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Gloria Anzaldúa, penseuse de la théorie queer décoloniale

Poétesse, uni­ver­si­taire, États-uni­enne d’origine mex­i­caine, Glo­ria Anzaldúa (1942–2004) a vécu sa vie aux con­fins des iden­tités. Culte out­re-Atlan­tique, elle a dévelop­pé une pen­sée unique du métis­sage. Por­trait d’une pio­nnière de la théorie queer décolo­niale.
Publié le 01/02/2024

Modifié le 16/01/2025

Gloria Anzaldúa (1942-2004), figure du « féminisme chicana »
Annie F. Val­va — Ben­son latin Amer­i­can col­lec­tion, the Uni­ver­si­ty of Texas at Austin

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Con­sul­tez le som­maire.

« Je suis une femme de fron­tière. J’ai gran­di entre deux cul­tures, la cul­ture mex­i­caine (avec une forte influ­ence indi­enne) et la cul­ture anglo (en tant que mem­bre d’un peu­ple colonisé sur son pro­pre ter­ri­toire). J’ai chevauché cette fron­tière tejas-mex­i­caine, et d’autres, toute ma vie. Ce n’est pas un ter­ri­toire con­fort­able où vivre, ce lieu de con­tra­dic­tion.

 

La haine, la colère et l’exploitation font par­tie de ses prin­ci­pales car­ac­téris­tiques. » Ain­si débute Ter­res frontal­ières. La Fron­tera. La Nou­velle Mes­ti­za de Glo­ria Anzaldúa, dans sa tra­duc­tion en français (1). Une tra­duc­tion salu­taire, parue plus de trente ans après la pub­li­ca­tion de ce livre (2) impor­tant en 1987, réédité depuis cinq fois aux États-Unis. Pour­tant, la pen­sée de cette uni­ver­si­taire chi­cana née en 1942 dans la val­lée du Rio Grande, à la fron­tière entre le Texas et le Mex­ique, est explo­sive, tant elle dyna­mite et appro­fon­dit les con­cepts d’identité de genre, de classe et de race. Pio­nnière, aus­si : bien avant Tere­sa de Lau­retis et d’autres fémin­istes états-uni­ennes, Anzaldúa a manié le mot queer pour définir ses mul­ti­ples iden­tités de les­bi­enne chi­cana. Au départ, le terme chi­cano, chi­cana désigne de façon péjo­ra­tive des États-unien·nes d’origine mex­i­caine, puis lati­no-améri­caine. Dans les années 1960 se développe un mou­ve­ment « fémin­iste chi­cana », dont Glo­ria Anzaldúa est une des précurseuses.

 

Issue d’un milieu agri­cole ouvri­er, l’écrivaine a dû appren­dre l’anglais pour étudi­er dans les écoles améri­caines qui refu­saient les enfants chi­canos et chi­canas ne par­lant qu’espagnol, ou « tex-mex », cette langue hybride née de la coloni­sa­tion de ter­ri­toires mex­i­cains par les États-Unis, puis de l’exil des Latino-Américain·es en Amérique du Nord. Anglais, espag­nol, tex-mex agré­men­té de quelques mots de nahu­atl, une langue aztèque par­lée au Mex­ique : c’est dans ces trois pre­mières langues que son tra­vail mêlant poésie et prose explore, à par­tir de sa pro­pre his­toire, les notions de métis­sage et de fron­tières, d’identités de genre et de classe. Trilingue, sur­prenante par la forme et le pro­pos, l’œuvre d’Anzaldúa a longtemps été mar­gin­al­isée. Aujourd’hui, elle est citée dans de nom­breux ouvrages de théorie fémin­iste dans le monde entier et mise en avant par des autri­ces de référence en études fémin­istes, comme l’États-unienne Don­na Har­away.

En France, son nom devient moins con­fi­den­tiel grâce à un col­loque à l’université Paris 8 en 2019 et à une expo­si­tion de ses dessins au Palais de Tokyo en octo­bre 2023. La thèse (3) en études his­panophones de Camille Back con­sacrée à son efface­ment de l’histoire de la théorie queer a égale­ment con­tribué à la faire con­naître. Dès 2011, toute­fois, des extraits de The New Mes­ti­za ont été pub­liés en français dans la revue fémin­iste uni­ver­si­taire Les Cahiers du CEDREF, traduits par la philosophe et soci­o­logue des fémin­ismes lati­no-améri­cains Jules Fal­quet et Pao­la Bac­chet­ta, pro­fesseure en études fémin­istes.

