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Guerre en Ukraine, violences intimes

Depuis l’invasion russe, le 24 févri­er 2022, la guerre s’est propagée jusque dans les foy­ers ukrainiens, où les vio­lences con­ju­gales et intrafa­mil­iales ont aug­men­té de plus de 50 %. Le sujet est ancien, mais ces vio­lences touchent de nou­velles vic­times, révélant une spé­ci­ficité du con­texte de guerre.
Publié le 27/01/2025

Modifié le 10/03/2025

Tamara, 31 ans, enceinte de sept mois et mère de trois enfants, vit depuis mai 2024 dans un centre d’hébergement pour femmes victimes de violences conjugales à Kyiv.
Tama­ra, 31 ans, enceinte de sept mois et mère de trois enfants, vit depuis mai 2024 dans un cen­tre d’hébergement pour femmes vic­times de vio­lences con­ju­gales à Kyiv. Crédit : Oksana Parafe­niuk pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°17 Tra­vailler, parue en févri­er 2025. Con­sul­tez le som­maire.

Dans le cen­tre Vil­na, au cœur de Kyiv, une quin­zaine de femmes sont réu­nies autour d’Olga pour un ate­lier de décou­verte de l’écriture cosaque, ces guer­ri­ers his­toriques, héroïsés en Ukraine. « Com­bi­en pesait l’arme d’un cosaque selon vous ? », demande-t-elle. « Deux kilos », « un kilo », ten­tent les par­tic­i­pantes.

« On s’approche de la bonne réponse. Elle pesait entre 600 et 800 grammes », pré­cise la pro­fesseure de cal­ligra­phie, une activ­ité par­mi d’autres pro­posée par ce cen­tre aidant les femmes vic­times de vio­lences con­ju­gales. Face à la hausse bru­tale de leur effec­tif depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 févri­er 2022, il a ouvert ses portes au print­emps 2023 avec le sou­tien du Fonds des Nations unies pour la pop­u­la­tion (UNFPA) en Ukraine.

Ce ven­dre­di après-midi, les femmes, âgées de 30 à 65 ans, ont les traits tirés par le manque de som­meil. La nuit dernière, la cap­i­tale ukraini­enne a essuyé une énième attaque de drones russ­es. Aucune d’entre elles ne s’en plaint. Aucune n’évoque non plus les raisons qui l’amènent ici. Le but de ce cen­tre est d’offrir un espace safe : aucune jus­ti­fi­ca­tion n’est req­uise. Les par­tic­i­pantes s’inscrivent anonymement aux activ­ités : yoga, médi­ta­tion, art-thérapie.

Le centre Vilna propose un espace safe aux Ukrainiennes victimes de violences conjugales. Elles peuvent participer à diverses activités : yoga (ci-dessous), méditation, art-thérapie, comme Tamara, pendant la sieste de sa petite dernière (ci-contre).
Le cen­tre Vil­na pro­pose un espace safe aux Ukraini­ennes vic­times de vio­lences con­ju­gales. Elles peu­vent par­ticiper à divers­es activ­ités : yoga, médi­ta­tion, art-thérapie, etc. Crédit : Oksana Parafe­niuk.


Le sujet des vio­lences con­ju­gales est tabou. Si le min­istère de l’Intérieur ukrainien a enreg­istré en 2023 une hausse de 20 % des infrac­tions pénales liées aux vio­lences con­ju­gales et intrafa­mil­iales depuis 2022, les chiffres restent bien en dessous de la réal­ité tant les vio­lences aux­quelles les femmes sont con­fron­tées au sein de leur foy­er sont tues.

« Il y a d’autant plus de dif­fi­cultés à deman­der de l’aide – et beau­coup plus de cul­pa­bil­ité de la part des vic­times – du fait du con­texte de guerre dans lequel nous vivons », explique Aly­ona Kryvu­li­ak, direc­trice du départe­ment Hot­lines de La Stra­da, l’ONG ukraini­enne référente pour l’assistance apportée aux vic­times de vio­lences con­ju­gales et intrafa­mil­iales. « En temps nor­mal, elles pensent déjà être respon­s­ables de cette vio­lence et ont du mal à se recon­naître en tant que vic­times. Avec la guerre, elles esti­ment que d’autres per­son­nes souf­frent davan­tage, qu’elles ont de la chance d’être en vie ou de ne pas se trou­ver sur la ligne de front. »

Séance de yoga au cen­tre Vil­na, un cen­tre d’aide pour femmes vic­times de vio­lences con­ju­gales, à Kyiv, Crédit : Oksana Parafe­niuk.

