Warning: Attempt to read property "ID" on int in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/themes/Divi/includes/builder/post/PostStack.php on line 62

Gaza, l’amour et la guerre en héritage

La grande repor­trice Céline Martelet a échangé avec trois femmes d’une même famille gaza­ouie : Joury, 11 ans, réfugiée en France près d’Angers ; sa tante, Aya, 24 ans, exilée au Caire, et sa grand-mère, Wafaa, qui a choisi de rester dans l’enclave. Toutes trois témoignent de leur vie boulever­sée par la guerre mais aus­si de l’amour famil­ial qui les sauve.
Publié le 05/05/2025

Le 23 août 2023, dans la ville de Gaza. Aya Mghames, entourée de sa famille, vient de recevoir son diplôme en sciences économiques. Sa mère Wafaa se tient à côté d’elle, et sa nièce Joury est la première des enfants à gauche. Depuis avril 2024, la famille est séparée : Aya s’est réfugiée au Caire en Égypte, Joury vit avec ses parents et ses frères près d’Angers en France. Wafaa a, pour sa part, décidé de rester en Palestine avec son plus jeune fils. Archive personnelle.
Le 23 août 2023, dans la ville de Gaza. Aya Mghames, entourée de sa famille, vient de recevoir son diplôme en sci­ences économiques. Sa mère Wafaa se tient à côté d’elle, et sa nièce Joury est la pre­mière des enfants à gauche. Depuis avril 2024, la famille est séparée : Aya s’est réfugiée au Caire en Égypte, Joury vit avec ses par­ents et ses frères près d’Angers en France. Wafaa a, pour sa part, décidé de rester en Pales­tine avec son plus jeune fils. Crédit pho­to : archive per­son­nelle.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.

« Là, c’est mon lit. Celui de mon petit frère, Jamal, est ici. Et là, c’est mon bureau. » Joury sourit timide­ment en me faisant vis­iter sa nou­velle cham­bre dans une mai­son de la région d’Angers. La jeune Pales­tini­enne aux longs cheveux noirs est arrivée en jan­vi­er 2025.

Son père Ayman, l’un des seuls rappeurs de la bande de Gaza, a été sélec­tion­né par le pro­gramme Pause qui vient en aide aux artistes en dan­ger. Toute la famille a pu obtenir un pré­cieux visa pour la France.

Joury est née il y a onze ans dans la ville de Gaza. Le 13 octo­bre 2023, une frappe aéri­enne a pul­vérisé l’immeuble où elle habitait. Après le mas­sacre com­mis par le Hamas en Israël le 7 octo­bre, le gou­verne­ment israélien a choisi de punir col­lec­tive­ment toute une pop­u­la­tion. Comme pour des cen­taines de mil­liers d’autres enfants, ce qui con­sti­tu­ait sa vie de petite fille a été réduit en pous­sière en quelques sec­on­des. Quand l’armée israéli­enne a lancé l’ordre d’évacuation, Joury a juste eu le temps de dévaler les six étages avec, sur le dos, son cartable rose dans lequel elle avait glis­sé quelques feuilles et habits. Ros­es, encore.

Ce sac à dos est là, en France, soigneuse­ment posé sur la com­mode blanche qui fait face au lit de Joury. « Ce cartable m’a accom­pa­g­née chaque fois qu’on a dû fuir à l’intérieur de la bande de Gaza. C’était mon sac d’école là-bas. Il est très solide ! Il a vécu la guerre avec nous, et pour­tant il est encore en très bon état. Ma mère ne voulait pas que je le prenne avec moi en France, mais j’ai insisté. Avec lui, j’ai l’impression de trans­porter mes sou­venirs d’enfance. »

Ces sou­venirs de la plage, du stu­dio de musique d’Ayman, son père, des ham­burg­ers du Taboon, son restau­rant préféré, de tous ses vête­ments qu’elle rangeait pré­cieuse­ment dans le plac­ard de sa chamb­trre… « Ma cham­bre était plus grande à Gaza. Elle était plus belle aus­si. Il y avait trois couleurs. Du blanc, du bleu et du rose, bien sûr. »

