raine de sa fille qui venait de naître. J’avais 32 ans. J’ai dit oui tout de suite. Pas l’ombre d’un doute. Ce n’est que deux ans plus tard que la défla­gra­tion survient. Les sou­venirs remon­tent et me per­cu­tent.

La dernière fois que Mau­rice a essayé de me vio­l­er dans mon som­meil, j’avais 26 ans, lui 28. La pre­mière fois, je dor­mais aus­si et j’en avais 9. Depuis l’enfance, nos par­ents n’ont eu de cesse de nous répéter que nous étions «cousins préférés», et j’ai con­tin­ué à fréquenter Mau­rice assidû­ment en dehors des fêtes de famille. Com­ment aurait-il pu me faire du mal ? L’explication se trou­ve ici : famille inces­tueuse. Un oxy­more qui asso­cie « lieu de sécu­rité et d’amour » et « vio­lence innom­ma­ble ».Dans l’imaginaire col­lec­tif, l’inceste c’est un père (ou un beau-père) sur sa fille (ou son fils), pas un cousin sur une cou­sine d’âge sim­i­laire. Deux enfants, ce serait anodin et rare. Ça ne l’est pas : les agres­sions sex­uelles et les vio­ls entre enfants ou adolescent·es d’une même famille sont des crimes qui entraî­nent des trau­ma­tismes majeurs. Ils con­stituent un fait de société mas­sif, entre un quart et un tiers des cas d’inceste d’après les chiffres que j’ai recoupés, soit quelque 2 mil­lions de Français·es concerné·es. Les auteurs sont des garçons dans une écras­ante majorité des cas, tan­dis que les agressé·es sont autant des filles que des garçons, ce qui est assez inhab­ituel (1). L’âge moyen des vic­times lors de la pre­mière agres­sion est de 7 ans, selon l’étude de la chercheuse cana­di­enne Mireille Cyr (2), une des seules qui se soit penchée sur ce phénomène.

Car ce sous-inces­te reste large­ment sous-doc­u­men­té. Qua­si­ment pas de lit­téra­ture sci­en­tifique, ni de com­mis­sion par­lemen­taire dédiée à cette ques­tion. Si les pod­casts, essais et doc­u­men­taires, se mul­ti­plient depuis #MeToo, très peu évo­quent ces sit­u­a­tions par­ti­c­ulières. En France, out­re quelques témoignages de vic­times – dont celui très médi­atisé du fils de Philippe de Vil­liers (3) – seuls deux essais trait­ent de ce sujet (4). Et le Code pénal ne fait aucune men­tion de cet inces­te spé­ci­fique, com­mis par un enfant.

L’indifférence, la min­imi­sa­tion et le déni con­duisent à une silen­ci­a­tion écras­ante de ce phénomène. Pour plus de facil­ité, mes proches et mes psys qual­i­fient Mau­rice de «malade men­tal». L’inceste per­pétré par un mineur sur un·e autre mineur·e est pour­tant le pro­duit d’une organ­i­sa­tion famil­iale et sociale défail­lante, où la dimen­sion sys­témique est gom­mée au prof­it de la fig­ure de l’agresseur isolé et « tim­bré ». Au tra­vers de cette enquête, je m’applique à mon­tr­er en quoi cet inces­te est un fait social majeur.

Famille incestueuse et transmission silencieuse

Dans son livre La Famil­ia grande (Seuil, 2021), Camille Kouch­n­er décrit tous les ingré­di­ents typ­iques de la famille inces­tueuse. On y trou­ve les baig­nades, nu·es dans la piscine ; l’absence de cadre autour de la sex­u­al­ité ; un fonc­tion­nement en vase clos ; l’injonction au silence ; le déni de la mère et le secret gardé pen­dant des décen­nies. Ce cli­mat inces­tuel existe dans toutes les familles des vic­times que j’ai ren­con­trées, dont celle de Jes­si­ca*. Lors de notre ren­dez-vous dans son apparte­ment, ses deux chi­ennes sautil­lent autour de son fau­teuil roulant. Avec calme et clair­voy­ance, Jes­si­ca me racon­te les vio­ls qu’elle a subis de la part de deux de ses cousins âgés de 15 et 16 ans quand elle avait 9 et 10 ans. Elle souligne que son père, lorsqu’il était trente­naire, s’est mis en cou­ple avec une jeune femme de 17 ans, elle-même cou­sine de la mère de Jes­si­ca. «Elle lui fai­sait des fel­la­tions dans la voiture alors que j’étais à l’arrière. Dans ma famille, l’inceste est mon­naie courante, toutes les filles ont été vio­lées par les grands frères, les cousins.»