Un sujet tabou en temps de guerre

Tama­ra*, 31 ans, réfugiée de Bakhmout (1), vit à Kyiv avec ses trois enfants depuis cinq mois, dans un cen­tre d’hébergement pour femmes vic­times de vio­lences con­ju­gales. Dans la cui­sine com­mune, les enfants jouent avec un poupon, quelques peluches et des tanks en plas­tique tan­dis que les mères pré­par­ent le déje­uner.

Enceinte de sept mois, Tama­ra ne parvient pas à se défaire de sa petite dernière, qui ne jure que par ses bras. Elle a hâte que vienne l’heure de la sieste : ensuite, ce sera son moment à elle, celui où elle tente de trou­ver la paix en pra­ti­quant l’art-thérapie.


« Il est d’autant plus dif­fi­cile de dénon­cer son com­pagnon qu’il com­bat ou a com­bat­tu sur la ligne de front. »

Aly­ona Kryvu­li­ak, de l’ONG La Stra­da



Lors de ses pas­sages à l’hôpital avant son arrivée à Kyiv, elle n’a pas pré­cisé la rai­son qui l’y ame­nait. « Je ne voulais pas par­ler de prob­lèmes intimes à des gens que je ne con­nais­sais pas, explique-t-elle avec dif­fi­culté. Ils avaient déjà trop de choses à gér­er à cause de la guerre, assure-t-elle en frot­tant ses mains l’une con­tre l’autre. Et mon mari aus­si. » Dans une société où le sol­dat, défenseur de la patrie, est vu comme un héros, rares sont les femmes qui s’autorisent à par­ler. « Il est d’autant plus dif­fi­cile de dénon­cer son com­pagnon qu’il com­bat ou qu’il a com­bat­tu sur la ligne de front », explique Aly­ona Kryvu­li­ak, qui tra­vaille à La Stra­da depuis 2014.

Dénoncer son conjoint violent et mobilisé est particulièrement difficile dans un pays où le soldat est vu comme un héros. 
Lors de ses passages à l’hôpital, Tamara 
n’a pas confié aux soignant·es ce qui l’y amenait : « Ils avaient déjà trop de choses 
à gérer à cause de la guerre. »
Dénon­cer son con­joint vio­lent et mobil­isé est par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile dans un pays où le sol­dat est vu comme un héros. Lors de ses pas­sages à l’hôpital, Tama­ra n’a pas con­fié aux soignant·es ce qui l’y ame­nait : « Ils avaient déjà trop de choses à gér­er à cause de la guerre. » Crédit : Oksana Parafe­niuk.


Un con­stat partagé par Anna Hrubaya, psy­cho­logue spé­cial­iste des vio­lences gen­rées. « La Russie est l’agresseur, le démon, dans l’imaginaire col­lec­tif, explique-t-elle juste après une alerte aéri­enne forçant à se met­tre à l’abri. C’est accep­té et atten­du qu’on par­le d’eux comme des enne­mis. La vio­lence de la part de l’homme qu’on aime, dans ce con­texte, est impos­si­ble à imag­in­er. C’est beau­coup plus dif­fi­cile de dépein­dre les Ukrainiens comme des agresseurs. » Celles qui l’ont fait sur les réseaux soci­aux ont reçu des tombereaux de com­men­taires haineux.

Pour autant, dans le cab­i­net où elle exerce, Anna Hrubaya a vu sa patien­tèle, issue de class­es sociales priv­ilégiées, explos­er pour cette rai­son depuis le début de la guerre. L’une de ses patientes, der­ma­to­logue, « a bien con­science du prob­lème. Elle sait que ce n’est pas nor­mal, mais elle ne veut pas deman­der le divorce de peur de faire souf­frir son mari, qui est sur la ligne de front et n’en revien­dra peut-être jamais. » Il a fal­lu du courage à Olga*, 37 ans, pour le faire. La majorité de ses ami·es lui a tourné le dos depuis. « Ils le sou­ti­en­nent lui, en me dis­ant que je suis un mon­stre de l’avoir aban­don­né dans de telles cir­con­stances », explique-t-elle.

Des agresseurs insoupçonnables

À la tête d’un cen­tre d’hébergement pour femmes vic­times de vio­lences con­ju­gales depuis une dizaine d’années, Olga s’est elle-même retrou­vée dans cette sit­u­a­tion à par­tir de 2022. En visio depuis une ville à env­i­ron 200 kilo­mètres à l’est de Kyiv, elle racon­te : « En tant qu’experte du sujet, je savais très bien de quoi il s’agissait. J’ai rapi­de­ment pris con­science de la sit­u­a­tion dans laque­lle je me trou­vais, même s’il m’a fal­lu un an pour réa­gir et pour faire moi-même ce que je con­seille aux autres femmes. »

Avant le début de la guerre, Olga n’avait jamais « eu de prob­lèmes de cet ordre ». Elle décrit un époux aimant, « un homme lamb­da qui [la] soute­nait dans [son] tra­vail ». La quin­quagé­naire par­le presque sans émo­tion, comme s’il s’agissait d’une autre vie que la sienne, celle qu’elle menait « avant le 242 et qui n’existera plus jamais ».