Le 21 juin 2024, Joury Mghames et son frère Jamal jouent sur un téléphone dans l’appartement du Caire où leur famille s’est réfugiée après avoir pu sortir de la bande de Gaza. Alexandre Rito
Le 21 juin 2024, Joury Mghames et son frère Jamal jouent sur un télé­phone dans l’appartement du Caire où leur famille s’est réfugiée après avoir pu sor­tir de la bande de Gaza. Crédit pho­to : Alexan­dre Rito

Une enfance au son des drones israéliens

Joury a passé les dix pre­mières années de sa vie entre les murs érigés au nord par Israël et les hauts gril­lages élevés par l’Égypte au sud de l’enclave pales­tini­enne. Ce blo­cus mis en place après l’arrivée au pou­voir du Hamas en juin 2007, oblig­eait plus de 2 mil­lions de per­son­nes à vivre enfer­mées sur un minus­cule ter­ri­toire de 360 kilo­mètres car­rés, une prison à ciel ouvert sur­volée con­tin­uelle­ment par des drones israéliens. Leur bour­don­nement a peu­plé les nuits de la petite Pales­tini­enne depuis son plus jeune âge. Un bruit de ton­deuse à gazon qui s’ancre telle­ment dans votre esprit qu’il vient presque à vous man­quer lorsqu’il s’arrête.

C’est là que j’ai ren­con­tré Ayman il y a plus de dix ans durant l’une des nom­breuses offen­sives israéli­ennes con­tre l’enclave. Celle-ci s’appelait « Bor­dure pro­tec­trice », c’était en juil­let 2014. Les armées du monde entier cul­tivent cette habi­tude étrange : don­ner des noms aux guer­res. Comme si cela les rendait moins vio­lentes, ou plus justes. Ayman était alors mon tra­duc­teur. Ensem­ble, nous avons écouté les réc­its de familles de vic­times, de survivant·es sorti·es des décom­bres de leurs maisons, de mères dévastées par la perte d’un·e enfant. Lorsque je suis ren­trée en France, nous sommes resté·es en con­tact, lié·es par ce que nous avions vu et enten­du.

Joury est la fille aînée d’Ayman – elle a deux frères, dont le plus jeune est né en exil. Son père me par­le d’elle depuis tou­jours. Il est si fier qu’elle se soit pas­sion­née très tôt pour le foot, comme lui, si fier aus­si qu’elle écrive des chan­sons.

Une guerre totale contre les Gazaoui·es

Le matin du 7 octo­bre 2023, le Hamas allié à d’autres groupes armés islamistes lance une attaque d’une vio­lence inédite sur le sud d’Israël. Au moins 1 200 per­son­nes, en majorité civiles, sont assas­s­inées et quelque 7 500 sont blessées, selon l’Unicef. 250 otages sont amené·es dans l’enclave pales­tini­enne, dont des femmes et des enfants. Très vite, Benyamin Nétanya­hou, le Pre­mier min­istre israélien d’extrême droite, promet que « l’ennemi paiera un prix sans précé­dent ».

Jusqu’à la sig­na­ture d’une trêve, le 19 jan­vi­er 2025, l’armée israéli­enne bom­barde sans relâche la bande de Gaza y com­pris les zones qu’elle a définies comme refuges pour les civil·es. Au sol, les soldat·es pren­nent le con­trôle des villes les unes après les autres jusqu’à occu­per en mai 2024 le point de pas­sage vers l’Égypte à Rafah. Le blo­cus qui sévis­sait depuis l’arrivée au pou­voir du Hamas en 2007 devient un siège total. Israël con­trôle les entrées de toute l’aide human­i­taire.

En 2024, les ONG aler­tent sur un risque de famine au nord de la bande de Gaza.

En quinze mois de guerre, 50 000 Palestinien·nes ont été tué·es (plus de 2 % de la pop­u­la­tion) et plus de 111 000 ont été blessé·es, selon l’ONU. Plus de deux tiers des vic­times sont des femmes et des enfants. De nom­breux corps seraient encore sous les décom­bres. 60 % des habi­ta­tions ont été détru­ites.