La lec­ture de La Nue­va Mes­tizia a boulever­sé l’illustratrice, pho­tographe et jour­nal­iste fran­co-gabonaise Maya Mihin­dou, qui a con­sacré un por­trait à Glo­ria Anzaldúa dans la revue Bal­last en 2020 : « La pre­mière fois que j’ai lu des morceaux de ses textes dans la revue Pan­thère Pre­mière, je les ai reçus comme un impact qui m’a fait trem­bler. Je n’avais jamais lu une tra­duc­tion aus­si pré­cise, vaste et rad­i­cale de l’expérience du métis­sage », explique-t-elle. C’est pré­cisé­ment le moteur du tra­vail d’Anzaldúa. Le con­cept de « mes­ti­za », qu’elle a défi­ni tout au long de son œuvre, « pos­sède au Mex­ique des con­no­ta­tions com­plex­es et con­tra­dic­toires. Il désigne une per­son­ne dominant·e par rap­port à l’Indien·ne, mais aus­si une per­son­ne dominé·e par rap­port aux gens d’origine espag­nole-européenne. […] Pour Anzaldúa, il pos­sède toutes ces con­no­ta­tions, mais sig­ni­fie égale­ment la plu­ral­ité à l’intérieur de chaque être humain », écrivent Pao­la Bac­chet­ta et Jules Fal­quet en intro­duc­tion de leur tra­duc­tion pub­liée dans Les Cahiers du CEDREF.

Une référence des féminismes décoloniaux

 

Au moment de la paru­tion aux États-Unis de Bor­der­lands en 1987, Glo­ria Anzaldúa n’est pas une incon­nue dans les milieux fémin­istes rad­i­caux nord-améri­cains. Six ans aupar­a­vant, dans le sil­lage de la Déc­la­ra­tion fémin­iste noire de l’organisation les­bi­enne rad­i­cale Com­ba­hee Riv­er Col­lec­tive de 1981, « Glo­ria Anzaldúa et Cher­ríe Mor­a­ga pro­posent une alliance avec les fémin­istes de toutes les couleurs » avec la paru­tion d’une antholo­gie, This Bridge Called My Back: Writ­ings By Rad­i­cal Women of Col­or (lit­térale­ment : Ce pont appelé mon dos : écrits de femmes de couleur rad­i­cales), rap­pelle Jules Fal­quet. Anzaldúa se définit alors ain­si : « poétesse tejana chi­cana, fille de Amalia, Hecate et Yemaya (4) ». Cher­ríe Mor­a­ga se présente quant à elle comme « chicana/ bâtarde/ féministe/ lesbienne/ enseignante/ loquace/ serveuse, à bout ». Pour cette antholo­gie, elles vont coéditer un ensem­ble de poèmes, textes, entre­tiens et por­traits de mil­i­tantes et artistes noires, « chi­canx (5) », asi­a­tiques, Natives, queer, migrantes… de tous les milieux soci­aux, et notam­ment l’essayiste Audre Lorde, poétesse les­bi­enne noire et mil­i­tante des droits civiques. La mai­son d’édition fondée par cette dernière, The Kitchen Table, pub­liera quelques années plus tard la deux­ième édi­tion de This Bridge Called My Back. « Cet ouvrage est un geste puis­sant qui tient à affirmer, par leur nom­bre, le poids des expéri­ences des femmes de couleur états-uni­ennes », analyse Maya Mihin­dou. Dev­enue une référence lit­téraire et poli­tique des fémin­ismes décolo­ni­aux, cette antholo­gie a été rééditée pour la qua­trième fois en 2015 aux États-Unis.

 

Glo­ria Anzaldúa a util­isé le dessin pour illus­tr­er ses théories. Ses « hiéro­glyphes » ont plusieurs fois été exposés, notam­ment au Palais de Tokyo en octo­bre 2023.