Celle où son mari ne s’était pas engagé sur la ligne de front quelques jours après l’invasion du pays, « lui qui n’avait jamais tenu d’arme, qui aimait les prom­e­nades en forêt et la pêche comme loisir le week-end ». « Tous les hommes autour de lui ou presque s’engageaient. À ce moment-là, toute la société voulait en être », pour­suit-elle avec amer­tume. Il a alors rejoint les Forces spé­ciales ukraini­ennes et a été envoyé en pre­mière ligne. « Rapi­de­ment, je me suis ren­du compte qu’il buvait beau­coup avec ses “frères d’armes”, comme il les appelait, et il a fini par m’avouer qu’il se droguait aus­si de temps en temps pour relâch­er la pres­sion. »

L’augmentation des violences genrées en temps de guerre

D’après une étude réal­isée con­join­te­ment par ONU Femmes et Care sur les vio­lences basées sur le genre (VBG) en zones de guerre, la sit­u­a­tion en Ukraine est alar­mante. « En péri­ode de guerre, les femmes sont les pre­mières à per­dre leur emploi, à subir les réper­cus­sions économiques de la guerre, et donc à per­dre leur indépen­dance, décrit dans son bureau à Kyiv Daria Chekalo­va, chargée de plaidoy­er genre pour l’ONG Care. C’est l’un des fac­teurs qui explique que, au cours de ces trois années de guerre, les stéréo­types sex­istes et les VBG se sont inten­si­fiées. Le stéréo­type de la mère pro­tec­trice de la famille et du père pro­tecteur de la nation s’est ren­for­cé, comme dans chaque con­flit. Toute guerre exac­erbe le ren­force­ment des rôles tra­di­tion­nels, l’Ukraine n’y échappe pas. » L’État ukrainien n’a pas les moyens de répon­dre cor­recte­ment à l’urgence de par­er à
ces vio­lences. Or les ques­tions de genre, en temps de guerre, « ne sont pas du tout vues comme une pri­or­ité par la com­mu­nauté inter­na­tionale, rap­pelle Diane Richard, porte-parole de l’ONG Plan inter­na­tion­al France, dans un rap­port sur le sujet en févri­er 2024. Seule­ment 4 % des finance­ments sont alloués à cette ques­tion, ce qui en fait le secteur le moins financé dans la réponse à la guerre en Ukraine. »


À son retour des tranchées, près d’un an plus tard, les vio­lences com­men­cent, d’abord ver­bales et psy­chologiques, puis physiques. Olga com­prend que son mari a bas­culé. « J’ai com­pris que c’était fini le soir où il m’a demandé de fer­mer les yeux et de le suiv­re dans la salle de bain. Il a posé une grenade dégoupil­lée dans ma main. J’étais paniquée. Ma fille de 15 ans dor­mait dans la cham­bre à côté. Il s’est mis à rire et m’a dit avec mépris : “Oh ça va, elle n’est même pas chargée !” » Olga lui annonce alors qu’elle veut divorcer. « Quelques jours après, il m’a séquestrée plusieurs heures. Il me hurlait que j’inventais tout parce que je côtoy­ais trop de “vraies” vic­times de vio­lences con­ju­gales. »

Avant la guerre, l’Ukraine com­mençait à faire bouger les lignes en matière de lég­is­la­tion con­tre les vio­lences gen­rées, mais l’invasion du pays a freiné ces avancées. Le pays a crim­i­nal­isé les vio­lences con­ju­gales en 2017, mais les femmes restent mal infor­mées sur leurs droits. Para­doxale­ment, la guerre a tout de même per­mis une avancée majeure : l’Europe ayant les yeux rivés sur le pays, la Con­ven­tion d’Istanbul3 a été rat­i­fiée en juin 2022, après des années de récla­ma­tion des asso­ci­a­tions fémin­istes. Mais dans les faits, la prise en charge des vic­times reste à la peine.