En novem­bre 2024, un comité spé­cial de l’ONU a affir­mé que les méth­odes de guerre qui ont été util­isées par Israël « cor­re­spon­dent aux car­ac­téris­tiques d’un géno­cide ». Quelques jours plus tard, la Cour pénale inter­na­tionale a émis des man­dats d’arrêt con­tre le Pre­mier min­istre israélien, Benyamin Nétanya­hou et son ancien min­istre de la Défense, Yoav Gal­lant.

Le 18 mars, Israël rompt le cessez-le-feu, les bom­barde­ments repren­nent. À l’heure où nous bouclons ce numéro, mi-avril 2025, ils avaient fait plus de 1 500 mort·es.

Une lignée de femmes déterminées

Je me suis sou­vent demandé qui avait trans­mis à Joury son courage. Je l’ai com­pris le jour où j’ai pu dis­cuter plus longue­ment avec Wafaa, sa grand-mère pater­nelle. Elle est encore piégée dans la bande de Gaza et vit sous une tente, dans un camp de déplacé·es de Khan Younès, au sud de l’enclave. Nous avons échangé par What­sApp, elle a refusé de répon­dre à mes ques­tions par des notes vocales. Wafaa a voulu écrire. Pour cette Pales­tini­enne, âgée de 60 ans, chaque mot compte.

« Joury est ma pre­mière petite-fille, et j’ai atten­du sa nais­sance avec impa­tience. Quand elle est née le 12 juil­let 2013 à Gaza, je l’ai ser­rée con­tre moi, et mes larmes ont coulé. Elle est la pre­mière source de bon­heur dans notre famille. Joury a tou­jours mon­tré une matu­rité sur­prenante, en même temps qu’elle est très sen­si­ble et pleure facile­ment. Je lui ai appris à ne pas se laiss­er sub­merg­er par ses émo­tions et à tou­jours per­sévér­er. Je lui dis sou­vent : “Si tu veux devenir médecin, il faut que tu sois forte, con­fi­ante et excel­lente en classe.” Ma petite-fille est intel­li­gente. Elle par­le peu, mais, crois-moi, son regard en dit long. »

Le regard de Wafaa aus­si en dit long quant à son his­toire per­son­nelle. Sur une pho­to prise en jan­vi­er dernier, quelques heures après le cessez-le-feu con­clu entre Israël et le Hamas, elle pose devant une petite table impro­visée sur laque­lle trô­nent un plat de falafels, du hou­mous et quelques pommes de terre. Der­rière elle, on devine la tente où elle vit depuis plus d’un an. Wafaa sourit, mais ses yeux trahissent une infinie tristesse. La grand-mère de Joury est épuisée physique­ment et émo­tion­nelle­ment.

Au lendemain de la signature de la trêve le 19 janvier 2025, Wafaa Mghames pose devant sa tente du camp de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, avec son fils Ahmad 
et un ami de la famille (auteur du selfie). Tous trois ont préparé un repas pour fêter ce qu’elle et ils pensaient être la fin de 
la guerre, mais le cessez-le-feu a été rompu par l’État d’Israël 
Au lendemain de la signature de la trêve le 19 janvier 2025, Wafaa Mghames pose devant sa tente du camp de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, avec son fils Ahmad et un ami de la famille (auteur du selfie). Tous trois ont préparé un repas pour fêter ce qu’elle et ils pensaient être la fin de la guerre, mais le cessez-le-feu a été rompu par l’État d’Israël en mars avec la reprise d’intenses bombardements.
Archive personnelleArchive personnelle
Au lende­main de la sig­na­ture de la trêve le 19 jan­vi­er 2025, Wafaa Mghames pose devant sa tente du camp de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, avec son fils Ahmad et un ami de la famille (auteur du self­ie). Tous trois ont pré­paré un repas pour fêter ce qu’elle et ils pen­saient être la fin de la guerre, mais le cessez-le-feu a été rompu par l’État d’Israël en mars avec la reprise d’intenses bom­barde­ments. Crédit pho­to : archive per­son­nelle

Au print­emps 2024, sa famille a été séparée, déchirée par l’exil. Ça n’était jamais arrivé : lors des précé­dentes offen­sives israéli­ennes, les Mghames sont tou­jours resté·es ensem­ble. La majorité des familles pales­tini­ennes répè­tent la même chose : « Nous préférons mourir ensem­ble, avec nos enfants, sous les bombes. » Ma grand-mère a vécu la Sec­onde Guerre mon­di­ale ; elle employ­ait la même for­mule. Ado­les­cente, à l’arrivée des troupes alle­man­des, elle est restée dans sa ferme jurassi­enne avec ses par­ents. Pour faire face ensem­ble. Résis­ter.