Ben­son Latin Amer­i­can Col­lec­tion, The Uni­ver­si­ty of Texas at Austin

Pionnière du queer

 

Avec Audre Lorde, qui a écrit sur le can­cer qui a fini par l’emporter, Glo­ria Anzaldúa partage l’expérience de la mal­adie. Des trou­bles hor­monaux impor­tants lui font subir saigne­ments et puberté pré­coce dès la petite enfance ; elle souf­fre aus­si de dia­bète, dont elle meurt à 60 ans. Ces maux étaient sans doute liés aux pes­ti­cides qu’elle épandait dans les champs avec son père, métay­er pour la Rio Farms, une entre­prise à laque­lle il rever­sait 40 % de son revenu en con­trepar­tie du prêt de ter­res et de semis. Anzaldúa vivait sur les fer­mes appar­tenant à la Rio Farms avant que la mort de son père, vic­time d’une rup­ture de l’aorte lorsqu’elle a quinze ans, n’accroisse la pré­car­ité de la famille qui peinait déjà à rem­bours­er ses emprunts.

Glo­ria Anzaldúa tra­vaillera dans les champs régulière­ment pour financer ses études à l’université des femmes du Texas, d’abord, puis sa thèse à l’université du Texas à Austin, de 1974 à 1977, année où elle s’installe à San Fran­cis­co. Là, elle s’implique dans les mou­ve­ments syn­di­cal­istes chi­canx, fréquente les milieux queer artis­tiques, rejoint la Guilde des écrivaines fémin­istes, à laque­lle appar­tient notam­ment la poétesse les­bi­enne Adri­enne Rich, et fonde un ate­lier d’écriture, El Mun­do Zur­do (lit­térale­ment, « le monde gauch­er »), une com­mu­nauté utopique inclu­sive for­mée de « sub­al­ternes », pau­vres, non-blanc·hes, non-hétérosexuel·les et allié·es. C’est dans le sil­lage de cette expéri­ence com­mu­nau­taire que Glo­ria Anzaldúa utilise le mot queer dès les années 1970, dans des man­u­scrits non pub­liés, puis dans This Bridge en 1981. Enfant, sa famille la surnom­mait par­fois Jota, qui, en espag­nol du sud du Mex­ique, sig­ni­fie « étrange » ou « bizarre », mais aus­si « pédé » en général au Mex­ique – l’équivalent de queer en anglais. C’est donc au sens pre­mier qu’elle com­prend et utilise le terme. Elle le pense comme l’expérience même de la fron­tière, ce « lieu en tran­si­tion con­stante » habité par « les pro­hibés, les ban­nis », écrit-elle dans La Fron­tera. « Ici vivent los atrav­es­a­dos : les gens louch­es, les per­vers, les queers, les pénibles, les métis […], les demi-morts ; bref, ceux […] qui fran­chissent les con­fins du “nor­mal”. » Des vies depuis lesquelles elle développe des con­cepts nova­teurs, comme la fac­ul­tad, ou l’aptitude qu’ont les dominé·es à percevoir le dan­ger : « Quand l’oppression nous acca­ble de toutes parts, nous sommes forcé·es de dévelop­per cette fac­ulté, pour devin­er qui sera le prochain à nous gifler ou à nous enfer­mer. Nous flairons le vio­leur à 5 kilo­mètres à la ronde. »


« En tant que les­bi­enne, je n’ai pas de race, mon pro­pre peu­ple me rejette ; mais je suis de toutes les races car ce qui est queer en moi existe dans toutes les races. »

Glo­ria Anzaldúa


Avec ces con­cepts créés à par­tir du mélange et de la con­fronta­tion de dif­férentes cul­tures, Glo­ria Anzaldúa se rap­proche d’auteurs caribéens comme Aimé Césaire, Édouard Glis­sant ou Frantz Fanon, pointe Maya Mihin­dou : « En la lisant, j’avais l’impression de trou­ver le pen­dant fémin­iste rad­i­cal des pen­sées de dépasse­ment et de créa­tion qui se dévelop­pent dans la Caraïbe et les Amériques, des écosys­tèmes mar­qués par les mémoires bru­tales de l’esclavage, les déplace­ments for­cés, les résis­tances lumineuses. » « La façon dont les langues ont été vio­len­tées y est aus­si spé­ci­fique », pour­suit Maya Mihin­dou, tis­sant une fil­i­a­tion avec l’écrivain algérien Kateb Yacine « qui a aus­si fait de la langue française une arme qui se retourne con­tre le colon, plus forte, épaissie de plusieurs langues, comme Anzaldúa, qui a mus­clé sa langue et sa pen­sée » grâce à ses trois langues et cha­cun des pans de son iden­tité.

