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Gaza, documenter la guerre

Depuis l’attaque du Hamas en Israël le 7 octo­bre 2023, l’enclave de Gaza est assiégée et sous le feu des bom­barde­ments israéliens. Alors que le bilan des jour­nal­istes tué·es depuis le début de la guerre ne cesse de s’alourdir, seul·es les jour­nal­istes palestinien·nes sont désor­mais en mesure de la cou­vrir, au prix de risques inouïs. De Ramal­lah à Gaza, La Défer­lante a recueil­li leurs témoignages.
Publié le 02/02/2024

Modifié le 16/01/2025

À l’hôpital Nasser, des journalistes échangent dans la tente mise en place par l’association Filastiniyat. De gauche à droite : Du’aa Abu Ta’ima (journaliste indépendante), Aya Abu Judeh (reportrice pour un média allemand), Du’aa Khaled (qui travaille pour la chaîne palestinienne Al-Quds Today) et Hala Asfour.
À l’hôpital Nass­er, des jour­nal­istes échangent dans la tente mise en place par l’association Filas­tiniy­at. De gauche à droite : Du’aa Abu Ta’ima (jour­nal­iste indépen­dante), Aya Abu Judeh (repor­trice pour un média alle­mand), Du’aa Khaled (qui tra­vaille pour la chaîne pales­tini­enne Al-Quds Today) et Hala Asfour. Hala Asfour assistée de Moham­mad Salam

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Wafa’ Abdel Rah­man court après le temps, mais au fond ça l’arrange. Ça lui évite de ressass­er. Sa sil­hou­ette alerte, en robe et bottes noires, passe d’un bureau à l’autre dans les locaux de Filas­tiniy­at (« pales­tini­ennes » en français).

L’organisation qu’elle dirige est une sorte d’incubateur qui forme et pub­lie des jour­nal­istes palestinien·nes, prin­ci­pale­ment des femmes, mais aus­si des jeunes reporters et repor­tri­ces. Par la fenêtre, on aperçoit les collines de Ramal­lah, au cen­tre de la Cisjor­danie, dénaturées par presque trente ans d’urbanisation anar­chique, depuis que la ville est dev­enue le siège de l’Autorité pales­tini­enne au milieu des années 1990 (lire l’encadré ci-dessous). Dans les bureaux, les écrans dif­fusent en direct des images de destruc­tion de Gaza, l’autre par­tie des ter­ri­toires pales­tiniens occupés par Israël depuis 1967. Des corps sont extraits des décom­bres ; des Gazaoui·es courent dans le chaos après un bom­barde­ment ; des vidéos de pro­pa­gande mon­trent d’un côté des soldat·es israélien·nes et de l’autre des com­bat­tants des brigades Al-Qas­sam, la branche armée du Hamas, s’affrontant dans des rues dev­enues d’immenses champs de ruines. Depuis le 7 octo­bre 2023, la mort dévaste l’enclave pales­tini­enne. Wafa’ y est née, elle y a de la famille, des col­lègues. Israël mène à Gaza « une guerre géno­cidaire », assène-t-elle. Début novem­bre, sept expert·es de l’ONU aler­taient déjà : « Le peu­ple pales­tinien court un grave risque de géno­cide. »

Wafa’ demande à un col­lègue de pren­dre des cap­tures d’écran du compte X de l’ONG, pointant des mes­sages de men­aces émanant de « groupes sion­istes ». « On les bloque, mais ce serait bien de garder des traces. Je n’y accorde pas trop d’attention, mais claire­ment, ça fait peur. » Tout au long de la con­ver­sa­tion, la Pales­tini­enne de 51 ans oscille. Par­fois, son franc-par­ler et ses traits d’humour typ­ique­ment gaza­ouis pren­nent le dessus. Puis la colère tran­spire, sa voix de fumeuse, énergique, s’étiole un peu, trahissant l’angoisse abyssale qui ne la quitte plus depuis le 7 octo­bre. Après les mas­sacres com­mis par le Hamas et des com­bat­tants pales­tiniens en Israël, puis le car­nage des bombes israéli­ennes en repré­sailles sur Gaza, il y a d’abord eu le choc. Les pre­miers jours à pleur­er, à appel­er la famille. « J’étais brisée. On n’arrivait à rien faire. C’était trop dur », se sou­vient Wafa’. Au bout d’une semaine, elle a con­tac­té les jour­nal­istes sur place : les 400 femmes du club que Filas­tiniy­at tient à Gaza, et elles ont lancé un fonds d’urgence. « Au moins, j’ai eu le sen­ti­ment que je n’étais plus juste spec­ta­trice. »