Le 30 avril 2024, Wafaa n’est pas mon­tée avec sa famille dans le bus en direc­tion de l’Égypte pour y trou­ver refuge. Sur une vidéo filmée par son fils Ayman, on la voit, trem­blante, qui essuie ses larmes avec son hijab noir et fait un signe de la main à Joury, comme le font les grands-mères pour dire au revoir à leurs petits-enfants. Mais la Pales­tini­enne le sait : celui-ci a des airs d’adieu.

« Leur départ a été le moment le plus douloureux de ma vie. Com­ment pou­vais-je con­tin­uer à vivre loin de mes enfants, de mes petits-enfants ? J’ai essayé de me con­sol­er en me dis­ant que leur sécu­rité était plus impor­tante que tout. L’exil est une épreuve dif­fi­cile, que seul celui ou celle qui l’a vécu peut com­pren­dre. »

La famille Mghames n’avait pas réus­si à col­lecter suff­isam­ment d’argent pour pay­er les passeurs égyp­tiens, les seuls capa­bles de leur faire franchir le poste-fron­tière de Rafah vers l’Égypte. Les 45 000 dol­lars réu­nis grâce à une cam­pagne de dons en ligne ne suff­i­saient pas à faire sor­tir tout le monde, et on ne négo­cie pas avec des trafi­quants d’êtres humains. Au milieu de la guerre, dans le camp de déplacé·es de Khan Younès, il a fal­lu faire un choix. Ayman avait prévu de faire par­tir les femmes avec les enfants. Mais au dernier moment, Wafaa a fer­me­ment refusé de par­tir. « Je n’ai jamais, à aucun moment, envis­agé de quit­ter Gaza. La Pales­tine, c’est ma terre. Je resterai ici jusqu’à mon dernier souf­fle. »

Elle est donc restée dans l’enclave pales­tini­enne avec Ahmad, son dernier fils. Wafaa ne veut plus fuir ni recon­stru­ire une nou­velle fois une vie ailleurs. Depuis sa nais­sance, son his­toire est mar­quée par la vio­lence de la guerre. À chaque étape de son exis­tence, les armes l’ont con­trainte à tout quit­ter pour recom­mencer encore et encore. Sa famille est orig­i­naire d’un vil­lage près du lac Tibéri­ade en Pales­tine, d’où elle a été chas­sée en 1948 au cours de la Nak­ba1«Cat­a­stro­phe» en arabe, ce terme désigne le déplace­ment for­cé de près de 800000 Palestinien·nes lors de la créa­tion de l’État d’Israël. Wafaa est née dans un camp de réfugié·es de Tripoli, dans le nord du Liban. Son père meurt lorsqu’elle a 6 ans seule­ment. « Ma mère devait tra­vailler et élever seule ses onze enfants. » La Pales­tini­enne s’éduque et se poli­tise. À peine majeure, elle rejoint l’Organisation de libéra­tion de la Pales­tine (OLP) dirigée par Yass­er Arafat.

La douleur de la séparation

En novem­bre 1983, l’armée syri­enne attaque les camps pales­tiniens de Tripoli. Wafaa vient juste de se fiancer avec Jamal Mghames, un cama­rade de l’OLP. Le jeune cou­ple est con­traint de fuir vers la Tunisie. C’est là que les fiancé·es célèbrent leur mariage, loin de leurs proches. Leurs deux fils nais­sent en Tunisie. En 1994, la famille ren­tre en Pales­tine et s’installe dans la bande de Gaza. Quelques mois plus tôt, les accords d’Oslo ont été signés à Wash­ing­ton. Yass­er Arafat le leader pales­tinien, chef de l’OLP, et le pre­mier min­istre israélien Yizthak Rabin se sont ser­ré la main sur le per­ron de la Mai­son Blanche. La Pales­tine croit en la paix. Wafaa vit enfin sur sa terre. Elle donne nais­sance à une fille qu’elle appelle Aya. « Le bon­heur », m’écrit-elle.