Math­ieu*, 38 ans, vient d’une famille nom­breuse. Il hésite à témoign­er, de peur que ses par­ents, ou l’un·e de ses frères et sœurs tombent sur l’article. «Ils et elles m’en voudraient, car per­son­ne ne souhaite que ce soit divul­gué.» Il racon­te avoir été vio­lé et agressé sex­uelle­ment, entre ses 7 et 10 ans, par son frère de cinq ans son aîné. À 11 ans, Math­ieu a repro­duit ces actes sur ses deux petits frères. Très tôt, il a ressen­ti ce cli­mat inces­tuel dans sa famille : «Mon père me fai­sait des mas­sages qui me posaient prob­lème. Il ne me mas­sait ni les fess­es ni le sexe, mais il y avait quelque chose d’incompatible avec les coups qu’il me don­nait par ailleurs.»

Dans ma famille, au con­traire, l’inceste s’est infil­tré par la peur de la sex­u­al­ité. Un curé a com­mis des vio­ls sur ma grand-mère et cinq de ses sœurs quand elles étaient enfants. Elles ont tu ces vio­lences, ne les révélant qu’à l’orée de la vieil­lesse. Même s’il ne s’agit pas ici d’inceste, ce silence a prob­a­ble­ment con­tribué à instau­r­er un cli­mat tabou et favorisé les nom­breux cas d’inceste chez les enfants et petits-enfants de ces femmes. Dans la fratrie de douze enfants de ma grand-mère, un frère mineur a aus­si vio­lé une de ses sœurs de huit ans sa cadette.

Mau­rice, moi et les autres enfants de notre généra­tion por­tons cet héritage-là. «L’inceste entre frères et sœurs, cousins et cousines n’existe pas orig­inelle­ment, affirme Sokhna Fall, eth­no­logue et thérapeute famil­iale. Ce qui existe, ce sont les familles dys­fonc­tion­nelles inces­tueuses, où les adultes sont impliqués.» L’inceste se propage dans une famille, sans mots, sans con­sci­en­ti­sa­tion, par «con­t­a­m­i­na­tion du silence sur la pra­tique», décrit l’anthropologue Dorothée Dussy, dans Le Berceau des Dom­i­na­tions. Anthro­polo­gie de l’inceste (2013, Pock­et 2021), un essai majeur issu de son tra­vail de thèse dans lequel elle analyse l’inceste comme fait social : «L’inceste survient dans une famille où il est tou­jours déjà là: les enfants vien­nent au monde avec des par­ents, des oncles, des tantes social­isés avec l’inceste.»

La culpabilité se transmet de victime en victime

La psy­cho­logue Lau­rence Alberteau est l’une des rares spé­cial­istes des mineurs auteurs de vio­lences sex­uelles. «Très peu de psys veu­lent faire ce que je fais», me dit-elle lors de notre ren­con­tre dans son cab­i­net nan­tais. Elle observe sou­vent cette trans­mis­sion silen­cieuse de l’inceste : «Je me sou­viens de l’un de mes patients, mineur, qui avait abusé de son neveu, et ne s’expliquait pas son acte. Je creuse un peu avec la mère, et je décou­vre qu’elle et sa sœur ont été vic­times d’abus dans leur enfance. Le patient met en acte quelque chose dont elles n’ont jamais par­lé. C’est très sub­til, ce n’est pas délibéré. Les enfants sont per­méables au non-ver­bal et aux secrets de famille. On ne se l’explique pas sci­en­tifique­ment mais on le con­state.»

Cet exem­ple mon­tre com­ment, en l’absence de poli­tiques publiques et de prise en charge suff­isante des agresseurs (désignés comme « mineurs auteurs » par les professionnel·les), la cul­pa­bil­ité se trans­met de vic­time en vic­time. Les mères por­tent mal­gré elles la vio­lence per­pétrée par d’autres, et ses con­séquences sur leurs enfants. On peut dès lors faire l’hypothèse que les vio­ls com­mis par ce curé sur ma grand-mère et ses sœurs, et leur silence con­traint par les œil­lères de l’époque, expliquent en par­tie les agisse­ments de Mau­rice à mon égard.