La charge de l’information repose sur les palestinien·nes

 

Wafa’ a créé Filas­tiniy­at en 2005, en Cisjor­danie d’abord, avant de l’implanter aus­si à Gaza en 2009. À l’époque, la jeune femme, qui a fait des études de poli­tique et développe­ment aux Pays-Bas, mil­i­tait dans les organ­i­sa­tions fémin­istes et de jeunesse. « En Pales­tine, la ques­tion du fémin­isme et des rap­ports de genre est très con­trainte par la sit­u­a­tion colo­niale », analyse Flo­ra Gon­seth Yousef, doc­tor­ante en soci­olo­gie à Paris 8 Vin­cennes-Saint-Denis, dont la thèse porte sur l’activisme des femmes dans les mobil­i­sa­tions anti­car­cérales pales­tini­ennes. Wafa’ abonde. Les dis­crim­i­na­tions de genre ne sont pas pro­pres à la société pales­tini­enne, dit-elle : « C’est un sys­tème qui ronge tout le monde arabe. Le monde entier, en fait ». Sauf qu’en plus, pré­cise-t-elle encore, « moi [en tant que Pales­tini­enne], je fais face à une occu­pa­tion qui men­ace ma présence ».

Les jour­nal­istes palestinien·nes doc­u­mentent la vio­lence de cette sit­u­a­tion colo­niale. En près de vingt ans, l’ONG de Wafa’ en a for­mé des cen­taines, à qui elle four­nit aus­si du matériel. Filas­tiniy­at tra­vaille avec un réseau de pigistes dont elle dif­fuse le tra­vail à tra­vers des parte­nar­i­ats et via son agence de presse interne, Nawa. « Avant cette guerre géno­cidaire, les femmes jour­nal­istes récla­maient du sou­tien psy­chologique et des for­ma­tions », souligne Wafa’. Dans l’enclave sous blo­cus depuis 2007, il était qua­si impos­si­ble d’avoir accès à des men­tors venus d’ailleurs, de se renou­vel­er au con­tact d’autres cul­tures. En plus de cela, la guerre rôdait, et dévas­tait l’enclave à inter­valles réguliers. En Cisjor­danie, les jour­nal­istes cou­vrent régulière­ment enter­re­ments et affron­te­ments. Les crimes com­mis par l’armée israéli­enne font rarement l’objet d’enquêtes et sont encore moins véri­ta­ble­ment sanc­tion­nés. Tout cela laisse des mar­ques.

Aujourd’hui, Filas­tiniy­at four­nit une aide matérielle néces­saire­ment insuff­isante à Gaza : des cartes SIM virtuelles d’opérateurs étrangers pour con­tourn­er le blocage des com­mu­ni­ca­tions, une tente pour que les femmes jour­nal­istes aient un peu d’intimité… Depuis le 7 octo­bre, la bande de Gaza est fer­mée aux jour­nal­istes étranger·es. Rapi­de­ment après le début de la guerre, les organ­i­sa­tions de défense des droits humains ont aus­si cessé d’envoyer leurs chercheur·euses sur le ter­rain, esti­mant que c’était trop dan­gereux. « Les seul·es qui doc­u­mentent aujourd’hui ce qui se passe sont les jour­nal­istes palestinien·nes, sous les bom­barde­ments con­stants », martèle Wafa’.

Une guerre contre les journalistes

 