Une œuvre trilingue et cosmique

 

À l’intersection de la race, du genre et de la classe, la mes­ti­za appar­tient chez Anzaldúa à la « race cos­mique », con­cept dévelop­pé par l’intellectuel mex­i­cain José Vas­con­ce­los qui désigne la créa­tion d’une nou­velle iden­tité par le croise­ment de plusieurs. « En tant que mes­ti­za, je n’ai pas de pays, ma patrie m’a ban­nie ; et pour­tant je suis de tous les pays car je suis la sœur ou l’amante poten­tielle de toutes les femmes. (En tant que les­bi­enne, je n’ai pas de race, mon pro­pre peu­ple me rejette ; mais je suis de toutes les races car ce qui est queer en moi existe dans toutes les races.) Je n’ai pas de cul­ture car, en tant que fémin­iste, je me dresse con­tre les croy­ances col­lec­tives des Indo-His­paniques et des Ang­los, ces croy­ances attachées au mas­culin ; mais je suis pleine de cul­ture car je par­ticipe à la créa­tion d’une autre cul­ture encore […]. Soy un amasamien­to, je suis l’acte de pétrir, d’unir et de rejoin­dre », écrit Glo­ria Anzaldúa dans La Fron­tera. Ici réside l’essence de son tra­vail : une écri­t­ure proche de la psalmodie et une gamme riche et com­plexe de thèmes, dans une langue incar­née par des mots longtemps tabous en France, notam­ment dans les milieux fémin­istes. La « race cos­mique » est ain­si un bon exem­ple des con­cepts con­vo­qués par Anzaldúa qui ont pu longtemps effray­er, voire rebuter. Pas Isabelle Cam­bourakis, coor­di­na­trice de la col­lec­tion Sor­cières aux édi­tions qui por­tent son nom (lire aus­si le débat page 44). Comme de nom­breuses mil­i­tantes fémin­istes, l’éditrice a lu Glo­ria Anzaldúa pour la pre­mière fois grâce à la tra­duc­tion par­tielle de 2011. « Cela m’a ouvert les portes d’un monde que je ne con­nais­sais pas. Je lisais un peu l’anglais mais pas du tout l’espagnol, et mal­gré ma com­préhen­sion nébuleuse j’avais été éblouie par cette pen­sée dont je ne trou­vais pas l’équivalent en France. Dès les débuts de la col­lec­tion Sor­cières, en 2015, je voulais traduire Anzaldúa. »

Un pro­jet qui pren­dra plusieurs années. Pao­la Bac­chet­ta, qui signe la pré­face de la ver­sion française de La Fron­tera, y écrit que « fran­coph­o­n­er Bor­der­lands relève du délire ». Interrogé·es sur le sens de cette phrase, ses traducteur·ices Nino­ S. Dufour et Ale­jan­dra Soto Chacón con­fir­ment l’ampleur du « défi de retrans­met­tre le con­texte d’origine de l’œuvre à des gens qui n’en ont pas l’expérience ». Mal­gré le besoin de retran­scrire le texte en des ter­mes acces­si­bles, le choix de con­serv­er de nom­breux mots d’espagnol a été une « évi­dence », puisque la con­fu­sion provo­quée par le dis­posi­tif lit­téraire trilingue d’Anzaldúa per­met de vivre au plus près l’expérience de l’altérité qui nour­rit son tra­vail. La langue mater­nelle d’Alejandra Soto Chacón est l’espagnol mais le tex-mex est assez éloigné du castil­lan, Nino S. Dufour, pour sa part, traduit de l’anglais. « On était pré­caires dans les langues, forcé·es à se met­tre en doute », analyse Ale­jan­dra Soto Chacón. Nino S. Dufour racon­te s’être sen­ti plus proche du livre par l’expérience queer, « en tant que gouine blanche dans une forme de trans­gres­sion de genre, c’est comme ça que je m’identifiais à l’époque. Même si en réal­ité, Glo­ria Anzaldúa réus­sis­sait à ren­dre vivant ce dont j’étais le plus éloigné, l’aspect racial de la fron­tière, ou encore l’aspect spir­ituel. Sa pen­sée fait des ponts, tu arrives à un pro­pos en prenant les choses par un autre angle… »

Ses écrits per­me­t­tent ain­si d’enjamber les pen­sées queer, décolo­niales, fémin­istes : dès 1981, This Bridge Called My Back annonçait bien la place de Glo­ria Anzaldúa au sein de la con­stel­la­tion mon­di­ale des penseuses fémin­istes, celle d’une théorici­enne des fron­tières, et de leur tra­ver­sée. •

GLORIA ANZALDUA EN 5 DATES

1942

Nais­sance à Har­lin­gen, Texas (États-Unis)