En décem­bre 2008, l’armée israéli­enne lance une offen­sive sur la bande de Gaza après des tirs de roquettes en direc­tion de son ter­ri­toire. Jamal meurt le 27 décem­bre, tué dans une frappe aéri­enne sur sa mai­son. À nou­veau, Wafaa doit tout recon­stru­ire, seule avec ses trois enfants âgés de 8 à 20 ans : « Je suis restée forte et déter­minée. J’ai tou­jours élevé Ayman, Ahmad et Aya en leur offrant de l’amour et une bonne édu­ca­tion. Je les ai portés pour les voir réus­sir, avec cet espoir que tous trois auraient un avenir meilleur. »

Wafaa ne s’est jamais remar­iée, liée à jamais à Jamal. Il était l’amour de sa vie. Un amour né dans la guerre et la résis­tance. « Il était un homme excep­tion­nel, un mari, un frère, un ami et un père aimant. Chaque fois que l’angoisse m’envahit, je lui par­le, je lui con­fie tout. Cet homme est présent dans cha­cune de mes déci­sions. Il m’a quit­tée physique­ment, mais son esprit et sa pen­sée m’accompagnent partout. Nous nous étions promis de ne jamais nous sépar­er, quoi qu’il arrive. Je suis restée dans la bande de Gaza après sa mort, j’ai pour­suivi son chemin et j’ai tra­ver­sé les épreuves. Mais aujourd’hui, j’ai tout per­du. Les bom­barde­ments ont même détru­it la tombe de Jamal où j’allais me recueil­lir. C’est pour cela que je ne veux pas quit­ter ma terre. Il ne me reste plus rien de mon amour à part une pho­to que mon fils a retrou­vée dans les décom­bres de notre mai­son détru­ite en octo­bre 2023. »

C’est à tra­vers un écran que Wafaa voit désor­mais grandir Joury, sa petite-fille adorée, mais aus­si son dernier petit-fils, le petit frère de Joury, qu’elle n’a jamais pu pren­dre dans ses bras. Il est né en Égypte, quelques semaines seule­ment après la sor­tie de ses par­ents de la bande de Gaza. Un mirac­ulé. Il s’appelle Ward, « rose » en arabe. À sa nais­sance, il a dû pass­er deux semaines en cou­veuse sous assis­tanceres­pi­ra­toire. Son cœur bat­tait trop vite. S’il avait vu le jour dans la bande de Gaza, il n’aurait pas survécu. Aujourd’hui, Ward est en France. Loin de la guerre, mais aus­si de la Pales­tine et de l’amour de sa grand-mère.

Aya, l’amour comme force

Cette force d’aimer à tout prix pour rester debout, Wafaa l’a aus­si trans­mise à sa fille, Aya. Le 30 avril 2024, la jeune femme de 24 ans est sor­tie de la bande de Gaza avec Ayman et sa famille. Depuis, elle habite dans un petit apparte­ment en ban­lieue du Caire où elle passe ses journées à fumer le nar­guilé, seule depuis le départ de ses proches vers la France. « C’est la pre­mière fois que je vis loin de ma famille. Je n’avais jamais quit­té ma mère… C’est inde­scriptible ce vide, ce manque d’elle. »

Aya ne vit plus, elle survit en Égypte en atten­dant de pou­voir retrou­ver Islam, l’homme qu’elle aime depuis son plus jeune âge. Leurs fiançailles ont eu lieu le 6 octo­bre 2023, lors d’une céré­monie à dis­tance. Quelques mois aupar­a­vant, pour aller tra­vailler en Turquie, Islam était par­venu à quit­ter illé­gale­ment l’enclave pales­tini­enne en pas­sant par l’Égypte, ce qui l’empêchait de revenir chez lui. C’est dans la pure tra­di­tion pales­tini­enne qu’il avait envoyé son père, resté à Gaza, deman­der la main de celle qu’il aime.