Der­rière ses écrans à Ramal­lah, Bara’ Alqa­di, le respon­s­able des réseaux soci­aux âgé de 31 ans, récep­tionne leurs pro­duc­tions. Cas­quette noire vis­sée sur le crâne, il choisit ses mots avec soin. On sent une rage sourde en lui. Le tra­vail des jour­nal­istes, mal­gré les con­di­tions, est d’une qual­ité « excep­tion­nelle », souligne-t-il à plusieurs repris­es. Cer­taines ne sont pas ren­trées dans leur famille depuis des semaines. « Elles risquent d’être visées jusque dans leur mai­son. Par­fois, elles met­tent leurs enfants quelque part et ne vien­nent plus les voir, de crainte que l’endroit soit bom­bardé parce qu’elles s’y trou­vent. Ce ne sont pas des peurs sans fonde­ments, c’est déjà arrivé », insiste le jeune homme, ses grands yeux noirs se détachant un instant des écrans. Il cite l’exemple de Rosh­di Sar­raj (1), jour­nal­iste très con­nu à Gaza, qui col­lab­o­rait avec plusieurs médias français, ou Sari Man­sour et Sal­im Has­souneh (2) qui tra­vail­laient pour l’agence de presse locale pales­tini­enne Quds News Net­work. Chaque fois, « seul l’appartement où ils se trou­vaient a été visé, pas le reste de l’immeuble, pré­cise Bara’. Dans les man­i­fes­ta­tions en Cisjor­danie, les reporters et repor­tri­ces qui se met­tent sur le côté sont mal­gré tout pris·es pour cible. Ce n’est pas nou­veau que les Israélien·nes visent les jour­nal­istes pour les tuer ». Le jeune homme retourne à ses écrans ; une des jour­nal­istes vient de lui envoy­er un mes­sage per­son­nel. Les bom­barde­ments sont intens­es, elle n’arrive pas à tra­vailler, s’excuse-t-elle. Bara’ est aus­si par­fois le déposi­taire de ce que les jour­nal­istes ne peu­vent con­fi­er à leurs proches, pris·es elles et eux aus­si dans l’horreur de la guerre.

« J’ai été réveil­lée par la voix de mon enfant qui récla­mait un bout de pain. Je n’avais rien à lui don­ner mais il ne me croy­ait pas. Il a crié plus fort et les autres se sont réveil­lés, ils se sont mis à chercher un quignon qui aurait été oublié dans un coin de la cui­sine. Com­ment Omar, 4 ans, peut-il com­pren­dre qu’Israël nous affame ? » Dans un arabe très imagé, la jour­nal­iste gaza­ouie de Filas­tiniy­at Marah Elwadiya décrit en détail, dans une série de mes­sages envoyés sur What­sApp à La Défer­lante, son quo­ti­di­en enfer­mé dans la peur, la faim et le trau­ma­tisme. Sur sa page Insta­gram, avant les pho­tos pris­es pen­dant la guerre, appa­raît une tout autre Gaza. Des por­traits de Marah, souri­ante, son voile élégam­ment assor­ti à ses tenues, avec son mari ou son fils, à la plage, à la piscine. Un café plein à cra­quer où femmes et hommes bondis­sent de leurs sièges pour applaudir la vic­toire du Maroc à un match de la Coupe du monde 2022. Au milieu de ces images heureuses sur­git déjà aus­si une vidéo de son fils effrayé par un bom­barde­ment lors d’une offen­sive israéli­enne sur Gaza en mai 2023.

Marah a com­mencé à étudi­er le jour­nal­isme en 2008. Le 27 décem­bre cette année-là, Israël lance sa pre­mière opéra­tion mil­i­taire d’ampleur con­tre Gaza après l’arrivée du Hamas au pou­voir en 2007. « Depuis, c’est comme si j’étais née dans la guerre », nous dit-elle. Début décem­bre, elle en était à son six­ième déplace­ment for­cé (3) en deux mois. « Tra­vailler ici relève du jamais-vu. Il n’y a pas d’électricité, ni Inter­net, aucun trans­port, pas de moyens de com­mu­ni­ca­tion ou d’équipements de sécu­rité adéquats. C’est lourd et douloureux aus­si d’un point de vue émo­tion­nel. Nous vivons les his­toires que les gens parta­gent avec nous comme si elles étaient les nôtres, nous enten­dons les détails de chaque perte. Le deuil d’enfants, de pères, de mères, de frères et de sœurs. Des foy­ers emportés. Nous mémorisons les his­toires des disparu·es et nous encais­sons. »

 

Les jour­nal­istes Hala Asfour (à gauche) et Bouthaï­na Harara (à droite) devant l’hôpital Nass­er. La pre­mière est indépen­dante, la sec­onde tra­vaille pour un média jor­danien. Blessée par un tir d’obus et plusieurs fois évac­uée, Bouthaï­na Harara cou­vre le con­flit dans les hôpi­taux.