1981

Pub­li­ca­tion de This Bridge Called My Back: Writ­ings By Rad­i­cal Women of Col­or

1987

Pub­li­ca­tion de Bor­der­lands / La Fron­tera: The New Mes­ti­za

2004

Décès à San­ta Cruz, Cal­i­fornie

2007

Créa­tion de la Société pour l’étude de l’œuvre de Glo­ria Anzaldúa aux États-Unis

Extrait de La Frontera, chef‑d’œuvre de Gloria Anzaldúa

« Écrire est un acte sen­suel », selon Glo­ria Anzaldúa. Ce pas­sage de La Fron­tera présente à la fois sa pos­ture d’écrivaine, mais aus­si son recours à la poésie pour décrire le monde. 

Vivre en état d’agitation psy­chique, sur une terre frontal­ière, voilà ce qui fait écrire les poètes et créer les artistes. On dirait une épine de cac­tus logée dans la chair. Elle s’insinue de plus en plus pro­fond et j’empire les choses en appuyant dessus sans arrêt. Quand la blessure com­mence à sup­pur­er je dois agir pour qu’elle cesse d’empirer et pour com­pren­dre sa rai­son d’être. Je creuse sous la peau, jusqu’aux pro­fondeurs où elle est incrustée et je l’extirpe comme on joue d’un instru­ment, en pres­sant avec les doigts, avi­vant la douleur avant la guéri­son. Enfin elle sort. Plus de gêne, plus d’ambivalence. Jusqu’à ce qu’une autre épine perce la peau. Voilà ce qu’est l’écriture pour moi : un cycle sans fin où j’empire puis guéris, mais aus­si une expéri­ence dont je retire tou­jours une sig­ni­fi­ca­tion, quelle qu’elle soit.

Mes fleurs jamais ne cesseront de vivre ; mes chants jamais ne pren­dront fin : moi, la chanteuse, je les entonne ; ils s’éparpillent, ils se propa­gent de toutes parts.

– Cantares mex­i­canos

Pour écrire, pour être écrivaine, je dois faire con­fi­ance et croire en ma capac­ité à pren­dre la parole, à être une voix pour les images. Je dois croire que je sais com­mu­ni­quer par des images et des mots et que je le fais bien. Man­quer de con­fi­ance en ma pro­pre créa­tiv­ité c’est man­quer de con­fi­ance en la total­ité de moi-même et inverse­ment : je ne peux pas sépar­er mon écri­t­ure de toute autre par­tie de ma vie. Elles ne font qu’une. »

Extrait de Ter­res frontal­ières. La Fron­tera. La Nou­velle Mes­ti­za (Cam­bourakis, 2022).

 

Léa Mormin-Chau­vac

Jour­nal­iste, scé­nar­iste et autrice, elle est mem­bre du comité édi­to­r­i­al de La Défer­lante. Entre la Mar­tinique et l’Hexagone, elle tra­vaille notam­ment sur les mou­ve­ments fémin­istes noirs et post­colo­ni­aux.

Arti­cle édité par Mathilde Blézat.


(1) Ter­res frontal­ières. La Fron­tera. La Nou­velle Mes­ti­za, traduit de l’anglais et de l’espagnol par Ale­jan­dra Soto Chacón et Nino S. Dufour, édi­tions Cam­bourakis, 2022.

(2) Titre orig­i­nal : Bor­der­lands / La Fron­tera: The New Mes­ti­za, Aunt Lute Books, 1987.

(3) Camille Back, « “To(o) Queer the Writer” : con­tri­bu­tions et efface­ment de Glo­ria Anzaldúa lors de l’émergence de la théorie queer », uni­ver­sité Paris 3, 2022.

(4) Amalia, Hecate et Yemaya sont respec­tive­ment les noms de sa mère, de sa grand-mère et de la divinité afro-latine Yemaya.

(5) Pour sym­bol­is­er le féminin, le mas­culin, le neu­tre et le pluriel, Glo­ria Anzaldúa et de nom­breuses fémin­istes lati­no-améri­caines utilisent la dési­nence x.

 

Les mots importants

Queer

En anglais, le terme queer sig­ni­fie...

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Léa Mormin-Chauvac

Journaliste et autrice, elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Entre la Martinique et l’Hexagone, elle travaille notamment sur les mouvements féministes noirs et postcoloniaux. Voir tous ses articles

Avorter : Une lutte sans fin

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