« On devait se rejoin­dre en Turquie en décem­bre 2023 pour être enfin ensem­ble. Mais le lende­main de nos fiançailles, j’étais chez ma mère et j’ai été réveil­lée par le bruit des explo­sions. Déjà trau­ma­tisée par les bom­barde­ments à cause des précé­dentes guer­res, j’étais paralysée par la peur. Alors, mon frère est venu me sor­tir du lit. On s’est caché·es ensem­ble dans une même pièce, sans com­pren­dre ce qui se pas­sait. » Aya doit fuir. Avec Wafaa et Joury, elle passe d’un camp de déplacé·es à l’autre.

Le 6 octobre 2023, Aya Mghames se fiance à distance avec Islam, bloqué en Turquie. Elle est photographiée avec sa mère Wafaa et ses deux 
frères, Ahmad (à gauche) et Ayman (entre elle et sa mère).Archive personnelle
Le 6 octo­bre 2023, Aya Mghames se fiance à dis­tance avec Islam, blo­qué en Turquie. Elle est pho­tographiée avec sa mère Wafaa et ses deux frères, Ahmad (à gauche) et Ayman (entre elle et sa mère). Crédit pho­to : archive per­son­nelle

Quand je la ren­con­tre en Égypte, la jeune femme est pro­fondé­ment trau­ma­tisée par ce qu’elle a vécu. Son regard se perd sou­vent dans le vide. Elle s’arrête par­fois de sourire bru­tale­ment. La seule chose qu’Aya a pu sor­tir de la bande de Gaza, c’est un sac à dos. C’est là qu’elle a caché Mich­mich, son chat de deux ans. Le per­san au pelage blanc erre, lui aus­si, dans son nou­v­el apparte­ment, per­du. « Lui et moi, on n’effacera jamais ce qu’on a vécu. Quand on a dû quit­ter notre mai­son, j’ai pré­paré ses affaires avant les miennes. Il est comme un fils pour moi. Je pour­rais mourir pour lui. »

Je n’ose pas lui deman­der de racon­ter cette guerre en détail, de peur de rou­vrir ses blessures invis­i­bles. Finale­ment, je lui sug­gère sim­ple­ment de pos­er quelques mots les uns der­rière les autres. Elle choisit « souf­france, famine, impuis­sance » et explique : « On a fail­li mourir de froid en hiv­er sous la tente. On por­tait tous nos vête­ments, mais on était gelé·es quand même. Je ne peux pas oubli­er ma détresse lorsque les enfants nous récla­maient à manger et qu’on ne pou­vait rien leur don­ner. J’avais peur de mourir, mais au moins, j’aurais rejoint mon père. Tout cela me détru­it intérieure­ment. Nous sommes les vic­times de choses qui nous dépassent. Ceux qui nous diri­gent ne se préoc­cu­pent jamais de ce que subis­sent les civil·es. »

La musique pour survivre

Aya avait 8 ans lorsque son père, Jamal, a été tué par l’armée israéli­enne. Elle a très peu de sou­venirs de lui et ne le con­naît qu’à tra­vers ce que lui en racon­te sa mère. Pour combler son absence, la jeune Pales­tini­enne a choisi la musique, comme son frère Ayman. Tous deux ont ouvert un con­ser­va­toire et un stu­dio d’enregistrement dans la ville de Gaza. Tout le monde pou­vait y jouer d’un instru­ment ou chanter, y com­pris les femmes, mal­gré l’interdiction du Hamas de laiss­er des musi­ci­ennes se pro­duire devant d’autres per­son­nes que les mem­bres de leurs familles. Ce lieu était un moyen de résis­ter à ce con­ser­vatisme religieux.

L’armée israéli­enne l’a détru­it. « La musique est une thérapie pour moi. Elle m’a sauvée. Dans cette école, j’accompagnais beau­coup de filles. Elles ont même fait une chan­son et un clip vidéo ! Moi, quand je tiens une gui­tare, ça me soulage. La musique me débar­rasse de toutes les mau­vais­es éner­gies, y com­pris de cette tristesse qui m’envahit sou­vent depuis la perte de mon père. »

Aujourd’hui, Aya ne joue plus. Sa gui­tare est ensevelie sous les décom­bres de sa mai­son. Elle espère pou­voir aller la chercher un jour.