Travailler dans la peur

 

Comme tous·tes les Gazaoui·es, les jour­nal­istes vivent ce deuil per­ma­nent dans leur chair ; cer­taines jour­nal­istes de Filas­tiniy­at ont per­du des mem­bres de leurs familles. « Je suis une sur­vivante acci­den­telle de la spi­rale de la mort orchestrée par Israël qui nous enserre », con­state Marah. Sa con­sœur Bouthaï­na Harara (en pho­to page 9), une jour­nal­iste indépen­dante qui fait égale­ment par­tie du réseau Filas­tiniy­at, a été blessée avec son mari et ses trois enfants dans un tir d’obus qui a touché la mai­son où elle était réfugiée à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza. Elle a dû fuir une nou­velle fois avant d’atterrir à Rafah, à la fron­tière égyp­ti­enne – sa neu­vième évac­u­a­tion en deux mois.

« J’ai la trentaine, et mes cheveux blan­chissent déjà du fait de la peur et de tout ce que j’ai vu en pho­tographi­ant les hor­reurs des crimes de l’occupation israéli­enne », écrit-elle dans un long mes­sage à La Défer­lante. Bouthaï­na cou­vre le con­flit dans les hôpi­taux, rap­por­tant l’effondrement du sys­tème de san­té : visé par les attaques israéli­ennes et inca­pable de faire face à l’afflux con­stant de blessé·es graves. Quand elle est sur le ter­rain, elle est rongée par l’angoisse que les sien·nes meurent dans un bom­barde­ment loin d’elle.


« Il existe un savoir qui a été con­stru­it par les fémin­istes pales­tini­ennes, capa­bles d’aller chercher la trans­for­ma­tion là où elle est pos­si­ble. »

Flo­ra Gon­seth Yousef, doc­tor­ante en soci­olo­gie à Paris 8


 

« À cause de la peur, mes règles sont dev­enues douloureuses, mon cycle men­stru­el me fatigue beau­coup », con­fie-t-elle. Mi-novem­bre, une autre jour­nal­iste gaza­ouie, Hind Khoudary, twit­tait déjà : « Trois de mes amies et moi-même avons eu nos règles deux fois en 42 jours. Nous sommes stressées, frus­trées et angois­sées. » Trois semaines plus tard, elle rap­por­tait qu’elle ne trou­vait plus de servi­ettes hygiéniques. Bouthaï­na fait la queue pour accéder à la salle de bains dans les apparte­ments ou les abris qui débor­dent de déplacé·es. L’eau se fait rare. Elle passe des jours sans pou­voir pren­dre une douche, elle ne peut pas laver ses vête­ments. Il n’y a plus d’analgésiques, elle n’a rien sous la main pour soulager les cram­pes men­stru­elles.

Ces réc­its font écho aux témoignages recueil­lis à Jénine, dans le nord de la Cisjor­danie, par la chercheuse pales­tini­enne Nadera Shal­houb-Kevorkian lors de la sec­onde intifa­da (2000–2005). Pen­dant l’invasion de l’armée israéli­enne, ouvrir les fenêtres sig­nifi­ait pos­si­ble­ment s’exposer aux tirs ; bouger d’une pièce à l’autre était dan­gereux. Une Pales­tini­enne racon­tait s’être retrou­vée coincée avec sa belle-fille qui saig­nait abon­dam­ment après son accouche­ment et avec d’autres femmes qui avaient leurs règles. La pièce avait été envahie par l’odeur du sang. « Je savais per­son­nelle­ment qu’être une femme était une malé­dic­tion, mais je n’imaginais pas que c’était à ce point », avait-elle con­clu.

La repor­trice indépen­dante Hala Asfour doc­u­mente les con­di­tions de vie des femmes déplacées par la guerre. Ici dans les camps près de l’hôpital Nass­er. Entre le 7 octo­bre et la fin novem­bre 2023, près de 800 000 femmes et enfants avaient été déplacé·es dans la bande de Gaza.