« Le vic­tim blam­ing est encore trop présent en Ukraine, explique Katery­na Ilikchi­ie­va, avo­cate spé­cial­iste des vio­lences faites aux femmes. Le pays est encore très imprégné de croy­ances anci­ennes avec l’idée que toutes les familles vivent ça, que c’est nor­mal. Ça se traduit dans nos lois et dans l’accueil que réser­vent aux vic­times la police, la jus­tice et le corps médi­cal ». C’est ce qu’illustre le témoignage d’Olga : « La police a fini par inter­venir, mais elle n’a rien fait pour moi. Elle ne m’a pas pro­posé de porter plainte ou de me met­tre à l’abri. »


« Le pays est encore très imprégné de croy­ances anci­ennes avec l’idée que toutes les familles vivent ça, que c’est nor­mal. »

Katery­na Ilikchi­ie­va, avo­cate spé­cial­iste des vio­lences faites aux femmes


Indépen­dante finan­cière­ment, Olga a pu louer un autre apparte­ment sans faire appel à un cen­tre d’hébergement sim­i­laire à celui qu’elle gère. Elle est un cas à part. La majorité des femmes ont per­du leur emploi à cause de la guerre et sont désor­mais économique­ment dépen­dantes de leur con­joint.

C’est pourquoi le cen­tre Vil­na pro­pose des réu­nions d’information sur les aides finan­cières aux­quelles les femmes peu­vent pré­ten­dre, même si elles sont min­imes. Elles sont peu nom­breuses à s’y ren­dre. Si cela est déjà com­pliqué en temps de paix, en temps de guerre, cela néces­site davan­tage de ressources et une énergie que toutes n’ont pas tou­jours. La fatigue physique et psy­chologique, ajoutée au stress accu­mulé au quo­ti­di­en du fait des bom­barde­ments russ­es, explique aus­si la dif­fi­culté à fuir le bour­reau qui partage leur intim­ité.

Kateryna Ilikchiieva, avocate spécialiste 
des violences faites aux femmes
Katery­na Ilikchi­ie­va, avo­cate spé­cial­iste des vio­lences faites aux femmes. Crédit : Oksana Parafe­niuk.

Une précarisation décuplée

Ole­na*, 40 ans, vient de trou­ver refuge avec sa fille dans un cen­tre d’hébergement à Kyiv, après avoir fui son com­pagnon. Juriste dans une banque d’affaires avant l’agression russe, elle non plus n’avait jamais été con­fron­tée à la vio­lence de son com­pagnon jusque-là. Elle a « tout per­du du jour au lende­main », à com­mencer par son emploi. « La majorité des déplacé·es internes sont tombé·es dans la pau­vreté et n’ont plus le même niveau de vie ni la même place au sein de la société, ce qui favorise l’augmentation des vio­lences », décrypte Aly­ona Kryvu­li­ak, de La Stra­da.

Le com­pagnon d’Olena a « vril­lé quelques semaines après le début de la guerre » : « Il pos­sé­dait une mai­son de famille qu’il pen­sait être un lieu sûr. Face à l’avancée des Russ­es, il a pro­posé à plusieurs de ses proches de les héberg­er, mais un bom­barde­ment les a tous·tes tué·es. Il a fait une dépres­sion nerveuse. » Elle con­tin­ue : « Il m’avait envoyée dans l’ouest du pays pour me met­tre à l’abri avec ma fille et le bébé que j’attendais. Il m’a demandé de revenir pour être à ses côtés afin de le soutenir, ce que j’ai fait. Je n’allais pas le laiss­er seul dans de telles cir­con­stances. Les vio­lences ont com­mencé quelques jours après. »

Ole­na a bien con­science de l’anormalité de la sit­u­a­tion, mais… « Où pou­vais-je aller ? demande-t-elle avec amer­tume. Mes par­ents sont en zone occupée, mes amies sont toutes éparpil­lées à l’étranger. Enceinte et sans argent, com­ment pou­vais-je pren­dre de nou­veau le chemin de l’exil ? » Aujourd’hui, elle paye cher le fait d’être par­v­enue à se libér­er de son bour­reau.

Son fils, né à la fin de l’année 2022, est resté avec son père. « Il me déte­nait enfer­mée chez nous, il a pris tous mes doc­u­ments admin­is­trat­ifs. J’ai réus­si à fuir un jour où il est par­ti faire des cours­es avec notre bébé. » L’enfant est aujourd’hui l’objet de tous les chan­tages : si elle veut le revoir, elle n’a qu’à retourn­er auprès de son agresseur. Le cadre juridique ukrainien pêche à défendre les femmes dans une telle sit­u­a­tion.