Aya a pris sa déci­sion : elle veut ren­tr­er dans la bande de Gaza pour vivre sur sa terre. Peu importe les guer­res qui se suc­cè­dent et la ter­rorisent. À des mil­liers de kilo­mètres de là, Joury est inscrite au col­lège et elle apprend le français. Chaque jour, elle porte sur le dos son cartable rose de Gaza mais elle ne veut pas par­ler de la Pales­tine avec ses nou­velles amies. Désor­mais, la vie de Joury est en France. Le seul endroit où elle se sent enfin en sécu­rité. •

Trois générations dans la guerre

1948

Au moment de la créa­tion de l’État d’Israël, près de 800 000 Palestinien·nes sont contraint·es de quit­ter leur mai­son et leur terre. Cette « cat­a­stro­phe » (la Nak­ba en arabe) touche la famille de Wafaa Mghames, qui doit fuir son vil­lage proche du lac de Tibéri­ade, au nord de l’actuel État d’Israël, pour se réfugi­er dans un camp à Tripoli, au nord du Liban.

1994

Wafaa et Jamal Mghames, marié·es depuis dix ans, ren­trent en Pales­tine après s’être exilé·es en Tunisie où leurs deux pre­miers enfants, Ayman et Ahmad, sont nés. Quelques mois plus tôt, le 9 sep­tem­bre 1993, les accords de paix d’Oslo ont été signés par Yitzhak Rabin, Pre­mier min­istre israélien et Yass­er Arafat, prési­dent du comité exé­cu­tif de l’Organisation de libéra­tion de la Pales­tine (OLP).

2008

27 décem­bre Jamal Mghames est tué dans une frappe aéri­enne sur sa mai­son au pre­mier jour de l’opération « Plomb dur­ci » de l’armée israéli­enne dans la bande de Gaza en repré­sailles aux tirs de roquettes de groupes armés affil­iés au Hamas. Un an et demi aupar­a­vant, en juin 2007, la branche poli­tique du Hamas rem­porte les élec­tions et gou­verne depuis lors la bande de Gaza. Aya a huit ans à la mort de son père.

2023

7 octo­bre Le Hamas lance une attaque sans précé­dent sur Israël, tuant 1 200 per­son­nes et prenant 250 hommes, femmes et enfants en otage. Le Pre­mier min­istre israélien d’extrême droite Benyamin Nétanya­hou déclenche une riposte mas­sive qui se trans­forme en guerre totale sur l’enclave de Gaza. La veille de l’attaque du Hamas, Aya Mghames s’est fiancée à dis­tance à Islam, qu’elle devait rejoin­dre deux mois plus tard en Turquie.

2024

30 avril Aya Mghames, son frère Ayman, sa femme enceinte et leurs deux enfants, Jamal et Jouri, réus­sis­sent à sor­tir de la bande de Gaza. Leur mère, Wafaa, reste sur place avec Ahmad, son dernier fils. Tous deux sur­vivent jusqu’à ce jour dans un camp de réfugié·es à Khan Younès, au sud de l’enclave. Les bom­barde­ments israéliens ont repris début mars dans la bande de Gaza, inter­rompant un proces­sus de dés­escalade mil­i­taire signé en jan­vi­er 2025.

  • 1
    «Cat­a­stro­phe» en arabe, ce terme désigne le déplace­ment for­cé de près de 800000 Palestinien·nes lors de la créa­tion de l’État d’Israël.
Céline Martelet

Journaliste indépendante, elle a couvert de nombreux conflits, de Gaza à l’Irak en passant par la Syrie. Elle est coautrice d’Un parfum de djihad (Plon, 2018) et a réalisé de nombreux podcasts, dont La Cage, pour Arte Radio, et Don’t Forget Gaza, pour Frictions. Voir tous ses articles

Pour une éducation qui libère !

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.


Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/plugins/really-simple-ssl/class-mixed-content-fixer.php on line 107