Une « violence coloniale de genre »

 

Israël exerce une « vio­lence colo­niale de genre » con­tre les Pales­tini­ennes, souligne Flo­ra Gon­seth Yousef, qui rap­porte par exem­ple que les pris­on­nières n’ont pas accès à des con­sul­ta­tions gyné­cologiques. À Gaza, les femmes sont qua­si­ment absentes des rangs des com­bat­tants du Hamas qu’Israël a désignés comme sa cible. Pour­tant, depuis le 7 octo­bre, elles sont « sur­représen­tées par­mi les mort·es », remar­que la chercheuse. Elle dénonce une sit­u­a­tion « aux dimen­sions apoc­a­lyp­tiques. Les accouche­ments par césari­enne sans anesthésie, la con­di­tion de réfugiée qui, on le sait, aggrave les vio­lences de genre. Alors que sur l’offensive [du Hamas] du 7 octo­bre, il y a déjà plein de dis­cours qui dis­ent : “Il faut pren­dre en compte les crimes qui ont été spé­ci­fique­ment com­mis con­tre les femmes”, ça m’interpelle que, dans le con­texte de Gaza, ces dimen­sions-là, qui ren­dent un con­flit plus hor­ri­ble, soient invis­i­bil­isées, notam­ment par des organ­i­sa­tions qui sont cen­sées avoir comme pri­or­ité le droit des femmes. »

Plus glob­ale­ment, la soci­o­logue cri­tique l’approche des États et insti­tu­tions étrangères qui finan­cent en par­tie la société civile pales­tini­enne, notam­ment les mou­ve­ments pour les droits des femmes. Ils ont eu ten­dance à « dépoli­tis­er tout le secteur asso­ci­atif, parce qu’ils ont bien com­pris com­bi­en ce secteur a été à la pointe de la lutte et des mobil­i­sa­tions col­lec­tives pen­dant la pre­mière intifa­da », explique-t-elle. La plu­part des bailleurs vont ain­si indi­vid­u­alis­er la ques­tion fémin­iste en Pales­tine, notam­ment pour éviter de l’aborder dans le con­texte plus large de la vio­lence colo­niale israéli­enne et de son impact sur les femmes : « On ne va par­ler que de la vio­lence intra-pales­tini­enne et cela va don­ner une image peu reluisante de la société pales­tini­enne. » Cette dernière est, à de nom­breux égards, con­ser­va­trice. Mais « on ne peut pas com­par­er le con­ser­vatisme pales­tinien avec le con­ser­vatisme aux États-Unis, note encore Flo­ra Gon­seth Yousef. Ce ne sont pas les mêmes dynamiques poli­tiques et sociales. On est dans une société de la survie, en proie à une vio­lence extrême. » Qui doit, d’une cer­taine manière, se con­serv­er pour ne pas dis­paraître sous la dom­i­na­tion colo­niale. « Il faut voir ce qui bouge de l’intérieur. Il existe un savoir qui a été con­stru­it par les fémin­istes pales­tini­ennes, capa­bles d’aller chercher la trans­for­ma­tion là où elle est pos­si­ble », con­clut la chercheuse.

À Ramal­lah, Wafa’ con­naît bien les ambiva­lences de ces bailleurs occi­den­taux. Alors qu’elle rem­balle ses affaires, elle emporte avec elle une énième demande de finance­ment d’urgence qu’elle rem­pli­ra prob­a­ble­ment dans la nuit au lieu de dormir. « Partout dans le monde, les femmes doivent se bat­tre au sein de leur société. Mais les Pales­tini­ennes doivent se bat­tre con­tre d’autres stéréo­types. Dans le monde arabe, on nous iden­ti­fie comme les mères et les sœurs des mar­tyrs et des pris­on­niers… Ils nous voient comme des héroïnes parce qu’on appar­tient à des hommes héroïques. En Occi­dent, on veut nous appli­quer les pro­grammes [de dérad­i­cal­i­sa­tion] qu’on met en œuvre en Égypte ou en Syrie, voire en Afghanistan. Mais le com­bat pales­tinien est spé­ci­fique du fait de l’occupation ! », explique-t-elle. Elle hausse la voix en reprenant les clichés ori­en­tal­istes qu’elle sent peser sur ses épaules depuis des décen­nies – celui de la femme arabe, for­cée de porter le voile, pris­on­nière de son foy­er. Puis elle ajoute fière­ment : « Je suis là, moi, musul­mane, pales­tini­enne, arabe. Et pour­tant, je suis arrivée à un point où, peut-être, des mil­liers de femmes en Occi­dent ne sont jamais par­v­enues. » •

Reportage réal­isé par Clothilde Mraf­fko à Ramal­lah en décem­bre 2023. Jour­nal­iste instal­lée à Jérusalem, elle observe les trans­for­ma­tions de la société pales­tini­enne en Cisjor­danie, à Gaza, en Israël et dans la dias­po­ra. Elle col­la­bore au Monde et à Ori­ent XXI. Ce reportage a été édité par Diane Milel­li. La Défer­lante remer­cie Bara’ Alqa­di, Éléonore Fal­lot et Anne Roy pour leur aide.