La double peine

Iri­na*, elle, vit tou­jours sous le même toit que son agresseur. Gérante d’un mag­a­sin d’alimentation avec son mari depuis trente-cinq ans, elle n’a pas d’autre choix que de rester à ses côtés. Sur­vivante de vio­lences sex­uelles com­mis­es par les troupes russ­es, elle a accep­té de témoign­er en visio depuis une région du sud de l’Ukraine. Aux trau­ma­tismes des vio­lences déjà subies s’ajoutent désor­mais ceux liés à la vio­lence de son mari.

« Quand les sol­dats russ­es sont par­tis, mon mari ne m’a plus adressé la parole, mur­mure-t-elle. Une seule fois, il m’a demandé par­don de n’avoir pas su me pro­téger. » Iri­na a 60 ans ; elle a été vio­lée par des sol­dats « qui avaient l’âge de [son] fils ». « Mon mari me rabais­sait con­stam­ment. Il me dis­ait que je ne valais rien, que je n’étais rien sans lui, et il a fini par me reprocher d’avoir fail­li mourir à cause de moi. Il inver­sait la sit­u­a­tion en se faisant pass­er pour la vic­time. Oui, les Russ­es lui avaient braqué un fusil sur la tempe parce que je ne me lais­sais pas faire, racon­te-t-elle de manière mécanique. Mais il n’a même pas essayé de les empêch­er. Il ne m’a jamais demandé ce qu’il s’était passé après… Moi, j’ai fini par arrêter de lut­ter pour que les Russ­es ne tuent pas mon mari, ce qu’ils menaçaient de faire si je ne cédais pas, mais lui n’a jamais voulu savoir ce que j’avais vécu pour le pro­téger. »

Elle inter­rompt régulière­ment son réc­it. « Il ne voulait rien enten­dre. Alors j’ai arrêté d’essayer de par­ler. » Iri­na con­fie : « Plus per­son­ne ne peut pos­er une main sur moi sans que je veuille l’étrangler. Alors je com­prends qu’il ait besoin d’aller voir ailleurs. » Si elle recon­naît subir l’agressivité, le har­cèle­ment et les men­aces de son mari, para­doxale­ment, elle affirme aujourd’hui : « Je n’ai plus peur de lui. Je me fiche de ce qu’il me dit. Je me sens mieux armée face à lui. Mon atti­tude a changé à son égard. Je ne suis plus sa chose. Après ce que j’ai vécu, sa vio­lence me paraît insignifi­ante. »

Dans un bar de Kyiv, un ven­dre­di à 18 heures, non loin d’un groupe de jeunes qui com­men­cent leur soirée tôt en rai­son du cou­vre-feu, Katery­na Ilikchi­ie­va explique que « le niveau de tolérance à l’égard de la vio­lence a aug­men­té à cause de la guerre ». Elle s’interrompt, sur le qui-vive : « C’est le bruit de l’alerte qu’on entend là ? Ah non, c’est une voiture de police. » Elle reprend : « On vit dans un con­texte de telles vio­lences depuis trois ans que cer­taines parais­sent aujourd’hui dérisoires. »

Iri­na, elle, promet que quand la guerre sera finie, si elle en trou­ve la force, elle deman­dera le divorce. Une parole rare pour une femme de 60 ans vivant en zone rurale en Ukraine, sur­vivante de l’inhumanité d’une guerre qui l’a ren­due plus com­bat­ive. •

Cet arti­cle a été réal­isé grâce à une bourse attribuée par The Europe-Ukraine Desk, un pro­jet lancé par l’ONG n‑ost. Audrey Lebel remer­cie la fixeuse Olga Podor­ozh­na pour son aide. Le reportage a été réal­isé à Kyiv en octo­bre 2024.

* Pour des raisons de sécu­rité, les prénoms ont été mod­i­fiés et cer­tains lieux ne sont pas men­tion­nés.


(1) Bakhmout, « la Ver­dun de l’Ukraine », est une ville située dans l’est du pays, rasée après plusieurs mois de batailles entre l’armée russe et l’armée ukraini­enne.

(2) « Le 24 » est l’expression util­isée dans la société ukraini­enne pour par­ler de l’offensive générale aéri­enne, mar­itime et ter­restre déclenchée par la Russie sur l’ensemble du ter­ri­toire ukrainien le 24 févri­er 2022.

(3) La Con­ven­tion du Con­seil de l’Europe sur la préven­tion et la lutte con­tre la vio­lence à l’égard des femmes et la vio­lence domes­tique, appelée « Con­ven­tion d’Istanbul », est un traité européen adop­té en 2011 amenant les 45 États sig­nataires à ce jour à s’entendre et à met­tre en œuvre les mesures lég­isla­tives néces­saires à l’élimination de toutes les formes de vio­lences envers les femmes.

Travailler, à la conquête de l’égalité

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