Les adultes sont sou­vent anesthésié·es et aveuglé·es par le poids de décen­nies de silen­ci­a­tion et trans­met­tent ce qui relève de leur «nor­mal­ité» à leur descen­dance. Cha­cune des vic­times ren­con­trées pour cette enquête a men­tion­né au moins un autre cas d’inceste dans sa famille. À pro­pos des par­ents de vic­time incesté·e, la chercheuse en psy­cholo­gie Mireille Cyr écrit : «Entre 40 et 80 % [de leurs] par­ents ont vécu eux-mêmes une agres­sion sex­uelle dans leur enfance, ce qui représente plus du dou­ble, voire qua­tre fois les taux de pré­va­lence rap­portés dans la pop­u­la­tion générale.» L’universitaire cana­di­enne nuance ses résul­tats en rai­son d’un échan­til­lon de petite taille (52 dossiers étudiés dans la grande région de Mon­tréal), mais c’est, à ma con­nais­sance, la dernière étude sci­en­tifique trai­tant de ce sujet.

Un phénomène massif

Il n’existe pas de sta­tis­tiques fiables con­cer­nant les inces­tes com­mis par les frères ou les cousins. Si l’on con­sid­ère que 6,7 mil­lions de Français·es ont été vic­times d’inceste (sondage Ipsos pour l’association Face à l’inceste, 2020) et qu’entre 25 et 33 % des sit­u­a­tions con­cer­nent un agresseur mineur comme l’affirment les études de Mireille Cyr et Dorothée Dussy, alors ce sont entre 1,7 et 2,2 mil­lions de Français·es qui seraient vic­times d’un inces­te subi enfant et com­mis par un autre enfant ou un ado­les­cent. Le nom­bre de mineurs auteurs d’inceste reste dif­fi­cile à chiffr­er. En 2019 et 2020, « par­mi l’ensemble des 4 750 mineurs pour­suiv­is pour agres­sions sex­uelles et vio­ls, 14 % relèvent d’infractions sex­uelles inces­tueuses », rap­porte Marie Romero, qui pré­cise que ces chiffres sont à pren­dre avec « beau­coup de pru­dence » puisque seules 10 à 20 % des vic­times révè­lent les faits à la jus­tice. En 2021, le min­istère de la Jus­tice fai­sait état de 86 con­damna­tions de mineurs pour viol inces­tueux sur mineur·e et 275 pour agres­sion sex­uelle inces­tueuse sur mineur·e, un chiffre qui a plus que dou­blé entre 2020 et 2021. Une peine d’emprisonnement a été pronon­cée dans plus de huit cas sur dix pour viol, et dans la moitié des cas pour agres­sion sex­uelle.


(1) Hors inces­te, les filles sont six fois plus con­cernées par les vio­ls et agres­sions sex­uelles com­mis pen­dant l’enfance que les garçons (que l’agresseur soit majeur ou mineur), selon une étude Ipsos de 2019.

(2) « Les agres­sions sex­uelles com­mis­es par un mem­bre de la fratrie : En quoi dif­fèrent-elles de celles com­mis­es par d’autres mineurs ? » Mireille Cyr, Pierre McDuff, Del­phine Collin-Vez­i­na, Mar­tine Hébert, CRIPCAS, Les Cahiers de PV, mars 2012.

(3) Lau­rent de Vil­liers a racon­té dans Tais-toi et par­donne ! (Flam­mar­i­on, 2011) les vio­ls com­mis sur lui par son frère aîné.

(4) Quand touch­er n’est plus jouer. Inces­te frère/ soeur et abus sex­uel entre enfants, d’Anne Schwartzwe­ber (autop­ub­li­ca­tion, 2017), et Frères et Soeurs. Inces­tes sous silence, de Dominique Thiéry (Le bord de l’eau, 2018).

* Le prénom a été mod­i­fié.

Sarah Boucault

Journaliste basée à Lorient, elle s’intéresse aux sujets en lien avec la mort : de la fin de vie au deuil en passant par le domaine funéraire. Titulaire d’un master de Genre, les sujets féministes sont au cœur de ses préoccupations. Voir tous ses articles

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