Reportage pho­to réal­isé par Hala Asfour, jour­nal­iste pales­tini­enne indépen­dante. Depuis le début de la guerre qui rav­age Gaza, elle doc­u­mente le sort des déplacé·es, basée à l’hôpital Nass­er, à Khan Younès, dans le sud de l’enclave. Elle fut assistée de Moham­mad Sala­ma pour La Défer­lante le 24 décem­bre 2023 à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza.

75 ans d’occupation

En 1948, plus de 700 000 Palestinien·nes sont expulsé·es lors de la créa­tion de l’État d’Israël. À par­tir de 1967, après la guerre des Six Jours, Israël occupe Gaza et la Cisjor­danie dont Jérusalem-Est, et y installe ses habitant·es en créant des colonies, en vio­la­tion du droit inter­na­tion­al. Sur un même ter­ri­toire, les Israélien·nes jouis­sent de la loi civile et les Palestinien·nes sont soumis·es à la loi mil­i­taire israéli­enne.
En 1987 éclate la pre­mière intifa­da, un soulève­ment pop­u­laire pales­tinien vio­lem­ment réprimé par l’armée israéli­enne. En 1993 sont signés les accords de paix d’Oslo, et l’Autorité pales­tini­enne (AP) est créée, cen­sée être un pre­mier pas vers un État pales­tinien indépen­dant. Mais en 2000, l’échec du proces­sus de paix débouche sur la sec­onde intifa­da, encore plus sanglante que la pre­mière.
En 2005, le Pre­mier min­istre israélien, Ariel Sharon, décide le retrait des troupes armées et des colonies israélien·nes de Gaza. Un an plus tard, le mou­ve­ment islamiste du Hamas rem­porte les élec­tions lég­isla­tives pales­tini­ennes. En 2007, les fac­tions pales­tini­ennes se déchirent, et le Hamas prend le con­trôle de Gaza.
L’AP, seul représen­tant des Palestinien·nes recon­nu par la com­mu­nauté inter­na­tionale, gou­verne sans pou­voir en Cisjor­danie, où l’État d’Israël inten­si­fie
la coloni­sa­tion et la répres­sion. À Gaza, l’État hébreu pense con­tenir le Hamas en alter­nant frappes mil­i­taires et allège­ments à la marge du blo­cus. Jusqu’au 7 octo­bre 2023, jour où les com­bat­tants du mou­ve­ment islamiste lan­cent une attaque sur le ter­ri­toire israélien, y com­met­tant des mas­sacres et tuant 1 140 per­son­nes.


(1) Rosh­di Sar­raj a été tué lors d’un bom­barde­ment de la ville de Gaza, le 22 octo­bre. Sa femme et sa fille de quelques mois ont été blessées.

(2) Sari Man­sour, 32 ans, et Sal­im Has­souneh, 28 ans, ont été tués le 18 novem­bre dans un bom­barde­ment israélien sur le camp de réfugié·es d’Al Bureij, dans le cen­tre de la bande de Gaza. Selon Reporters sans fron­tières, Sal­im Has­souneh avait reçu la veille une men­ace de mort liée à son tra­vail.

(3) À plusieurs repris­es l’armée israéli­enne a largué des tracts pour som­mer la pop­u­la­tion gaza­ouie de se déplac­er à l’intérieur de l’enclave, entraî­nant des évac­u­a­tions répétées vers le sud dans des con­di­tions de sécu­rité et de survie effroy­ables.

Clothilde Mraffko

Journaliste arabisante, elle est installée depuis cinq ans à Jérusalem d’où elle observe les transformations de la société palestinienne en Cisjordanie, à Gaza, en Israël et dans la diaspora. Elle collabore notamment au Monde et à Orient XXI. Voir tous ses articles

Avorter : Une lutte sans fin

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